Vénus et Adonis

Parmi les contributions au livre de Marie-Christine Masset D’une rive à l’autre (éditions Tituli, 2023), il y en a une qui m’enchante : celle de Vénus Khoury-Ghata.

Cette poète franco-libanaise fait régulièrement le pont entre l’Arabe et le Français, ce qui lui fait adopter des positions très nettes.

La langue arabe est sentimentale, dit-elle, et la langue française est devenue au cours du temps plus sèche, conceptuelle, précise. Pour passer de l’arabe au français et ne pas perdre l’âme du texte, il faut donc élaguer, rogner. Lorsqu’elle traduit en français le poète syrien Adonis, elle ne garde, dit-elle, qu’une métaphore sur deux et un adjectif sur trois. Mais étant le traducteur arabe de sa poésie à elle, Adonis se venge en y ajoutant les ornements qui conviennent au génie de sa langue.

Titien, “Vénus et Adonis” (détail), Madrid, musée du Prado

Ceci donne de drôles de dialogues entre eux :

M’ayant accusée d’avoir trop élagué son poème, Adonis m’a un jour lancé : “C’est comme si je commandais une sole dans un restaurant et qu’on m’apporte une arête dans mon assiette.” ” Pourquoi tu renverses mon poème ? Pourquoi tu commences par la fin ?” ai-je protesté à mon tour.

Traduire un poème revient à produire de la pluie avec un morceau de nuage, dit-elle pour terminer.

Voilà ce qui se passe « quand les poètes traduisent les poètes », selon le sous-titre  approprié du livre de Marie-Christine Macé.

Vénus Khoury Ghata et Adonis. Photo Ambassade du Liban à Paris

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Dans le Passage

Dans le Passage qui mène à Carrefour city, je vois arriver — si on peut dire arriver — un vieil homme chancelant, appuyé d’une main sur le mur et tenant de l’autre une canne sans savoir l’utiliser.

Je lui propose mon bras et nous convenons que je l’emmène jusqu’au bout du Passage. Il me dit : « Ensuite je prendrai le métro pour boire mon café à Saint-Ambroise ».

À mesure que nous avançons — si on peut dire avancer — il m’explique qu’il habite au n°11 avec son frère jumeau et qu’il est atteint, depuis une dizaine d’années, d’une maladie évolutive handicapante, « alors que lui n’a rien. » (Comme il est injuste d’être le mauvais jumeau…)

Mètre après mètre son projet de Saint-Ambroise me semble plus irréalisable et je crois que lui aussi commence à s’en apercevoir. Je lui demande : « Vous êtes sûr que vous vous sentez en forme pour descendre les escaliers du métro ? ». Je dis aussi des choses comme : « Il y a des jours où ça va mieux que d’autres, vous ne devriez peut-être pas forcer aujourd’hui… » Il reconnaît qu’il est déjà tombé récemment et je le vois de plus en plus préoccupé, sombre. Peut-être se dit-il qu’il est entré dans une phase de sa maladie qui l’empêchera à tout jamais de prendre le métro.

Son bras est lourd et le Passage ne m’a jamais semblé aussi long.

Je l’installe sur une chaise du boulevard pour qu’il appelle son frère. Quand je reviens de Carrefour city la chaise est vide.

Il m’a dit son âge, c’est le mien.

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« Un léger désespoir »

C’est le titre d’un livre récent de Jacques Ancet.

Fidèle à  ma pratique, je l’ai ouvert au Marché de la poésie à n’importe quelle page et suis tombée sur :

Couché, on croit savoir mais on n’en sait pas plus.
La nuit

Ne porte pas conseil. Au contraire. Elle vous met la
tête à l’envers.

Un élan d’affection m’a donné un petit rire et j’ai lu la première page. Je ne comprends pas toujours pourquoi les poètes parsèment leurs pages d’espaces blancs, mais j’en ai trouvé ici la nécessité évidente. Celle des majuscules aussi, comme autant de petits départs.

J’ai acheté le livre. De tous ceux que j’ai achetés la semaine dernière (maintenant presque tous lus), c’est celui qui me touche le plus.

L’exergue, de Paul Valéry, dit : La beauté c’est ce qui nous désespère.

On est loin de la célèbre phrase d’un personnage de Dostoïevski — un peu vite attribuée à son auteur — et qu’on se répète pour se rassurer : La beauté sauvera le monde.
La beauté n’a jamais rien sauvé et ne sauvera jamais rien.

Ce n’est pas une raison pour ne pas chercher à la frôler :

La beauté est trop violente comme la douleur. Ne la regarde pas.
Ou si tu la regardes, oublie ce que tu vois, garde seulement
Les ombres et la lumière avec ce qui fuit et que tu ne reconnais plus.
Garde le vent qui t’enveloppe mais que tu ne vois pas.
Tu ne sens que ce frôlement et ce léger désespoir qui te guette toujours…

J’en resterai là pour aujourd’hui car ce blog doit rester, lui aussi, léger comme un petit coup de patte
(mais je tiens en réserve d’autres commentaires pour ici ou pour ailleurs).

 

 

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Éditions bilingues

Assise dans le beau patio du Musée provincial de Huesca, je lisais l’autre matin le dernier livre du poète récemment disparu Ángel Guinda (Saragosse 1948 – Madrid 2022), publié par les éditions de poésie Olifante en version bilingue espagnol-français.

Me he fumado la vida / como el tiempo se me ha fumado a mí, (…) dit la page de gauche.
J’ai fumé la vie / comme le temps m’a fumé aussi, (…) dit la page de droite.

J’avais apporté un cahier, et je me suis amusée à écrire un premier jet de traduction de quelques poèmes, en prenant soin de ne pas lorgner sur le texte français comme je faisais enfant pour les versions latines. Puis j’ai comparé ça avec la traduction de Carole Gabriele qui, comme on le voit sur la couverture, a remporté un prix pour ce travail. J’ai remarqué :  «Tiens, moi j’avais mis J’ai fumé ma vie, et non la vie… Guinda était un grand fumeur, paraît-il. Il a fumé sa vie comme sa cigarette. C’est la succession des m dans fumé ma vie qui a rebuté Carole Gabriele ? Ou le fait que me en espagnol n’est pas dans ce cas une marque forte de possessif ? »

J’ai trouvé l’exercice intéressant et me suis sentie d’accord avec l’éditrice Trinidad Ruiz Marcellán que j’ai ensuite rencontrée au Salon du livre de Saragosse. Elle développe en ce moment une collection bilingue, mais uniquement avec des langues relativement proches de l’espagnol, ou familières au lecteur : « Je ne me lancerai pas dans une édition arabe-espagnol ou chinois-espagnol, par exemple, avec des caractères que trop peu de lecteurs sont aptes à déchiffrer ».

De retour à Paris je suis allée au Marché de la Poésie. Dans le livre dirigé par Marie-Christine Masset, D’une rive à l’autre, j’ai trouvé une contribution qui m’a beaucoup amusée : celle d’Antonio d’Alfonso, qui est poète, cinéaste, essayiste, éditeur, traducteur. Il est canadien malgré son nom latin, et refuse vigoureusement de publier en bilingue :

Vous savez, le texte original sur la page de gauche, et la traduction sur celle de droite. Très rarement, j’ai mis le texte original, parce que la plupart du temps ce texte est utilisé comme une dynamite pour détruire la traduction, sans même jamais mentionner la qualité de la poésie. Les critiques de traduction sont les ennemis des traducteurs, et non des chercheurs sensibles de l’inconnu.

Quand sa fureur se calme un peu il dit aussi :

Pourquoi une traduction ne serait-elle pas une lecture des multiples autres possibles d’un poème ? Même si elle est fausse ? Il y a un nombre infini de façons de traduire un vers. Qui est à même de juger quelle version est la bonne ? (…) La poésie est la seule à même de juger la poésie. (…) Le traducteur est l’interprète de l’inconnu, un voyageur dans le temps, un voyageur des langues et des pays.

Comme pour illustrer ces propos, voici un livre qui donne quarante versions françaises du poème de Leopardi L’Infini. C’est à la fois du bilingue, car la version originale italienne est donnée au début, et du « quadragintalingue », tant chaque poète possède sa manière propre de l’interpréter. Entre la version de Sainte-Beuve (1844) : J’aimai toujours ce point de colline déserte… et celle de Philippe Di Meo : Toujours chère me fut cette colline solitaire… (publiée, comme le livre, en 2018), il y a trente-huit aventures différentes de langue et de poésie.

 

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Un cygne et une pâquerette

Je lis dans les Carnets de Jean Follain : « Que de choses nous ignorons. Moi je ne sais reconnaître ni les arbres ni le chant des oiseaux. »

C’est un aveu qu’il a fait, dit-il, lors d’une promenade un peu avinée aux Buttes-Chaumont avec Drieu La Rochelle.

Imaginons que c’est le lendemain, en repensant au lac des Buttes-Chaumont, qu’il aurait écrit ce poème, que je pioche dans Exister :

L’Ile
Sur l’étang du château
reste une île
où se tiennent les vieux cygnes
elle n’est utile qu’à leur repos
nulle femme ne s’y cache plus
ni par amour ni par calcul
la pâquerette y sort de terre
et la lenteur s’y résume.

Réjouissons-nous alors de son ignorance en botanique et en ornithologie.  Quelques vieux cygnes, une pâquerette (et une assonance hardie) suffisent à sa poésie.

 

 

 

 

 

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Après…

Il y a des petits mots dont le sens se restreint d’un côté pour s’étendre d’un autre.
C’est le cas de après.

On n’entend plus trop l’expression populaire : “J’ai accroché ma veste après le porte-manteau”, au lieu de “sur le porte-manteau”.

Mais un nouvel après, sans nom derrière, s’entend dans les bureaux, dans les magasins, dans les cafés, dans l’autobus, dans la rue, dans toutes les conversations quotidiennes, et je viens de l’entendre à la radio au cours d’une émission de gastronomie où le cuisinier continuait par :… Bon, voilà. Ce qui donnait quelque chose comme : “Moi je travaille avec des ingrédients comme ça. Après… Bon, voilà”.

Autre exemple fréquent de l’emploi de ce mot : “Moi je vous dis ça pour vous conseiller. Après…” Ici, pause dans laquelle est sous-entendu : « Vous faites ce que vous voulez ». Il faut insister sur la dernière syllabe mais pas trop : aprèès ; et la faire suivre d’un petit silence ‒ cou légèrement tendu, sourcils ou épaules haussés. Mais pas trop.

Je ne sais pas bien la catégorie grammaticale de cet après qui n’est pas une préposition : entre adverbe  de temps (mais pas vraiment), et conjonction (vaguement synonyme de mais sans franche opposition, plutôt une légère restriction).

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Allons ailleurs

« Je sens comme un allons plus loin »,

disait Proust devant ses manuscrits et paperoles.
Mais il y a des moments où on sent plutôt comme un “allons ailleurs”

Et Adelheid Duvanel, c’est un ailleurs.

Je viens de découvrir cette écrivaine suisse de Bâle (1936-1996) dont je parlerai peut-être un jour plus longuement.

La Maison disparue est un recueil d’instantanés de vies minuscules, avec des gens qui ont des absences, des dissonances, prennent une chose pour une autre dans un déséquilibre secret et fondamental. Les récits de deux à quatre pages ont des titres comme : Sansmoi ; Petit lapin dans la fosse, et certains personnages des noms étranges et attirants : Hubert Pleinement.

L’écriture, dans ses sauts, peut rappeler un tout petit peu celle de Robert Walser. En moins gai, et en plus directement − quoique discrètement – douloureux, grave, bizarre, replié sur soi.

Une sorte de musique qui ne se laisse pas oublier.

Voici par exemple un début :

Dans ma tête, je suis encore et toujours dans le train ; le paysage défile à hauteur de mon oeil droit : la forêt rend le brouillard encore plus sombre. Parfois, dans un virage, je vois la tête du train qui s’éloigne en sifflant. Un garçon avec une cage à oiseau dans laquelle se trouve un serpent me regarde. À côté de lui est assise une fille plus âgée. J’imagine que la fille a honte parce que son petit frère transporte un serpent dans la cage à oiseau.

Catherine Fagnot, la traductrice, parle avec justesse et affection de la substance particulière de ces textes dans un article du Matricule des Anges de 2018 que je mets ici en lien :

https://lmda.net/2018-03-mat19107-chronique_traduction

 

 

 

 

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Peu de lieux

Peu de lieux suffisent à une vie et aux plus longs voyages… Peu d’espace, même, pourvu qu’il soit tout l’espace.

Pierre Peuchmaurd, Émail du monde

J’ai 2 principaux lieux : Paris et Merville

À Paris,
j’entends tous les soirs, dans l’immeuble d’en face, un chien qui hurle. Depuis des années il appelle la mort, et il ne meurt pas.

À Merville,
en remuant des bûches, on est tombé sur un nid. 4 becs grands ouverts, 4 gorges roses attendant la becquée.

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Toucher les livres

Comment touche-t-on les livres qu’on possède ?

Je connais quelqu’un qui les recouvre soigneusement de plastique transparent avant de les avoir lus et qui les replace soigneusement au bon endroit de la bibliothèque après les avoir lus.

C’est loin d’être mon cas. Mais je ne les pose jamais ouverts à l’envers et je n’écorne jamais les pages. Je me débrouille pour trouver un marque-page, par exemple un ancien billet de spectacle qui me rappelle des bons souvenirs.

J’ai l’habitude de souligner ou de noter d’une croix au crayon les passages qui me plaisent.
Au crayon, pas à l’encre. J’écris parfois sur des post it, mais pas souvent. J’ai un cahier de notes, plutôt.

Autrefois j’avais des scrupules à mettre ainsi des croix sur mes livres, mais je me suis aperçue, quand je les reprends à plusieurs années d’écart, que je ne change pas, que ce sont toujours les mêmes choses qui attirent mon attention. Et comme on n’a pas le temps de tout relire…

Il y a des pratiques nettement plus désinvoltes que les miennes : à l’heure de la réédition des œuvres de Céline en Pléiade, je ris d’une anecdote rapportée par Nathalie Piegay-Gros dans Le Lecteur : un homme découpait avec des ciseaux dans les livres qu’il lisait tout ce qui lui déplaisait. Il avait ainsi gardé moins de 10 pages du Voyage au bout de la nuit.

Nathalie Piegay-Gros cite aussi un passage du Livre à venir de Blanchot. Je n’ai pas le livre sous la main mais quelques extraits dans mon cahier :

Le livre n’est pas fait pour être respecté. La lecture est un bonheur qui demande plus d’innocence et de liberté que de considération. (…) Le lecteur peut se livrer à une lecture légère comparable à une danse autour du texte qui annonce le bonheur de la lecture (…).

À suivre.

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Sur la Florence d’Annick Farina

Quel touriste studieux voit-on encore consulter son long guide vert ou son gros guide bleu quand tant d’applis font si bien l’affaire ?

Mais :


La collection Villes en v.o. à laquelle appartient le livre d’Annick Farina n’est pas un guide quelconque. C’est un voisin de table joyeux, ou un livre de chevet que l’on aime trouver le soir en rentrant chez soi.

Ses entrées sont alphabétiques : à chaque lettre correspond un mot-clé pour la ville, avec des explications illustrées par un ou plusieurs textes courts d’artistes, poètes, romanciers, philosophes qui sont donnés en « v.o », puis en français. Certaines entrées sont des mots qui ont la saveur de la langue de la ville, comme la première, Afa, onomatopée désignant la chaleur humide qui caractérise Florence en été. Non loin de là, une entrée plus savante, Arti del disegno – expression rassemblant les trois arts de l’architecture, de la sculpture et de la peinture – est accompagnée d’un texte de Michel-Ange.
Ce guide amoureux suscite le désir de voir et d’entendre autrement, tout en donnant une résonance à ce que l’on a vu et entendu dans la journée.

Dôme de la cathédrale de Florence, Détail de l’Enfer tiré du blog “Trace ta route”.

L’article Inferno évoque surtout, bien sûr, Dante, avec la citation de quelques vers de la Divine Comédie (XXVI, 1-3) :

Réjouis-toi, Florence, puisque tu es si grande
Que sur terre et sur mer tu déploies tes ailes,
Et que ton nom se répand par l’enfer !

En relisant ces vers, je me revois marchant dans la galerie supérieure de l’immense dôme  de la cathédrale, sous les sabots d’un taureau furieux ou entre les jambes d’un damné…

Un autre jour, je regardais dans un cloître des nuages qui, malgré le petit vent, restaient immobiles sur un ciel bleu pastel, quand j’ai eu l’impression que le temps s’était arrêté comme sur les peintures et que je resterais là éternellement. Seuls des passages d’hirondelles, de temps en temps, me rappelaient à la réalité. Le soir, l’article Cielo me donnait des phrases émerveillées de Claudel et d’importantes explications sur Galilée et  les mouvements des corps célestes.

Détail du tableau “Una burla del Piovano Arlotto” de Baldassare Franceschini, vu au palais Pitti.

Je me suis fait aussi un ami : Porcellino. Ce sanglier de bronze devant lequel on passe et repasse crache de l’eau sur le Mercato Nuovo, au centre de la ville, et on en trouve ici et là des copies. Annick Farina cite à son sujet un très joli conte d’Andersen intitulé Le Sanglier de bronze.

Un orphelin  déguenillé erre dans Florence, jusqu’au moment où il arrive sur le marché  près de Porcellino qu’il serre dans ses bras :

L’enfant grimpa sur le large dos du brave porc, qui l’avait abreuvé, s’y installa à son aise, reposant sa tête bouclée sur celle de l’animal, et, sans qu’il y prît garde, il s’endormit d’un profond sommeil.

Minuit sonna ; l’animal tressaillit et dit distinctement : “Petit, tiens-toi bien ; je vais prendre mon élan”. Et en effet il partit, et ce fut une singulière course.

Porcellino, original en bronze du musée Bardini

Peut-on imaginer meilleure lecture avant de s’endormir ?

 

 

 

 

 

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