Je regarde ce « Portrait d’une jeune fille » peint par Kokoschka en 1913 et dont le nom n’est pas indiqué sur le cartel. Je vois une adolescente qui n’a pas encore appris l’art de plaire, qui ne sait pas « faire du charme ». Il me semble la comprendre un peu. Pas de décolleté, pas de nœud dans ses cheveux plats. Son bras gauche est tordu, comme atrophié. Le visage est pâle, triangulaire, le regard sérieux, un peu craintif, mélancolique.
Je pense à l’avenir qui l’attend en relisant les réflexions d’un autre Viennois, de cinq ans son aîné, Stefan Zweig, dans Le Monde d’hier :
Pour protéger les jeunes filles, on ne les laissait pas un instant seules. (…) On contrôlait tous les livres qu’elles lisaient et, avant tout, on les occupait constamment afin de les distraire des pensées dangereuses qui auraient pu les assaillir. (…) Une jeune fille de bonne famille ne devait avoir aucune idée de la conformation du corps masculin, ne devait pas savoir comment les enfants viennent au monde, car cet ange ne devait pas seulement se marier vierge de corps, mais aussi l’âme absolument « pure » (…)
Dans l’attente de tout cet inconnu dont elles étaient exclues, elles rêvaient une existence romantique, mais en même temps leur pudeur s’effarouchait que quelqu’un pût découvrir à quel point leur corps aspirait à des caresses dont elles ne savaient rien de précis.
Cette aspiration mêlée de peur, je l’ai connue aussi dans la deuxième moitié du siècle. Mais à mon époque, si les parents nous voulaient “pures”, les amis se moquaient des “pucelles effarouchées”, comme s’il avait fallu détruire en l’espace de quelques mois tout ce que des millénaires d’éducation des filles avaient accumulé.
Le hasard du calendrier des expositions parisiennes me porte aussi vers cette très jeune fille qu’a choisie, un peu moins de vingt ans auparavant, Edvard Munch dans un tableau intitulé plus abstraitement : Puberté (1895). L’adolescente est peinte frontalement, embarrassée de son corps, pieds serrés et mains croisées sur son bas-ventre. La grande ombre violette, comme un personnage fantomatique à sa droite, semble condenser un passé ancestral, préfigurer un avenir menaçant, symboliser l’angoisse imprécise et intense de la Jeune Fille.
Cette fois, c’est à Ibsen qu’avec Giulio Carlo Argan je souhaite me référer :
Le passage de l’état de jeune fille à celui de femme, forcée par son destin à aimer, à procréer et à mourir, n’est pas pour Munch un événement physio-psychologique, mais un problème social : un des thèmes les plus fréquents de la littérature scandinave, d’Ibsen à Strindberg, est précisément celui de la condition sociale de la femme, du lien profond qui l’attache à la nature et à l’espèce, mais qui limite ou empêche sa participation à la vie active et intellectuelle de la société moderne. (…) Cette petite soeur européenne, ou plutôt nordique, des ingénues primitives de Gauguin, a ceci de différent qu’elle redoute son destin : elle sait qu’il lui faudra évoluer au milieu de censures et d’interdictions qui réprimeront ses instincts naturels et limiteront son existence sociale. Le symbole n’est pas situé au-delà de la réalité : il est quelque chose de mort qui se mêle à la vie.
Rien à rajouter.