Choses énervantes

Choses un peu énervantes 

– Les employés de banque qui, lors d’un rendez-vous, ont des problèmes de connectique.
– Le mot connectique, et d’autres mots en -ique.
– Les salons de coiffure qui s’appellent Nathalie (il y en a encore quelques-uns.)
– Les gens qui disent d’un air pénétré : « le Grand Stéphane Mallarmé » ; ou au contraire, gouailleurs : « Ce brave Stéph ».
– L’expression « ça vaut son pesant de cacahuètes », qui repose sur une autre expression : « ça vaut son pesant d’or ». Le redoublement d’ironie me tue l’ironie.
– L’expression : « C’est un peu short ». J’ai dans mon immeuble un copropriétaire qui l’emploie fréquemment (« c’est un peu short, comme appel d’offres »), et qui gonfle son vélo dans la cour de l’immeuble en tongs et bermuda mollasson. Je crois qu’il dit aussi quelquefois : « ça vaut son pesant de cacahuètes »).

Chose très énervante

Perdre un gant.
Quand les chevaliers jetaient leur gant pour provoquer en duel, le récupéraient-ils s’ils étaient vainqueurs ? (Ils manqueraient de panache à le réclamer.)

Chose engendrant un sentiment de mélancolie

Trouver dans le sable par un jour de brume un gant noir inconnu.

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Un singulier palimpseste

Pour L.

Le mot « articide » a été forgé par la poète Aurélie Foglia pour désigner, après la destruction totale de son œuvre peinte par son conjoint en 2018, une sorte d’homicide :
« L’articide, c’est quand l’autre détruit votre oeuvre et veut vous tuer à travers elle. »
 Aurélie Foglia  a créé en 2022, avec Maud Thiria, un « Collectif contre l’articide ».

***

Ce tableau, intitulé Praxitella, que j’ai vu récemment à la Courtauld Gallery à Londres, a été peint en 1921 par Wyndham Lewis (1882-1957), fondateur et chef de file du Vorticisme, mouvement considéré comme un prolongement du cubisme, actif en Grande-Bretagne au début du siècle dernier.

Si l’on en regarde de près la surface, on trouve, à travers certaines craquelures, des traces de pigment rouge.
Intrigués, les responsables de la collection ont fait passer le tableau aux rayons X en 2022, ce qui a donné ceci :

Sous la Praxitella de Lewis se trouvait une toile, intitulée Atlantic city, qu’avaient cherchée les historiens d’art et que l’on croyait perdue. Elle est l’œuvre d’Helen Saunders (1885-1963), une peintre pleinement reconnue dans les milieux de l’art et qui participa à l’exposition inaugurale du Vorticisme.

Voici ce que donne une reconstitution du tableau original :


Un cartel explique : Helen Saunders est entrée en relations avec Wyndham Lewis vers 1912. Tout en menant sa carrière de peintre et en possédant pendant la guerre un emploi à plein temps dans un bureau gouvernemental, elle servait gratuitement d’assistante à Lewis.

Après la guerre, il met fin brutalement à leurs relations.

Des années plus tard ils se revoient occasionnellement. Wyndham Lewis dit que Helen Saunders est  “très douée”, et qu’il la tient en haute estime.

C’est sans doute la raison pour laquelle il a recouvert son oeuvre de sa propre peinture.

Et qu’il a commis, tout en préparant ses couleurs et en accueillant le  modèle de Praxitella, un articide qui ne fut ni vu ni connu pendant un siècle.

 

 

 

 

 

 

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Jeunes Chinois de France (suite)

Tingting

Message de Laurence à ses collègues 

J’ai longuement parlé aujourd’hui avec Tingting qui est complètement au bout du rouleau. Elle est désespérée par ses notes, se trouve « conne » (dixit), d’autant plus qu’elle est une fille, et petite par-dessus le marché. Elle ne comprend rien au lycée et a l’impression de n’avoir plus de cerveau. Elle m’a avoué qu’elle était tombée dans les escaliers vendredi tellement elle était fatiguée, et a TRÈS peur d’être expulsée de France. D’où sa panique totale quand elle voit ses notes car on lui a dit que sa seule chance de rester en France était qu’elle travaille bien.
Je l’ai rassurée comme j’ai pu. Pourrions-nous, chacun à notre manière, l’aider un peu ?

Portrait de Tingting 

Elle est en effet une fille, et petite. Elle a une tête ronde, des yeux ronds, un visage expressif comme celui d’un Pierrot, passant très vite de la joie enfantine au sérieux ou à la douleur. Un visage de film muet qui attache un cinéaste et irrite un sadique.
Tingting, malgré tous ses efforts, n’arrive pas à prononcer le r derrière une autre consonne, en particulier le f ou le v. Sa hantise est le mot février : pendant ce mois, elle n’ose pas prendre un rendez-vous de médecin pour sa mère non francophone et chroniquement malade.

Le destin provisoire de Tingting

Tingting récite pour moi la crrrenouille voulant se faire aussi crrrosse que le bœuf, sourcils froncés, regard féroce, lèvres en avant, voix grondante :

La chétive pécore
S’enfla si bien qu’elle crrrrreva.

Je lui dis : « Je crois que La Fontaine aurait aimé ».

Quelques semaines après le message de Laurence, Tingting apprenait qu’elle était régularisée en France, non parce qu’elle « travaillait bien », mais parce qu’elle était arrivée avant l’âge de 13 ans. Son prestige auprès de certains camarades, arrivés parfois à 14 ans, s’en est trouvé accru. Mengru s’est mise à lui faire des compliments sur ses chaussures.

 

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Jeunes Chinois de France

Tout au long du XXème siècle, puis entre 2000 et 2017, la France a connu une abondante immigration chinoise de personnes venant notamment de Wenzhou, agglomération de la province du Zhejiang, au sud de Shangaï. Beaucoup se sont installés à Paris dans le commerce du textile ou de l’alimentaire.
J’ai enseigné le français à leurs enfants, et j’ai appris à connaître ces adolescents dotés d’un bon sens de l’humour et des réalités, mais discrets, sensibles, en butte à l’agressivité d’autres communautés.
Les observations qui suivent ont été écrites entre 2010 et 2017. Peut-être les choses ont-elles, en cinq-six ans, sensiblement évolué. Je l’espère.

1. Leilei

Je lis la rédaction de Leilei sur le « Rossignol » de Ronsard :
Le poète est un petit oiseau discret du village mais non un grand oiseau que tout le monde connaît comme l’albatros. D’après cela, je sais que le poète est discret. Et moi je préfère d’être discret que d’être brillant.
Tellement discrète, Leilei, que deux mois plus tard elle s’est envolée du lycée, comme trois autres Chinois de la première S.
Vie active, dit-on.

2. Yu

A la fin d’un cours de français, le jeune Yu, dont le « tonton » (je ne sais pas au juste qui sont ces tontons) tient un restaurant ouvert jusqu’à minuit, me confie quand les autres sont partis : J’ai vu un poème dans le métro. Le poème dit : « Quand je serai petit je me mettrai dans un sac plein de plumes ». J’aime ce poème.
(A suivre)

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Et comme en post scriptum du billet précédent

La bouteille

Et si tu n’étais plus
Qu’une bouteille imaginée ?

Bien sûr, la même ligne,
Ta couleur de bouteille,
La lumière au travers,
L’horizon pour patrie.

Parti, ton contenu
De vin, de tourbillon
Versable dans le verre,

Rien qu’un spectacle
Inoffensif.

Guillevic, Sphère, Poésie/Gallimard, p. 41.

 

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Couveuses

« Pour faire de l’eau de vie de poire, m’explique Yves en buvant sa goutte avec son café, on introduit, directement sur le poirier, un bourgeon dans une bouteille que l’on accroche avec une corde à une branche solide, et on attend que le fruit mûrisse. La poire dans cette couveuse pousse plus vite que ses voisines. Quand elle a atteint la bonne taille, on détache la bouteille et on la remplit d’alcool. »

Quelle métaphore tirer de cette pratique ? Quelles poires couve-t-on dans les branches  du monde ?

Et qui boira la goutte ?

 Suggestions de Yomi :

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Picorage de janvier

En lisant Henry James,

je pense à tous ces cadeaux, bons ou mauvais, que nous font, malgré nous, les morts.

***

Sur Simone de Beauvoir

Je crois que son livre La Vieillesse est aussi profond, pertinent et important sur la condition des vieillards que Le Deuxième sexe sur celle des femmes.
Mais j’ai du mal à mourir d’envie de le lire. Autant j’ai été ravie de découvrir à vingt ans qu’on ne naît pas femme, on le devient, autant les analyses du devenir vieillard me rendent morne.

***

Le mouvement poreux et changeant de la pensée

En lisant L’Homme sans qualités de Robert Musil, je savoure la manière dont son esprit revient par des réserves ou des précisions sur ce qu’il vient d’énoncer.
Exemple :
Il développe les pensées que remue son personnage dans plusieurs « couches » de son esprit, puis dit :
Bien entendu, il ne faut pas prendre ces couches à la lettre comme s’il s’agissait de différentes profondeurs, de différents sols entassés les uns sur les autres ; elles sont simplement l’expression du mouvement poreux et changeant de la pensée lorsqu’elle se trouve sous l’influence d’émotions très contrastées.

***

 

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Chacun sa voie

Agnès Desarthe enfant détestait lire, explique-t-elle à Arnaud Laporte lors d’une Affaire culturelle de décembre dernier sur France Culture. D’origine juive moldave par sa mère, elle avait le sentiment que les “grands auteurs” français n’étaient pas pour elle car elle n’était pas assez raffinée. “Ce qui m’a libérée de mes complexes en me donnant une armature conceptuelle, dit-elle avec enthousiasme, c’est la découverte de l’hypertextualité”.

Exactement ce qui m’a paralysée.

Hier soir, à la librairie Le Monte en l’air à Paris, s’entretenaient avec le journaliste Alain Nicolas les deux écrivains Benoît Colboc et Aurélie Olivier, tous deux issus du monde agricole. Quand quelqu’un dans le public a demandé comment ils en étaient venus à la littérature, Aurélie Olivier a dit : « Par la bibliothèque du CDI de mon lycée. Ils avaient sur leurs rayons la littérature de tous les siècles ». Benoît Colboc a dit : « Par un professeur de français qui m’a fait lire Maupassant. J’ai vu que les paysans avaient une présence dans les livres. »
Un enfant qui n’a pas de livres chez lui n’est donc pas obligé de passer par Gérard Genette pour apprécier la littérature.

Ouf.

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Triptyque avec illustrations de Yomi

 

Premier volet : Plath n’importe où hors du monde

En lisant le Journal de Sylvia Plath, je suis frappée par le nombre d’injonctions qu’elle se donne : « Je dois », « je veux », « je désespère de réussir », entre les récits de cauchemars et les poignantes successions d’extases et de chagrins.
Une énergie folle.
Quelque chose dans les pages de ce Journal me faisait penser au début du poème en prose de Baudelaire Anywhere out of the world : « Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit ».
Et justement, je suis tombée par hasard sur ceci, daté du 31 mai 1959 :
J’ai une idée de livre ou de recueil de nouvelles dont le titre serait : « This Earth Our Hospital », et j’espère que personne n’en aura l’idée avant. J’en pleure de joie.

Illustration de Yomi

Panneau central : Mitchell dans le monde

En regardant la vie et l’œuvre de Joan Mitchell, j’ai pensé que, née en 1925, elle aurait pu être une grande sœur de Sylvia Plath (1931). Elles se ressemblent un peu physiquement : cheveux bien coiffés mais sans chignon, vêtements plus élégants chez Plath que chez Mitchell qui, pratiquant une peinture très physique, adopte exclusivement le pantalon. Toutes les deux se sont tournées jeunes vers les arts, ont navigué entre l’Amérique et l’Europe, ont épousé des hommes qui pratiquaient le même art qu’elles et avec lesquels les relations ont été tumultueuses.
Et chez toutes les deux, une énergie folle.
On voudrait dire : l’une est tournée vers la mort et l’autre vers la vie. Pas de « cloche de verre » qui sépare du monde chez Mitchell. Un lien intime avec la nature, au contraire, et une volonté de fondre les sensations, les émotions et les réminiscences dans la couleur.
Elle affirme : « La peinture c’est l’inverse de la mort, elle permet de survivre, elle permet aussi de vivre ».

Et pourtant.
En parcourant l’exposition de la fondation Louis Vuitton, j’ai remarqué que plusieurs des grandes œuvres ont été peintes après un deuil important. La mort de sa psychanalyste Edrita Fried donne à Mitchell la rage de peindre un grand polyptique de quatre panneaux dorés. Celle de son ami le poète Franck O’Hara lui inspire un triptyque accordé aux trois strophes de son poème « Ode to joy » qui dit : « Il n’y aura plus de mort ».
Aucune sérénité dans cette célébration de la vie et du monde, mais une fébrilité mélancolique qui n’est pas aux antipodes de celle de Sylvia Plath.

Illustration de Yomi

Deuxième volet : Row row et baskets roses

« Row, row », est un diptyque à dominante bleue réalisé par Joan Mitchell après la mort d’une sœur, dont le titre provient d’une comptine « Row, row your boat ».
Mon œil a été attiré par un petit rectangle blanc sur le panneau de gauche qui m’a évoqué un cercueil, et j’ai pensé : « Row, row your boat… Rame, rame sur l’eau bleue de ta toile ».

Dans la grande salle, il y avait une toute petite fille d’environ un an qui essayait de marcher, chaussée de baskets roses. On devinait que c’était les premières chaussures de sa vie, encore toutes propres. Elle en était ravie et se tenait debout, faisait quelques pas, tombait, se relevait, heureuse et concentrée.

Les spectateurs souriaient, oubliant l’exposition pour regarder cette vie en baskets roses qui ignore encore la mort.

Illustrations de Yomi

 

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Détruire Carthage

Je parlais ici il y a trois jours de l’adjectif verbal latin qui, en position d’attribut, exprimait une obligation. Colenda est virtus se traduit mot à mot par : la vertu est devant être pratiquée, et signifie : il faut pratiquer la vertu.

Carthage, photo wikimedia, copiée du blog de voyage “Les vols d’Alexis”

Je me suis souvenue la nuit d’un autre exemple de cet usage de l’adjectif verbal : pendant la troisième Guerre Punique, qui traînait en longueur car les Romains connaissaient “quelques revers et humiliations” (Wikipedia), Caton l’Ancien aurait dit : Delenda est Carthago. / Carthage est devant être détruite. (L’expression il faut détruire Carthage a depuis été réemployée dans d’autres temps et d’autres guerres).

Je lis régulièrement les poignantes chroniques Facebook d’André Markowicz sur la guerre en Ukraine, et je n’ai pas pu m’empêcher de penser que peut-être, pour la plupart des Romains de 150 avant J.-C, détruire Carthage c’était pratiquer la vertu.

André Markowicz rapporte que Vladimir Soloviov, principal propagandiste de Vladimir Poutine, a entamé l’année 2023 avec cette sentence morale : “La vie, c’est très surévalué”.

Variante à peine euphémisée du “viva la muerte” franquiste.

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