¡ Que c’est étrange ! (¡Qué estraño!)

pour Christelle Brocard

Le poète espagnol Juan Ramón Jiménez (1881-1958), né à Moguer en Andalousie, s’est vu en 1936 contraint à l’exil aux États-Unis et à Cuba, avant de s’établir à San Juan de Puerto Rico où il est mort sans être retourné en Espagne.

Dans ses aphorismes regroupés sous le titre Ideolojía, il déplore ses constants déménagements et la perte de maisons, affaires, livres, livres, livres, et surtout manuscrits, manuscrits, manuscrits… (p. XV).

Une des plus émouvantes séries d’aphorismes de ce recueil est, dans sa subtile mélancolie, celle de 1943 intitulée : Mon espagnol perdu (¡ Que c’est étrange !), p. 532-538, où l’on voit comment le sentiment de l’exil s’inscrit de manière ambivalente dans la chair de la langue. (Pour cette traduction provisoire j’ai ajouté en français le point d’exclamation renversé qui rythme visuellement le texte espagnol.)

Ce n’est pas la langue espagnole qui est perdue puisque le poète a trouvé asile dans un pays hispanophone, mais c’est mon espagnol :

Avant, il y avait pour moi un espagnol. Maintenant il y a ¡ que c’est étrange ! il y a beaucoup d’espagnols pour moi.
Tous les espagnols d’Espagne s’unissaient à Madrid en un. Tous les espagnols d’Espagne se séparent en Amérique en beaucoup.

Il craint d’abord ‒ autant qu’il le désire ‒ de découvrir de nouveaux pays d’Amérique latine, notamment l’Argentine, car il pense qu’il va  perdre son espagnol à lui tout en gagnant les espagnols des autres.

Et ce n’est pas que je croie que ces espagnols sont pires que mon espagnol. Au contraire, je pense ¡ que c’est étrange ! que certains sont meilleurs. (…)

Il entend en Amérique des voix humaines qui sont, par leur douceur, celles d’une Espagne fantôme réelle, d’une  sorte d’Andalousie d’Amérique.

A Puerto Rico, à Saint Domingue, à Cuba, j’ai remarqué pour la première fois les différences, de ravissantes différences. Parfois, les mots nouveaux pour moi me paraissaient plus faux que les autres ; d’autres, plus vrais, plus miens que les miens de… quand ? Plus proches des miens d’enfant. Faux par oubli, vrais par mémoire.

Le poète, à droite, avec le recteur de l’université de Puerto Rico, date non déterminée.

Il lui semble entendre en Amérique latine un espagnol plus proche de celui des siècles précédents, ou qui se serait rénové par des voies différentes de celles de l’Espagne, et il en vient à douter de son bon espagnol.  ¡ Que c’est étrange d’entendre un meilleur espagnol chez un Colombien, un Mexicain, un Bolivien ! Un espagnol meilleur que le mien ¡ que c’est étrange ! plus poli que le mien.
Oui ¡ que c’est étrange ! Un espagnol comme mon espagnol perdu (…).

Le semi-exil linguistique s’accompagne donc d’un retour à des sources perdues, avec un sentiment “étrange” d’être en même temps au plus loin et au plus près de soi-même.

Ceci a des incidences sur son inventivité poétique : il éprouve une nouvelle répulsion ¡ que c’est étrange ! envers sa poésie la plus sophistiquée, la plus littéraire, la plus castillane, à laquelle se joint la vive nostalgie de son espagnol maternel, oral, andalou, qu’il s’emploie à retrouver.

Mais comment vais-je reprendre toutes ces choses sans mes livres et sans mes papiers, tout ce que j’ai perdu en Espagne ? Quelles étranges questions !

La bibliothèque de Juan Ramón Jiménez a été apparemment reconstituée à Moguer, dans sa maison d’enfance transformée en musée.

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Oncle Raoul

Je pense aujourd’hui à mon oncle Raoul dont deux qualités me fascinaient :

– Il était né un 29 février, donc était 4 fois plus jeune que ceux qui avaient le crâne aussi dégarni que lui.

– Il était champion de France de bilboquet.

Je ne sais rien de plus de lui.

(Que mes abonnés m’excusent : je voulais poster ce billet demain, 29 février, mais j’ai cliqué sur “publier” au lieu de “modifier”, puis j’ai “supprimé” et finalement rétabli. Oncle Raoul, trop pressé d’accéder à une nouvelle notoriété terrestre, m’a fait cafouiller, du haut du paradis des bilboqueteurs où il réside 366 jours sur 366.)

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Un dromanaire

           Au Jardin des Plantes, un dromadaire se frotte de temps en temps contre une dune miniature. Je ne savais pas à quel point les dromadaires ont besoin de sable pour se gratter, se frictionner, se laver et se lover après leurs périples dans le désert. Il le mastique, il en a sur le cou, les joues, les naseaux, le pourtour de l’œil, s’immergeant comme il peut dans son désert parisien. Les yeux mi-clos, il fixe un point « derrière la muraille immense du brouillard”, (Baudelaire, “Le Cygne”) et rumine ses grains de sable, les pattes arrière recroquevillées.

           Une petite fille passe avec une tétine dans la bouche : « Un dromanaire, regard’, maman, un dromanaire ».

           Derrière le dromanaire, des merles s’éclaboussent dans un bassin.

           Chacun de nous  mène ici sa petite vie.

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“Ils s’aimaient à la folie”

Je m’apprêtais à parler de Diderot, de Baudelaire ou de je ne sais qui, mais je suis tombée hier sur ce Paris Match moisi et gondolé du 31 juillet 2003.

Combien y a-t-il eu cette année-là en France de “victimes de la passion” ?

Sans doute autant que de femmes tuées par leur compagnon.

Le chanteur de Noir Désir, piètre Othello, a repris sa carrière après 4 ans 1/2 de prison. Il se juge aujourd’hui victime des féministes et des médias.

Le “meurtre à la suite de violences conjugales” est le premier cas de féminicide reconnu par l’ONU, mais ce terme n’est inclus dans le code pénal d’aucun pays européen. En France, il a récemment été estimé “contre-productif”.

Pour ne pas enrager stérilement, j’ai trouvé un article solide sur le bien fondé d’une reconnaissance pénale du féminicide en France  : https://www.dalloz-actualite.fr/node/faut-il-qualifier-penalement-femicide#.XlDY1UrjKM8

Sur l’état des choses en Espagne, très en avance sur la France, un  article parmi d’autres : https://www.huffingtonpost.fr/entry/feminicide-espagne-exemple-france_fr_5d21c5b0e4b01b834738208b

 

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Portraits de Diderot

Je voudrais ajouter à mon billet d’avant-hier sur Diderot un portrait du philosophe. J’ai assez vite fait d’éliminer celui de Michel Van Loo qu’il n’aime guère car il s’y trouve « trop jeune, tête trop petite, joli comme une femme, lorgnant, souriant, mignard, faisant le petit bec, la bouche en cœur. (…) Que diront mes petits-enfants, lorsqu’ils viendront à comparer mes tristes ouvrages avec ce riant, mignon, efféminé, vieux coquet-là ! Mes enfants, je vous préviens que ce n’est pas moi. (…) » (Salon de 1767).

Denis Diderot, gravure de Pierre Chenu d’après J.-B. Garand.

 

S’il s’agit de faire plaisir à Diderot, choisissons celui de J.-B Garand : « On refait de moi un portrait admirable. Je suis représenté la tête nue ; en robe de chambre ; assis dans un fauteuil ; le bras droit soutenant le gauche, et celui-ci servant d’appui à la tête ; le col débraillé, et jetant mes regards au loin, comme quelqu’un qui médite. Je médite en effet sur cette toile. J’y vis, j’y respire, j’y suis animé, la pensée paraît à travers le front » (Lettre à Sophie Volland du 17 septembre 1760.)

 

Le philosophe y est en effet moins mignard, mais pas vraiment débraillé et nettement plus guindé que celui de Fragonard qui figurait dans mes manuels de littérature.

Hélas, on sait depuis quelques années que ce portrait ne représente pas Diderot. Le cartel du musée du Louvre est formel et sévère : « Figure de fantaisie autrefois identifiée à tort comme Denis Diderot”.

“Fantaisie”, “à tort”… mais le modèle de ce tableau « y vit, y respire, y est animé, la pensée paraît à travers le front ». Alors, qu’importe qu’il y ait erreur si l’erreur est juste ?

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« Je suis entraîné malgré moi… »

Je pense assez souvent avec sympathie au plus singulier graphomane que je connaisse, “le poète de Pondichéry » de Jacques le Fataliste.

Aux environs de la page 50, Diderot prend la parole en son nom propre dans une scène du roman dont l’origine serait autobiographique : un poète inconnu vient consulter le philosophe, lui fait les compliments d’usage sur son génie, puis soumet à son examen  des vers de sa composition. Après s’être assuré que son interlocuteur veut savoir la vérité, Diderot émet, avec sa manière de pousser les choses à bout, un jugement sans argument et sans appel.

Les répliques des deux personnages s’enchaînent allègrement :

— Non seulement vos vers sont mauvais, mais il m’est démontré que vous n’en ferez jamais de bons. — Il faudra donc que j’en fasse de mauvais, car je ne saurais m’empêcher d’en faire. — Voilà une terrible malédiction ! Concevez-vous, monsieur, dans quel avilissement vous allez tomber ? Ni les dieux, ni les hommes, ni les colonnes n’ont pardonné la médiocrité aux poètes ; c’est Horace qui l’a dit. — Je le sais. — Êtes-vous riche ? — Non. — Êtes-vous pauvre ? — Très pauvre. — Et vous allez joindre à la pauvreté le ridicule de mauvais poète ; vous aurez perdu toute votre vie, vous serez vieux. Vieux, pauvre et mauvais poète, ah ! monsieur, quel rôle ! — Je le conçois, mais je suis entraîné malgré moi…

Dans la suite de l’histoire, le poète ne court pas se pendre car on est au XVIIIème siècle : Diderot lui conseille d’aller faire fortune à Pondichéry, berceau commercial et financier de l’Inde française, puis d’écrire autant de vers qu’il le désire sans les faire imprimer « car il ne faut ruiner personne ».

Douze ans plus tard, le poète revient de Pondichéry chargé d’écus. Il montre de nouveaux vers au philosophe :

— (…) Ils sont toujours aussi mauvais ? — Toujours, mais votre sort est arrangé, et je consens que vous continuiez à faire de mauvais vers. — C’est bien mon projet…

Il existe beaucoup d’extravagants dans Jacques le Fataliste, mais aucun ne me plaît plus que ce graphomane invétéré qui me dit laconiquement que la « nécessité intérieure » est aussi impérieuse chez un poète de Pondichéry que chez Horace, Rilke ou Kandinsky. Qui sait même si, en un siècle plus poétique ou plus maladif, ses descendants ne tireront pas d’une vieille malle des poèmes sans queue ni tête,  “sans rythme et sans rime” qui feront la gloire posthume de leur ancêtre et leur fortune chez Drouot ?

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Avoir l’air, avoir un air

J’ai lu récemment dans En Marge des jours de J.-B Pontalis :

Irritants ces gens qui, vous croisant dans la rue, vous disent : « Tu as l’air fatigué, ou soucieux, ou en pleine forme et qui se trompent le plus souvent. (…)
« Elle avait l’air », « vous avez l’air ». Dévisager ne permet d’accéder ni au corps ni à l’âme. Les regards les plus indiscrets ne peuvent rien saisir de ce qui se passe à l’intérieur (p. 51).

Propos de psychanalyste qui préfère n’être attentif qu’aux paroles.  Il n’empêche que je me suis sentie concernée, et même un peu critiquée.

Car j’adore dévisager les gens ‒ surtout les inconnus, ce qui me met, j’espère, en dehors des personnes qui agacent Pontalis. Je trouve à chaque inconnu que je croise non pas l’air, mais un air, ou une espèce d’air (voir lien en fin de billet). Ce qui me fascine dans la rue ou dans le métro, c’est tous ces airs qui circulent et se côtoient. J’envie ma nièce Leito qui sait dessiner ça.

Leito de Courson, “Gens de voyage”, croquis de métro (certains de ses carnets ont fait l’objet d’expositions et sont inclus dans le recueil De lignes en ligne paru aux éditions Eyrolles en 2015).

J’imagine toujours qu’un regard sur la personne que je croise va m’ouvrir le livre qui doit tout m’apporter, mais la lecture en est si brève que je reporte aussitôt mon désir sur la personne suivante. Pour voir sans être vue, je peux poursuivre mes observations derrière la vitre d’un café mais le contact n’est pas le même, il y manque une qualité d’air remué.
Alors je me réfugie dans les vrais livres.

Je relis « Les Petites Vieilles » :

Honteuses d’exister, ombres ratatinées,
Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs.

Et surtout « Une Passante », dont je peux indéfiniment dévisager la première strophe :

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet.

(J’ai sur mon bureau Aperçues de Georges Didi-Huberman qu’on vient de me prêter. Je décide d’en picorer des phrases ici et là comme on croise quelqu’un dans la rue et de lire  “l’image qui passe, minuscule et mouvante, toute proche de nous dans la nuit”, p. 12).

Espèces d’airs

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Le français plus que parfait.

Assise sur mon strapontin orange, je lis machinalement un panneau publicitaire :

Le Français ? Fini l’imparfait, cap sur le plus que parfait !

« Ils ne croient pas si bien dire”, je m’exclame in petto. Car j’ai remarqué que la tendance actuelle est de remplacer le passé composé et l’imparfait par le plus-que-parfait. Au lieu de dire par exemple :  J’ai acheté ce livre l’année dernière, on dira : J’avais acheté ce livre l’année dernière, sans y mettre de nuance particulière d’antériorité. Je ne sais pas trop quand ni pourquoi cette mode est apparue.

Il y a un autre usage actuel du plus-que-parfait que je saisis mieux et que j’appellerais « de timidité ». A partir de l’imparfait d’atténuation ou de politesse des anciennes grammaires : « Je venais vous demander… », on a créé un plus-que-parfait qui apporte une surenchère d’humilité réelle, ironique, ou hypocrite. La personne formule en tremblant (ou en feignant de trembler) une pensée ou une requête : « J’étais venu vous demander si je pouvais… » Sous-entendu : « … mais je suis prêt à me retirer sur la pointe des pieds si vous estimez que j’outrepasse vos règles sacro-saintes ou merdiques… »

A l’heure où on se plaint de la disparition de modes, temps, formes composées ou surcomposées des verbes, ces plus-que-parfaits imperfectifs ou perfectifs m’étonnent par leur molle ténacité.

Lien vers un billet d’il y a deux ans sur l’imparfait, temps onirique : http://patte-de-mouette.fr/2018/03/20/onirisme-de-limparfait/

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Un cas d’hétéronymie

Il y a quelques années j’ai collaboré, en tant que modératrice, à un site Internet participatif où chaque personne était invitée à raconter l’ordinaire de sa vie. Je me suis souvenue hier d’un texte qui tranchait sur les autres et dont la douloureuse beauté m’avait frappée. Il était écrit par une certaine Lise Nore qui faisait état d’une relation de prostitution sado-masochiste où s’exprimait intensément sa volupté mêlée de honte, sa volupté dans la honte.

J’ai découvert un jour je ne sais comment que Lise Nore avait publié un livre dans une maison d’édition généraliste, sous un nom d’homme anagrammatique, Léon Eris. Et c’était sans nul doute un homme qui signait les exemplaires en vente au Marché de la poésie. J’ai acheté le livre ‒ un récit poétique d’enfance âpre et sans concession ‒ mais je n’ai pas osé parler à son auteur.

Ce ne serait certes pas la première fois qu’un écrivain publie un texte érotique sous un pseudonyme. Mais, dit Lise Nore pour se présenter sur le site, « j’ai quelque chose de plus qui aura fait ombre dans ma vie », et la mélancolie de ce futur antérieur me touche.

(Les noms ont été ici modifiés mais l’histoire est authentique).

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Dernières notulettes de janvier

Vorrei e non vorrei

Mon amie A. me disait hier, évoquant un assez bon souvenir personnel, qu’une adolescente tombe facilement amoureuse d’un homme plus âgé, et que tout peut se passer bien s’il tient compte du fait qu’elle est séduite par la beauté, la tendresse, le contact de la peau, mais beaucoup moins par les muqueuses et les sécrétions visqueuses.
Le grain de peau plutôt que les muqueuses. La limite du « vorrei » dont je parlais l’autre jour (billet du 9 janvier) ne serait-elle pas tout simplement là ?

***

« Il y avait plusieurs papas » (À bout, p. 41)

Rêve nocturne de janvier : je me promène sur un sentier entouré de pâtures où se tiennent des chevaux. Tout à coup un cheval sauvage saute par-dessus la barrière et galope droit sur moi. Je veux que papa me sauve et je hurle « papa ! » Personne ne répond et je me réveille brusquement. Un sillage de détresse traîne en moi une ou deux minutes, puis je me demande si dans ce rêve papa est le sauveur disparu ou le cheval sauvage.

***

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