Le parti pris du savon

Qui aurait cru il y a trois mois que le mot savon nous parlerait autant ? Après avoir vu l’autre jour un document INA sur Le Grand Recueil de Francis Ponge j’ai consulté ma bibliothèque, et c’est du Savon que je me suis emparée presque avidement, espérant qu’il m’aiderait à faire, comme dit l’auteur, la « toilette intellectuelle » dont j’ai besoin.

Gallimard, 1967.

Ce livre un peu bizarre qui me serait peut-être tombé (ou glissé) des mains l’an dernier s’est avéré extrêmement stimulant.

Sa rédaction s’étale sur plus de vingt ans, entre avril 1942 et le 3 janvier 1965. Il s’agit d’une série de variations, au sens musical du terme, autour de cet « adorable » produit qui tient du galet, de l’œuf, de la pâte, de la bulle, et d’autres choses encore.

Arrive un homme aux mains sales. Alors le savon oublié va se livrer à lui. Non sans quelque coquetterie. Il s’enrobe de voiles chatoyants, irisés et, en même temps, tend à s’éclipser, à s’enfuir. Point de pierre plus fuyante dans la nature. Mais alors le jeu justement consiste à le maintenir entre les doigts et l’y agacer par l’addition d’une dose d’eau suffisante pour obtenir une bave volumineuse et nacrée, tandis que si on le laissait séjourner dans l’eau, il y mourrait de confusion.

Le savon qui tient aujourd’hui une si grande place dans notre existence est nettement moins sensuel, moins suggestif et moins propice à la rêverie que celui de Ponge. Notre manière de nous frotter les mains est au contraire hypocondriaque et fébrile, en ce curieux moment où on ne peut toucher personne et où se laver les mains au savon est le principal « geste barrière» contre le virus qui nous menace.

 

 

 

 

 

Les circonstances de la fabrique du livre de Ponge sont émouvantes. Les toutes premières notes ont été composées à Roanne où le poète et sa famille n’étaient pas exactement confinés mais, « comme on disait alors, repliés — ou réfugiés ». On était en pleine guerre et le savon était une denrée rare. Ponge écrira le 8 août 1946 :

C’est aussi parce que nous étions, “alors”, cruellement, inconcevablement, absurdement privés du savon (comme nous l’étions, dans le même temps, de plusieurs choses essentielles : pain, charbon, pommes de terre), que nous l’avons aimé, apprécié, savouré comme posthumement dans notre mémoire, souhaité de le refaire en poésie…

Nous ne sommes pas aujourd’hui en Europe à court de savon ni privés de pain ou de pommes de terre. Alors pourquoi ce texte résonne-t-il si profondément en moi ? Peut-être parce que Ponge me montre une fois de plus qu’écrire c’est rechercher un objet perdu (« A la Recherche du Savon Perdu », humorise-t-il à la même page). Ecrire c’est aussi pour lui faire mousser jusqu’à sa complète dissolution son objet, en le tournant, le retournant avec des mots polis, glissants, baveux… Puis c’est demander malicieusement : « Avez-vous entendu parler de l’adéquation du fond à la forme ? »

Après avoir reconstitué de toutes les manières possibles devant nous ce banal et chatoyant objet, le poète nous lance un appel irrésistible :

Mais enfin, si je pousse plus loin l’analyse, il s’agit beaucoup moins de propulser moi-même des bulles, que de vous préparer le liquide (ou la solution, comme on dit si bien), de vous tenter d’un mélange à saturation, dans lequel vous pourrez, à mon exemple, vous exercer (et vous satisfaire) indéfiniment, à votre tour…

Se préparer, chacun à son tour, sa propre « solution, comme on dit si bien »… Entendu, on va essayer.

Je m’aperçois que Denis Podalydès vient également de lire Le Savon (revanche inopinée de l’objet humble cher à Francis Ponge).

https://www.franceculture.fr/litterature/denis-podalydes-interprete-le-savon-de-francis-ponge

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7 réponses à Le parti pris du savon

  1. Merci Nathalie. Je me souviens de Francis Ponge. Il était venu donner une conférence dans mon Lycée (Montgeron dans l’Essonne), peut-être en 1969. Je crois que c’était notre professeur de Lettres, Madame Leclerc, qui avait réussi à le faire venir. A l’époque, je préférais la poésie surréaliste, plus flamboyante. Vous m’avez donné envie de lire la correspondance Camus- Ponge publiée en 2013 chez Gallimard. Albert Camus et Francis Ponge se rencontrent pour la première fois à Lyon le 17 janvier 1943, en compagnie du journaliste Pascal Pia, leur ami commun. Le Parti pris des choses a paru quelques mois plus tôt, en même temps que L’Étranger. Mais Francis Ponge a lu le manuscrit du Mythe de Sisyphe dès août 1941. Beaucoup de lettres entre 1943 et 1945. Éloignement progressif de Ponge et Camus après 1944. Divergences politiques et/ou personnelles (amitié de Camus et de Char)? Attendons le déconfinement avant d’aller chercher ce bouquin.

  2. Vous me donnez envie aussi de lire cette correspondance que je n’ai pas chez moi. Ponge a envoyé en 1944 un extrait du “Savon” en cours à ses deux “meilleurs amis de l’époque”, Jean Paulhan et Albert Camus. Jean Paulhan n’a jamais répondu, et Camus une lettre pleine de “peut-être” et de circonlocutions embarrassées. A la page 37 de son livre, Ponge reproduit un extrait de cette lettre : “Quant au “Savon”, vos intentions m’échappent un peu (…) Il y a peut-être un excès d’ellipse, je ne me rends pas bien compte.” Etc. Ponge ajoute ensuite que cette réaction de ses amis lui a fait donner une nouvelle orientation au texte. Bon “finde”.

  3. Discussions à partir du Mythe de Sisyphe. Ponge taquine Camus et propose même d'”imaginer Sisyphe paresseux”! Camus s’est inspiré de ses conversations avec Ponge pour développer les arguments des incroyants dans La Peste.
    “Buen finde, también”…Echo de menos los paseos por las calles de París y de Madrizzz!

  4. Ah la fabrique du savon !
    Autrefois dans “mes” montagnes aragonaises on utilisait la cendre. Mais l’on savait aussi avec de la soude et de l’huile d’olive (c’est un pléonasme, cela), fabriquer de petits cubes plus ou moins odorants.

    Merci pour les bulles que tu nous envoies, Nathalie

  5. marie-paule Farina dit :

    quand j’étais enfant, pratique née de la guerre peut-être, ma mère gardait tous les restes de savon et savonnettes et quand elle considérait qu’elle en avait suffisamment pour faire un savon de bonne taille les faisait chauffer ensemble un moment dans une petite casserole en remuant pour mélanger les couleurs et les consistances jusqu’à obtenir une grosse boule ronde bien peu appétissante qui, une fois refroidie, était placée au bord de la baignoire.

    • Merci Marie-Paule. J’ai aussi le témoignage d’un ami un peu plus âgé qui se souvient que sa mère touillait des os de je ne sais quoi dans une bassine. Dans un livre aragonais que j’ai traduit, les femmes fabriquaient leur savon avec des restes d’huile, des graisses rancies, des vieux os de jambon, et faisaient bouillir tout ça avec de la soude.

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