“Eloignez-vous, et de vous, et de moi”

… disait Beckett à Charles Juliet. Je me rappelle assez souvent cette phrase, notamment en ces mois de septembre-octobre 2019, en partie consacrés pour moi à « Nathalie Sarraute vingt ans après ».

Après avoir assisté à la conférence d’Anne Jefferson à la MAHJ et à une partie du colloque du 18 octobre, avoir relu certaines œuvres et en avoir tiré trois « articulets » (comme dirait Robert Walser), je crois que ce travail m’a donné un peu de plaisir, mais aucun nouvel élan. Je me suis même aperçue que mes propos d’il y a quelques jours sur ce blog étaient presque identiques, en plus détaillés, à des notes esquissées en 2016 que j’avais complètement oubliées, et c’est alors que la phrase de Beckett m’est revenue en mémoire.

Mais il arrive que lorsqu’on renonce à prendre les choses de front, des éléments latéraux et en apparence futiles viennent faire notre bonheur. Sans que je m’en doute sur l’instant, ce que j’ai le plus retenu de la conférence d’Ann Jefferson c’est, dans un petit film préliminaire qui a été coupé au bout de cinq minutes pour défaillance technique (et que j’avais déjà vu il y a longtemps), l’image de Nathalie Sarraute avec ses cheveux gris coupés au carré, vêtue de sa canadienne, quitter son domicile pour aller travailler au café. Et cette image m’a si bien marquée que je me retrouve depuis plusieurs matinées dans un café calme et spacieux de mon quartier, où je lis et annote en rêvant dans les marges les passionnantes conversations de Murakami avec Seiji Ozawa, devant un café long accompagné d’une mini viennoiserie.

Ce café appartient à un hôtel avec une atmosphère internationale assez feutrée, des allées et venues, des valises, des langues de partout, des accents multiples en français, et aussi des rendez-vous de cadres d’entreprise auxquels je vole avec un rire intérieur des bribes de conversations : « Vous comptez beaucoup sur votre intelligence émotionnelle » ; « je vais monter en dominance », pendant que ma lecture me transporte avec Ozawa et ses orchestres à Tokyo, à Boston, à Toronto, à Vienne, à Berlin… Tout ceci à dix minutes de chez moi. Les serveurs maintenant me reconnaissent et me sourient, et ce mélange de départs et d’arrivées, d’ici et d’ailleurs, de psychologie entrepreneuriale, de littérature et de musique, me donne l’impression de prendre place dans un avion qui décolle pour m’éloigner, « et d’elle et de moi ».

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“Coucou attrapez-moi !”

Vingt ans après la mort de Nathalie Sarraute le 19 octobre 1999, la biographie d’Ann Jefferson (1) et le colloque qui vient de se dérouler à Paris (2) se sont attachés au contexte historique, politique, culturel, littéraire d’une écrivaine qui a vécu les plus grands bouleversements du XXème siècle sans cesser de rester accrochée à sa sensation de base.

Chaque intervenant du colloque était pleinement conscient de la difficulté de sa tâche car Nathalie Sarraute, tout en appréciant la reconnaissance universitaire qu’elle a progressivement acquise au cours du siècle, avait tendance à refuser l’action intimidante ou normative de la critique. « Coucou attrapez-moi ! », disait déjà à ce propos Alan Clayton (3) pour décrire son refus de se laisser enfermer derrière des grilles interprétatives.

« Coucou attrapez-moi ! » pourrait tout autant décrire sa perception de l’identité individuelle, et c’est ce qui, vingt ans après, me rend Nathalie Sarraute si chère entre tous les écrivains. Attrapez-moi ? Mais d’abord, qu’est-ce que moi ? “Un assemblage informe de parties inconnues », dit-elle avec le Figaro de Beaumarchais, phrase qui a servi d’amorce à Tu ne t’aimes pas, publié en 1989. Dans cet espace mouvant que constitue l’intériorité, affirme-t-elle avec énergie, comment peut-on prétendre posséder un « moi » net et compact ? Les premières lignes de cette œuvre significativement écrite en  forme dialoguée abordent tout de suite la question :

‒ « Vous ne vous aimez pas ». Mais comment ça ? (…) Qui n’aime pas qui ?

‒ Toi, bien sûr… c’était un vous de politesse, un vous qui ne s’adressait qu’à toi.

‒ A moi ? Moi seul ? Pas à vous tous qui êtes moi… et nous sommes un si grand nombre… « une personnalité complexe »… comme toutes les autres… Alors qui doit aimer qui dans tout ça ? (4)

Le livre entier se compose d’une série de variations sur ce thème. À la masse mouvante des « toi », des « moi », des « nous » protéiformes et indisciplinés qui se chamaillent dans le “for intérieur » et qui n’ont cure de s’aimer, viennent s’opposer de « fortes personnalités” venues du monde extérieur, qui ont l’art de se contempler, de se constituer en figures saillantes, de se donner une « visibilité » (dirait-on aujourd’hui), se définissant elles-mêmes si précisément par leur caractère et leurs goûts propres, leur identité familiale, régionale, nationale, (« ethnique », « genrée », ajouterait-on aujourd’hui) et s’aimant avec un tel génie qu’elles amènent les personnes de leur entourage (des “followers », angliciserait-on aujourd’hui), à s’aimer en miroir dans cet amour qu’elles leur portent…

Les mots complaisance narcissique, inféodation, soumission, ne sont pas plus prononcés ici que ceux d’indépendance, d’authenticité et de liberté intérieure. Nathalie Sarraute préfère les images de murs, de frontières, de cercueils de verre, ou au contraire de flots changeants, de bonnets qui rendent invisible ou de mains d’enfants qui caressent la margelle d’un puits. Mais ce qui remue dans cette prose poétique fluide, frémissante, où Sarraute plonge jusqu’au fond d’elle-même, soulève des questions qui, dépassant largement leur siècle, atteignent le coeur de toute relation à soi et à autrui. Et, en passant, mon coeur, vingt ans après.

Références :

1. Ann Jefferson, Nathalie Sarraute, Flammarion, « Grandes biographies », septembre 2019. 2. Colloque organisé par la BnF, l’Université de Paris III et l’Institut d’Etudes Avancées de Paris, les 16 et 17 octobre 2019. 3. Titre d’un article publié dans le numéro 554 de la Revue des Sciences humaines (avril 1990). 4. Tu ne t’aimes pas, Œuvres complètes, bibliothèque de la Pléiade, p. 1149.

 

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Gaieté

On parle aujourd’hui assez facilement de l’humour de quelqu’un mais presque jamais de sa gaieté. Notre époque est vraiment peu folâtre. Je m’afflige que le mot gai soit devenu imprononçable et que presque partout il faille l’épeler pour se faire comprendre : « Je veux dire GAI, g-a-i, pas g-a-y ».

Sur France Musique, l’autre jour, j’ai entendu un invité souligner la gaieté des Indes galantes de Rameau qui se donnent en ce moment à l’opéra Bastille. Quoi de plus gai, en effet, que la danse des Sauvages ? Cet invité évoquait les propos de Voltaire sur l’opéra, “spectacle aussi bizarre que magnifique (…) où il faut chanter des ariettes dans la destruction d’une ville, et danser autour d’un tombeau ».

Ceci me rappelle une lettre de Sade que citait Marie-Paule Farina la semaine dernière : du fond de la Bastille, après dix ans de forteresse, il conseille à une de ses correspondantes d’égayer son style car « les choses les plus monotones peuvent s’écrire gaiement ».

Nietzsche, dans Le Gai savoir, raille les philosophes sérieux dont la pensée avance comme une « machine embarrassante, sinistre et grinçante » en se figurant que la bonne humeur fait penser à tort et à travers. « — Tel est le préjugé de cette brute sérieuse à l’égard de tout gai savoir. Eh bien ! montrons que c’est un préjugé ! » (327).

Mieux vaut quelque ingénue et rustique cornemuse que ces sons mystérieux, ces cris de hibou, ces voix sépulcrales, ces sifflements de marmotte dont vous nous avez régalés jusqu’à présent dans votre désert, monsieur l’ermite, qui mettez l’avenir en musique ! Non ! Assez de ces tons-là ! Entonnons des airs plus agréables et plus joyeux ! (383)

 

Qui nous parlera aussi gaiement de la gaieté ?

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3 notulettes d’octobre

« Car le plus dur c’est continuer », disais-je ici le 31 juillet. Mais il y a encore plus dur : recommencer. Car loin de commencer, recommencer est une façon de continuer comme le savent les gens qui cent fois sur le métier… Et plus dur encore que ça : reprendre un projet abandonné.

***

« Un bonheur sans nuage » est peu enviable pour ceux qui trouvent comme moi du bonheur à contempler les nuages.

***

La gaieté est mon meilleur legs et ma « petite gaieté » mon principal moteur d’écriture.
(À suivre)

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Rêver en plusieurs langues

J’ai malheureusement parfois, en lisant certains auteurs estimables qui abordent des thèmes qui me sont chers, l’impression d’un « c’est pas ça ». Peut-être devrais-je dire plus modestement : « C’est pas ça pour moi ».
J’ai parlé ici il y a deux ans de Hubert Lucot, vers lequel je me suis dirigée plusieurs fois car ce dont il parle me touche. Et puis, un sentiment de « c’est pas ça pour moi » m’arrête en chemin (voir le lien en fin de billet).
Hier, en parcourant le très riche Flotoir de Florence Trocmé, site dont je fais souvent mon miel, j’ai éprouvé la même chose avec le dernier livre de Jean Clair Terre natale dont Florence Trocmé cite quelques passages comme celui-ci, intitulé « rêver en langue étrangère » :

Très étonnant passage où Jean Clair raconte avoir décidé de quitter Harvard et de rentrer en France le jour où il découvrit qu’il rêvait en anglais : « Je ne rêvais plus de la même chose, je ne raisonnais plus non plus comme avant. Les associations avaient changé (…) On ne rêve que dans sa langue. Je décidai de revenir au pays maternel de mes rêves. » (144)   https://poezibao.typepad.com/flotoir/

“Déconcertant, en effet”, me suis-je dit après avoir consulté à mon tour le livre. Ces phrases contredisent l’intérêt de Jean Clair pour les atmosphères cosmopolites exprimé aux paragraphes précédents. Ce qui me gêne le plus est la raideur avec laquelle il affirme, dans une sorte d’aphorisme, qu’ « on ne rêve que dans sa langue ».

Un peu plus tard, je feuilletais par hasard un vieux calepin où je griffonne parfois mes rêves au milieu de la nuit sans allumer la lumière. J’y ai trouvé ceci, écrit en bleu tremblotant :

almenacer
amenazar
almena hacer
nacer
almacenar
un prénom
amanecer

Traduit en français, ceci donne à peu près :

“almenacer” (mot inexistant en espagnol)
menacer
faire créneau
naître
emmagasiner
un prénom (mot en français)
aube

On remarque aussi sur le calepin, en français, d’une écriture plus ferme indiquant que j’étais mieux réveillée : Tous ces mots me concernent de très près. Mystérieusement.

Cet almenacer inconnu, dans sa dangereuse langueur, me pousse maintenant à suivre la suggestion de mon demi-rêve : “un prénom ».

Almanzor ? Déjà pris et trop va-t-en guerre.

Imaginons plutôt  Almanacer (« âme naître »), ou Almanecer (“âme-aube”).

« On ne rêve que dans sa langue » ? Non, décidément, pour moi c’est pas ça. Je rêve dans mes langues et souhaite le bienvenue à la belle  Almanecer au « pays maternel de mes rêves ».

Lien vers mon billet sur Hubert Lucot : http://patte-de-mouette.fr/2017/04/16/sur-la-nostalgie/

 

 

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“C’est pas ça” : suite du même sujet

Je disais hier sur ce blog que j’étais dans la vie la proie d’un « c’est pas ça » que l’on m’adresse tout le temps. En réfléchissant je trouve aujourd’hui au moins quatre ou cinq catégories de « c’est pas ça ».

Les esprits éclairés qui rectifient mon jugement disent rarement « c’est pas ça », mais plutôt : « Oui, mais… » ou bien, comme Monsieur Locutura, mon professeur de mathématiques : « C’est ça, mais c’est tout juste le contraire ».

Ma liste de “c’est pas ça” comprend pour l’instant :

– Celui d’esprits qui sont des couloirs sans portes latérales (« c’est pas ça » borné).
– Celui de Personnalités qui ne supportent pas d’être contredites (« c’est pas ça » d’autorité ou de mauvaise foi. Quand il est devenu évident qu’elles se sont trompées, elles se récrient: « Je ne crois pas avoir dit ça »).
– Celui que je m’adresse à moi-même par timidité (« c’est pas ça », ou « c’est sûrement pas ça » d’autocensure. Ce « sûrement pas ça » peut être une clause de modestie, plutôt employée par les femmes, pour étouffer dans l’oeuf les « c’est pas ça » d’autorité).
– Celui que je m’adresse à moi-même et qui voudrait ressembler au « je sens comme un allons plus loin » de Proust (« c’est pas encore tout à fait ça »).
– Il y en a un autre que tout être sain d’esprit s’adresse à lui-même en découvrant le nombre de choses que l’on interprète sans arrêt de travers (« c’était pas ça » surpris). Hier, je marchais le long du canal Saint-Martin en regardant vaguement un couple assis au bord de l’eau. Lui donne une gifle à Elle. Violence machiste ? Elle rend trois beignes à Lui. « Ah! C’est pas ça ! C’est une passion tragique et avinée, ils vont se jeter mutuellement dans le canal. » Mais Lui embrasse Elle sur le front et Elle prend les mains de Lui.

(À suivre)

Ce dernier « c’est pas ça » me rappelle un billet de mai 2018 sur un sujet voisin : Le sentiment du porte-à-faux http://patte-de-mouette.fr/2018/05/24/le-sentiment-du-porte-a-faux/

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C’est pas ça

Depuis longtemps je suis livrée au « c’est pas ça ». Je ne sais pas pourquoi je suis quelqu’un à qui on dit souvent : « C’est pas ça ». Pour me consoler je me dis que peut-être mon originalité c’est  ça : être une c’est pas ça.

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Sur un mur

En passant la semaine dernière Praza da Quintana à Santiago de Compostela, j’ai pris cette photo célébrant les héros du « Bataillon littéraire » dont le nom martial ne pouvait qu’être remarqué par une rédactrice de La Cause littéraire.

Wikipedia et le journal Correo gallego m’ont donné de plus amples informations que je vous résume à ma façon : il s’agit d’un mouvement patriotique issu des étudiants de l’université de Santiago de Compostela en 1808 contre les troupes de Napoléon. Comme il manquait à la brigade un chef d’expérience militaire, on choisit un homme dont le nom aurait fait rêver Voltaire ou Beaumarchais : Juan Ignacio de Armada Caramaño Ibáñez de Mondragón y Salgado de Sotomayor, marqués de Santa Cruz de Rivadulla. Pour inspirer confiance aux étudiants et « unir Minerve à Mars », il fallait qu’il ajoute à son autorité militaire et à ses quartiers de noblesse quelques galons universitaires. On n’hésita pas à lui accorder le titre de Docteur ès Toutes Disciplines – doctorat héréditaire, selon son arrière-arrière-petit-fils (…) Les troupes d’étudiants se battirent très bravement, beaucoup d’entre eux périrent, et le bataillon fut dissous en 1810, quand les Français se retirèrent de Galice.

Mais mon histoire n’est pas finie :
Wikipedia et Correo gallego joignent à leur récit la même photo que moi, ou plutôt pas tout à fait la même.

Le cadrage qu’ils ont choisi ne montre pas cette inscription à demi effacée dans la pierre du mur, au-dessus de la plaque, partiellement visible sur mon propre cliché : « José Antonio Primo de Rivera ». Je m’apprêtais moi-même à trouver hors sujet ce fondateur de la Phalange (organisation paramilitaire qui deviendra un pilier du régime de Franco),  exécuté dès novembre 1936 par un tribunal populaire, présenté ensuite par les franquistes comme la Victime par excellence, et reposant aujourd’hui au mausolée du Valle de los Caídos non loin de Franco. Mais au moment de rogner à mon tour ma photo, je me suis dit que cette superposition d’inscriptions avait son intérêt : comme la vie psychique individuelle, l’histoire d’un pays est faite de ces couches que le temps efface, découvre, mêle, et je reste intriguée par ce mur de la Praza da Quintana qui n’élimine pas de force les souvenirs gênants mais ne contrarie pas non plus l’érosion naturelle de la pierre.
C’est ensuite à chacun de cadrer ses photos comme il l’entend, pensais-je encore hier.

Mais ce matin l’oiseau qui jacasse souvent en moi me dit : “C’est plus compliqué que ça ! dans ta béatitude de touriste, tu oublies qu’en vertu de la loi de 2007 sur la Mémoire historique, tous les symboles franquistes doivent être éliminés des lieux publics.” En effet, ce que ne montre pas ma photo, c’est une croix blanche, érigée en l’honneur de José Antonio selon un autre article de Correo gallego https://www.elcorreogallego.es/santiago/ecg/simbolos-franquistas-fueronsantiago-hacer-mucho-ruido/idEdicion-2007-10-20/idNoticia-222457 

Cette croix que je croyais appartenir, sans que s’y attache un symbole fasciste, au monastère de los Pelayos dont ceci est le mur, me paraissait sans doute trop insignifiante pour attirer mon objectif et je l’avais complètement oubliée. Je lui trouve tout à coup une parenté avec celle du Valle de los Caídos :

Photo Correo gallego

Mais mon oiseau me pose encore une question qui me dévie et que je voudrais soumettre  à mes amis hispanistes : peut-on assimiler José Antonio à un franquiste ? Un homme porte une responsabilité dans ce que l’histoire fait de lui et un fondateur de phalange est par définition le premier des phalangistes. Voilà qui est dit. Mais j’ai picoré un article de Wikipedia en français, bien documenté, et ce personnage au long visage mélancolique m’a paru plus littéraire et complexe que la brute moustachue que je me représentais :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Jos%C3%A9_Antonio_Primo_de_Rivera

Que de questions contenues dans un simple mur de pierre !

 

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L’enchantement de l’oiseau

Tous les musiciens, tous les poètes qui connaissent ces instants si délicats et si fugitifs de ravissement, de fusion entre le moi et le monde, ces épiphanies ou “moments of being » dont parlent James Joyce ou Virginia Woolf seront émerveillés par une légende que j’ai découverte en visitant le beau monastère d’Armenteira en Galice (Pontevedra), et que rapporte le roi Alfonso X le Sage dans une de ses Cantigas de Santa María (103).

Don Ero de Armenteira, qui bâtit le monastère sur ses propres terres en 1149 et s’en fit le premier moine, avait déjà atteint un âge avancé quand il décida de faire une promenade dans les bois environnants. Soudain, près d’une fontaine, le chant d’un petit oiseau le plonge dans un état d’extase qui durera trois cents ans, réalisant presque le rêve de Baudelaire sept siècles plus tard dans Le Spleen de Paris :

“Non ! il n’est plus de minutes, il n’est plus de secondes ! Le Temps a disparu ; c’est l’Éternité qui règne, une éternité de délices!” (“La Chambre double”).

Mais Don Ero n’est pas un poète romantique et son retour au monde ordinaire sera beaucoup moins tourmenté que celui de Baudelaire. Il se met tranquillement en marche vers le monastère, croyant qu’il ne s’était écoulé que quelques heures, et il s’aperçoit peu à peu que tout a vraiment beaucoup changé. Les moines ne le reconnaîtront que grâce aux anciennes chroniques évoquant sa disparition.

Don Ero est représenté dans l’église du monastère les yeux levés vers le ciel, un oiseau sur l’épaule

2 liens en espagnol :

https://www.lavozdegalicia.es/noticia/arousa/2014/08/17/sueno-duro-trescientos-anos/0003_201408A17C7991.htm

LEYENDA DE SAN ERO DE ARMENTEIRA

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Elèves et professeurs

À l’occasion de la rentrée des classes, Le Nouvel Observateur publie cette semaine un dossier : « Le prof qui a changé ma vie ». Je n’en ai lu pour l’instant que quelques phrases qui m’ont touchée. L’une est de Lilian Thuram : « ça me parlait à l’intérieur ». L’autre, de Cédric Villani,  évoque le professeur qui « m’a fait comprendre ce qu’est l’imagination en mathématiques ». Je me suis alors souvenue d’un chercheur en mathématiques pures qui me parlait de sa discipline avec la joie communicative de certains astrophysiciens ou compositeurs de musique.

Ce dossier me rappelle aussi deux témoignages lus ces derniers mois : D’abord, celui du traducteur Claude Couffon, gamin des années 40 que rien ne prédisposait particulièrement à l’espagnol dans le village près de Flers (Orne), où il habitait. Destiné par sa mère à devenir instituteur, il doit, pour entrer à l’École Normale, apprendre une deuxième langue vivante. Le principal de son collège pense à l’espagnol. N’ayant pas sur place de professeur, il fait appel à l’instituteur d’un village voisin, monsieur Pons, qui connaît la langue. On ne savait pas très bien s’il avait participé à la guerre civile, explique Claude Couffon, « mais il l’évoquait sans cesse avec passion. Après les cours, je l’accompagnais à bicyclette pour pêcher, dans son village, et il me parlait des poètes qu’il avait connus : Rafael Alberti, Miguel Hernández, Antonio Machado (…) Le soir, je repartais souvent avec leurs livres. Bref, il fit de moi un républicain espagnol ». (Revue Apulée #4, « Traduire le monde », p. 269).

Armand Guillaumin, “Marguerite Guillaumin lisant”

L’autre témoignage, celui de Nathalie Sarraute, est reproduit dans la biographie d’Ann Jefferson qui vient de paraître chez Flammarion. Sa professeure de français de 3ème au lycée Fénelon, Madame Guillaumin, encourageait son talent littéraire et lisait ses rédactions le soir à son mari, le peintre Armand Guillaumin. Dans l’une d’entre elles la jeune Nathalie, narrant l’entrée d’un ambassadeur d’Espagne dans le bureau de Choiseul, Premier ministre de Louis XV (apprécions en passant le niveau historique des rédactions de 1915), croit bon d’introduire une notation descriptive : « la porte grinçait ». Commentaire de Madame Guillaumin dans la marge : « La porte d’un ministre ne grince pas » (p. 49). Des années plus tard Nathalie Sarraute se plaisait à rapporter cette juste observation que je lisais le mois dernier près de ma porte-fenêtre qui grince tout au long de sa course car je ne suis pas ministre.

Lien vers ma recension du livre d’Ann Jefferson pour La Cause littéraire :

http://www.lacauselitteraire.fr/nathalie-sarraute-ann-jefferson-par-nathalie-de-courson?fbclid=IwAR2wdXJmv_iFr2gPaeAFYSQmIr0ZG7y_Pj-nKapjR2m_y8t_AgAZzV1-v6k

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