Se gratter la tête (annexe du billet du 8 juin : « Petits gestes »)


Le chapitre XXII de la deuxième partie de Don Quichotte s’intitule : « Où l’on conte la grande aventure de la caverne de Montesinos, qui est au cœur de la Manche, heureusement couronnée de succès par le valeureux don Quichotte de la Manche ». Cette parodie de plongée initiatique du héros dans les entrailles de sa terre est un des passages les plus oniriques et les plus mystérieux du roman.

Don Quichotte et Sancho sont guidés vers la caverne de Montesinos par le cousin d’un licencié qui leur raconte qu’à la manière d’Ovide et en style burlesque il a écrit des livres sur l’origine de diverses choses comme la Giralda de Séville ou la Sierra Morena. Il y explique aussi quel fut le premier homme à contracter un catarrhe, ou qui le premier fut frotté de pommade pour guérir du « mal français » (syphilis). Sancho, « qui avait été fort attentif au discours du cousin », le questionne comme un oracle : “Sauriez-vous me dire  ̶  mais bien sûr vous le saurez car vous savez tout  ̶  qui se gratta le premier la tête ? Je tiens pour moi que ce dut être notre père Adam.” Le cousin acquiesce doctement : Adam étant un homme, il avait une tête et des cheveux et devait se gratter quelquefois.

Au moment où le maître s’apprête à recevoir ses révélations inouïes au fond du gouffre l’écuyer obtient les siennes sur la route. Don Quichotte prend la chose de haut : “Il y a des gens qui se tourmentent pour savoir et vérifier des choses, lesquelles, une fois sues et vérifiées, ne font pas le profit d’une obole à l’intelligence et à la mémoire”. Et nous, quel sens donnerons-nous à cela ? Aucun, si ce n’est d’avoir avec Sancho la confirmation que se gratter la tête est un des gestes les plus foncièrement humains.

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Petits gestes

Dans la vie on passe beaucoup de temps à faire toute sorte de petits gestes, comme se gratter la tête, se frotter le nez, mettre ses cheveux derrière ses oreilles, appuyer son doigt sur sa joue, crisper les orteils, balancer les pieds, se mordre les os métacarpiens. Ces gestes révèlent parfois une tension interne plus ou moins intense, mais je crois que la plupart du temps ils nous servent juste à éprouver ou à vérifier notre présence corporelle à nous-mêmes, ils satisfont notre simple besoin de se toucher, comme si nous étions nos propres nounours. J’ai vu il y a quelques années un dessin animé – dont j’ai malheureusement oublié le titre  ̶  où les animaux-personnages effectuaient machinalement des petits gestes de ce type tout en parlant et en accomplissant les tâches que requérait le scénario. L’effet était hilarant, justement parce que ces gestes, qui n’atteignaient pas le statut de tics, étaient sans rapport aucun avec l’action ou les caractères. À l’inverse, dans l’oeuvre d’Andy Warhol intitulée Screen test, les personnes qui doivent se trouver chacun quatre minutes face à une caméra font très peu de ces petits gestes, ce qui leur donne l’aspect figé d’icônes : Dali met parfois le doigt sur sa joue, Susan Sontag suçote une branche de ses lunettes noires, et Jane Holzer est impressionnante d’immobilité.

Andy Warhol, Screen test, 1964-66,  Salvador Dali

Andy Warhol, Screen test, 1964-66, Jane Holzer

 

 

 

 

 

 

Un jour, j’ai observé et noté les petits gestes des passagers qui m’entouraient dans le métro. Ce qui saute aux yeux est le besoin de caresser, assez largement satisfait par la manipulation des téléphones portables, mais donnant lieu aussi à des comportements  discrètement étranges :

– Il caresse tendrement son ticket en parcourant les bords, s’arrêtant un peu plus longuement sur les coins, comme s’il voulait en évaluer tactilement le périmètre.
– Elle se ronge les ongles, place une boucle de ses cheveux sur son nez, se frotte le nez, recommence avec la boucle, remonte la lèvre supérieure pour atteindre le niveau du nez.
– Il se gratte le front, en retire une pellicule qu’il pince entre pouce et index, se mouche dans un kleenex assez usé, rajuste ses lunettes et se frotte l’oeil en passant.
– Elle essaie encore de rejoindre son nez avec sa lèvre.
– Il se cure les dents avec son ticket.
– Elle mordille l’emballage du bouquet de fleurs qu’elle tient sur ses genoux.
– Il lisse les poils de ses bras et de ses avant-bras.

Etc. Quel romancier saurait donner sens à tout cela ? Dans les romans médiocres les petits gestes sont banalement codés : se gratter la tête = être embarrassé ; se caresser le menton = réfléchir profondément. Il faut le talent de Robert Walser pour nous égayer des postures corporelles d’un écrivain qui se prépare à l’art de penser :

Il se masse le front, tiraille ses cheveux, dont il possède généralement toute une colline forestière, se frotte le nez avec l’index, se gratte peut-être aussi un peu, se mord les lèvres, affecte une expression énergique en même temps qu’apparemment froide et blasée, nettoie sa plume, s’assied sur sa chaise devant sa table vieillotte, pousse un soupir, et se met à écrire (p.7).

Tout professeur ayant surveillé une salle d’examen mesure le penchant procrastinateur de ses élèves au nombre de leurs petits gestes. Au contraire, Sancho Panza, débordé de travail quand il est devenu gouverneur de son “ínsula” dans la deuxième partie de Don Quichotte, écrit à son maître : “Mes affaires m’occupent à tel point que je n’ai le loisir ni de me gratter la tête, ni même  de me couper les ongles” (II, 51).

Il y a encore une ou deux choses à dire sur Sancho Panza et le grattage, mais pour laisser à chaque billet de ce blog des proportions convenables j’aborderai ce sujet inspirant un autre jour.

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Dire comment on va

N.B. Chers Abonnés, vous recevez aujourd’hui deux billets. Je confirme que celui-ci est à lire en premier.

Le Garçon sauvage, petit livre de Paolo Cognetti que j’avais commencé à lire assez distraitement, contient de ces richesses qui passent sur le moment quasiment inaperçues mais qui font peu à peu leur chemin, s’entremêlant à d’autres lectures et à d’autres expériences (cf billet du 10 mai).

Pendant son séjour de près de 8 mois dans un chalet du val d’Aoste, le narrateur fréquente Remigio, ouvrier maçon doté « d’un caractère contemplatif » et grand lecteur « de livres difficiles » car : « les mots qu’il connaissait ne suffisaient pas pour dire comment il allait ».

En quel sens ? lui demandai-je, intrigué. En ce sens, m’expliqua Remigio, qu’il avait toujours parlé dialecte, et que le dialecte a un lexique riche et précis pour ce qui est des lieux, des outils, des travaux, des pièces de la maison, des plantes, des animaux, mais qu’il devient vite pauvre et vague dès qu’on en vient à parler de sentiments. Tu sais comment on dit quand on est triste ? me demanda-t-il. On dit « mi sembra lungo » : « je le trouve long », en parlant du temps. C’est le temps, quand on est triste, qui ne veut plus passer. Mais l’expression vaut aussi pour quand (…) on se sent seul, qu’on n’arrive pas à dormir, qu’on n’aime plus la vie qu’on fait. Remigio décida un jour que ces trois mots ne sauraient lui suffire, il lui en fallait d’autres pour pouvoir dire comment il allait, et il se mit à les chercher dans les livres. (p. 120-121)

Ce Remigio est un original. Moi qui ne possède aucun dialecte, je m’émerveille que les habitants d’Aoste associent un sentiment de tristesse à un temps démesurément long, j’aurais tendance à y trouver quelque chose de baudelairien et à m’exclamer avec une nostalgie d’emprunt : « Comme ces dialectes sont expressifs et quel dommage qu’ils se perdent ! » Avec ma co-traductrice Marina Sala, il nous semblait par exemple incontestable que la version originale en dialecte aragonais du livre Où allons-nous ? d’Ana Tena Puy exprimait des sentiments plus touchants, plus vrais que leur traduction en espagnol standard et en français.

“Carte du Tendre”, du roman Clélie de Madeleine de Scudéry, 1654

Mais je comprends aussi parfaitement Remigio d’avoir besoin de plus de mots pour « dire comment il va ». Le dialecte de notre époque pour dire comment on va est celui de la sophrologie, sans poésie cette fois, avec ses plaques de « ressentis », de “reconstructions”, de « gestions du stress” et d’« investissements de notre corps et de nos émotions ». Un de mes grands plaisirs d’enseignante est de présenter à mes élèves le vocabulaire des sensations et des sentiments en essayant de leur faire déguster, dans leurs plus fines nuances, les mots qui expriment nos enthousiasmes, nos détestations, notre ardeur, notre indifférence, nos bonheurs et nos douleurs. Nous traversons les sentiments d’une vie, et avec ce bagage d’antonymes et de synonymes dont pas un ne l’est complètement de l’autre, chacun doit se débrouiller sans sophrologie pour dire précisément comment il aime et comment il va.

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Une confession écrite est toujours mensongère

N.B. Chers Abonnés, vous recevez aujourd’hui deux billets. Celui-ci, qui arrive en premier sur votre boîte mail, est à lire en second, car au fil des blogs comme au Royaume des cieux les premiers sont les derniers.

Le Triestin Zeno, narrateur d’Italo Svevo dont je parlais ici le 24 mai, semble affirmer l’inverse du Remigio de Paolo Cognetti : sa confession écrite qui constitue le roman La Conscience de Zeno ne peut être sincère, dit-il, car il l’écrit en italien et non en dialecte :

Une confession écrite est toujours mensongère, et nous, c’est à chaque mot toscan (comprendre « italien ») que nous mentons ! On racontera de préférence ce qui est facile à exprimer, on laissera tel fait de côté par paresse à recourir au dictionnaire… Voilà exactement ce qui détermine notre choix quand nous insistons sur tel épisode de notre vie plutôt que sur tel autre. On comprendra qu’en dialecte notre histoire n’aurait plus le même aspect (p. 497).

Il est certain que, comme je le notais à propos d’Ana Tena Puy, la même histoire sonne différemment selon qu’elle est écrite en dialecte ou en langue officielle ; il est non moins certain que le paresseux Zeno est bien plus roublard quand il cherche à dire « comment il va » que le scrupuleux Remigio. Mais dans le passage ci-dessus, Italo Svevo n’a bifurqué sur le dialecte qu’après avoir émis une considération plus générale: Une confession écrite est toujours mensongère, et son narrateur se cache ensuite derrière la langue italienne pour justifier qu’il ment, ce qui en somme est un aveu. Je serais tentée de dire à sa suite que chaque écrit personnel, quelle qu’en soit la langue, est mensonger par action ou par omission, car chaque mot qui apparaît sur notre cahier chasse d’autres mots qui affluaient en même temps dans notre tête et qui à leur manière étaient des représentants tout aussi valides de nos pensées. Les mots que nous sélectionnons nous font prendre un chemin qui barre d’autres chemins, si bien que dialecte ou pas dialecte, les questions que je me pose sont : qu’est-ce qui préside à notre choix de mots, qu’est-ce que la sincérité en littérature, et qu’est-ce qui fait que le livre de Paolo Cognetti dans sa droiture et celui d’Italo Svevo dans ses contorsions touchent et sonnent tous les deux si juste ?

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Le sentiment du porte-à-faux

L’autre jour à Merville, un jeune homme rose et rondelet distribuait à pied des prospectus dans les boîtes aux lettres des villas. Quelque chose de simple et d’avenant dans son attitude m’a poussée à lui adresser la parole. Voyant un berger allemand sans maître qui trottait sur la route et m’inquiétait un peu, je lui demande : « Il est à vous, ce chien ? » Il me répond : « Non, moi je distribue des prospectus ». Premier décalage : pour moi il n’est pas incompatible de distribuer des prospectus et d’avoir un chien avec soi. Pour lui il y a deux activités bien distinctes : promener un chien, et faire son travail de distribution de prospectus. Il me dit, main tendue : « Vous en voulez un ? » Je réponds, main tendue : « Si vous voulez.” Puis je tape de plus belle à côté : « J’ai fait ce boulot quand j’étais jeune. » Et avec un clin d’œil, tendant à nouveau la main : « Je peux vous en débarrasser. » Il se dresse avec un sourire heureux : « Je suis distributeur de prospectus. Chez moi, on l’est de père en fils”. Je suis restée un peu honteuse, en proie à un net sentiment du porte-à-faux.

Je ne trouve pas d’autre expression que celle-ci  ̶  sans doute aussi bancale que ce dont elle parle  ̶ pour désigner une forme légère de malentendu. Nous sommes les uns pour les autres à côté de la plaque, à côté du pont, debout chacun sur un îlot relié ou non, au gré des marées, à d’autres îlots. Le sentiment du porte-à-faux n’exclut pas l’estime et l’affection. Toi et moi jouons à patauger dans la mer. Tu ouvres les bras, je m’y jette, tu m’avoueras la nuit entre deux baisers que tu ne voulais d’abord que m’asperger. Ton protocole de séduction est plus espiègle que le mien, et après tout « la dissonance est la voie de l’unisson », dirait Zeno, le personnage d’Italo Svevo qui décide d’aimer Ada et se retrouve marié avec sa sœur Augusta. Arrive-t-il que je te donne exactement ce que tu souhaitais recevoir ? Ai-je reçu ce que tu pensais me donner ? Peu importe. « La vie n’est ni belle ni laide (…)    je trouve plutôt qu’elle est originale », m’assure Zeno.

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La grugée

Une vieille dame dit à la fruitière : « Vous m’avez vendu ce matin 350 grammes de bananes, je les ai pesées chez moi et sur ma balance elles faisaient 335 grammes. » La fruitière lui propose de la rembourser mais la vieille ne veut pas. Ce qu’elle veut c’est que demain, après-demain, et tout le reste de sa vieille vie mortelle et immortelle soit consacré au même rituel : acheter des fruits, s’affirmer grugée, quêter une réparation, la rejeter.

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Génophobie

Certaines personnes aujourd’hui s’intéressent à des aïeux disparus et mènent des enquêtes pour les retrouver. Je les comprends mais j’ai la tendance inverse pour des raisons assurément inverses : gavée d’hagiographie familiale guerrière, affublée d’un arbre généalogique sans exotisme, d’une suspecte homogénéité, où les filles ne figuraient que par une initiale, je suis devenue durablement « génophobe », si on peut désigner ainsi l’allergie respiratoire aux ancêtres, aux racines, et par extension à tout ce qui est de nature identitaire et nationaliste. Comme un personnage du dramaturge Alberto Conejero j’affirmerais volontiers que le nationalisme est la version collective de l’inceste.

À propos de généalogie, j’en profite pour dire que l’expression « Les chiens ne font pas des chats » me chiffonne. Je veux pouvoir être chat ou buffle si ça me chante, et que mes descendants soient perruches ou chimpanzés si ça leur convient.

Car on ne naît pas singe, on le devient, et c’est en singeant que l’on devient singe.

― C’est plus compliqué qu’ça, claque le bec d’une pie.

― Voâââre, bâille une corneille en passant.

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Le mot patrie

Patria, est le titre que le traducteur français d’Actes Sud a choisi de garder pour le grand roman basque de Fernando Aramburu paru en français en mars 2018. De passage à Paris en avril dernier, l’auteur nous a expliqué que le traducteur allemand avait fait le même choix, en raison, disait-il, des connotations nazies des équivalents disponibles.

En ce qui concerne le français, surtout après avoir parcouru l’excellent article patrie du dictionnaire en ligne CNRTL (lien 1 à la fin de ce billet), il est évident que l’éditeur et le traducteur Claude Bleton se sont montrés prudents. Le mot patrie tout seul, sans caractérisation («la patrie intellectuelle», « la patrie des marins », etc.) est devenu presque imprononçable chez nous hors d’un contexte officiel, l’acception originelle de “terre natale”, “terre de nos pères”, ayant été totalement recouverte depuis 1789 de nombreuses couches de connotations nationalistes  honorables ou douteuses.

Mais patria est également lourdement chargé en espagnol, et je me suis demandé pourquoi Fernando Aramburu avait intitulé son livre ainsi. Il m’a semblé que le mot revêtait dans ce roman deux sens très distincts qui en résument le propos : pour les séparatistes de l’ETA, la patria est le pays basque en opposition violente avec El Estado, l’Etat espagnol oppresseur. Si je suis basque je combats cet Etat qui prétend me forcer à faire de l’Espagne ma patrie. Le mot n’est pas réservé au pays basque : un gentil film catalan de 2017 intitulé Patria exalte les exploits d’un héros mythique, Otger Cataló, sorte de Cid catalan qui aurait reconquis le territoire au VIIIème siècle… On dirait donc que le retour de patria ranime la braise des divers nationalismes dont il est en même temps l’effet. Toutefois, Aramburu nous a expliqué que pour lui patria a un sens affectif qui correspondrait davantage à ce que les Espagnols appellent patria chica (petite patrie) : les coutumes, les paysages, les aliments, les souvenirs d’enfance, et l’euskera, cette langue extraordinaire qui tient une place importante dans le roman. L’objet principal du livre est de montrer comment pendant un demi-siècle s’est opéré un brouillage et un écartèlement déchirants entre toutes ces nuances du mot patria (recension pour La Cause Littéraire, lien 2, fin de ce billet).

Il arrive que, en un court laps de temps, un même mot ou une même notion vienne par hasard frapper plusieurs fois à une porte de notre esprit : en lisant l’autre jour le livre que l’écrivain italien Paolo Cognetti consacre aux mois qu’il a passés en solitaire dans le Val d’Aoste, marchant dans des zones frontalières qui pouvaient appartenir à l’Italie, à la Suisse ou à la France, j’ai trouvé un équivalent approximatif de la patrie souhaitée par Aramburu :

L’idée de patrie (…) chez les montagnards, ne se rapporte jamais à la nation mais à une langue, aux noms que l’on donne aux choses et aux lieux, au cycle des travaux saisonniers, à la juste façon de les faire (p. 28).

Lorsque j’ai vu que la langue figurait en première place dans l’énumération de Cognetti et que, dit-il un peu plus loin, le nom est ce qui disparaît en dernier après la ruine des villages, son récit est entré à son tour en résonance avec la littérature en langue aragonaise que j’ai découverte il y a deux ans par les éditions de La Ramonda (lien 3 à la fin de ce billet), puis avec un livre presque introuvable de la poète et traductrice Mireille Gansel : Traduire comme transhumer (éditions Calligrammes, 2014, p. 66). Pour les bergers provençaux qui se déplacent avec leurs moutons, explique-t-elle, la langue provençale est une sorte de patrie, de maison, une “langue-toit ».

La patrie la plus sympathique, c’est en somme la langue, ou plutôt les langues, puisque dans cette demeure accueillante il n’y a pas d’apatride, mais autant de « bipatrides » et de “multipatrides » qu’il y a de bilingues et de multilingues.

http://www.cnrtl.fr/definition/patrie

http://www.lacauselitteraire.fr/patria-fernando-aramburu

http://www.laramonda.com/ramonda1.htm 

 

 

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Entrelacs de printemps

Jan Fabre. Lustre du plafond de la Salle des glaces du Palais Royal de Bruxelles

Les rues s’enlacent les unes les autres en un réseau de boucles et de circonvolutions harmonieuses. Pas d’impasse ici : chaque rue s’enroule à d’autres lianes et le point d’arrivée compte peu.

Je débouche sur une place triangulaire ombragée de marronniers en fleurs, et une singulière sensation de bien-être monte en moi. Cette place inconnue est à moi. Je lève les yeux à la pointe du triangle et je vois mon prénom inscrit sur une plaque bleue. Est-il possible que cette place soit officiellement la mienne ? Quel fil invisible m’a conduite ici ? Je lis sur une deuxième plaque : « Place Nathalie… 1827-1921 ». Longévité de bon augure, si la durée de ma vie doit être identique à celle dont je suis l’avatar. Une curiosité joyeuse me picote l’âme : qui étais-je au juste ? « Nathalie Lemel, militante féministe, cofondatrice de l’Union des femmes pour la défense de Paris, 1871 ». Sur quel champ de bataille cette Nathalie m’appelle-t-elle à lui succéder ?

Je m’arrête à présent devant une galerie qui m’ouvre des pistes colorées : “Palimpsestes”, dit la vitrine. Aujourd’hui ce mot s’accorde à tout et j’ai l’impression que rien ne sera jamais perdu.

Qu’est-ce que le cerveau humain, me souffle Baudelaire, sinon un palimpseste immense et naturel ? (…) Mon cerveau est un palimpseste et le vôtre aussi, lecteur. Des couches innombrables d’idées, d’images, de sentiments sont tombées successivement sur votre cerveau, aussi doucement que la lumière. Il a semblé que chacune ensevelissait la précédente. Mais aucune en réalité n’a péri.

L’entrelacs des rues nous découvre nos vies antérieures et les fibres de nos profondes légendes réapparaissent dans le palimpseste, faisant vibrer des couches plus profondes, me disais-je en ce printemps 2008, avant d’éprouver qu’il y a aussi de vraies pertes : lentes, répétitives, définitives. Et Baudelaire le savait bien.

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Sacha

Je veux faire mon nid de ce que je trouve sur la plage : lanières de caoutchouc, sporanges, algues en plumeau, en grenade, en étoupe, coquilles ensablées, méduses en tutu, bûches calcinées, couteaux brillants comme des anguilles pétrifiées.
Je voudrais sentir entre mes doigts le grain de la mer, caresser le velours, la peau fluide de la mer mordorée.

Je reste là, assise sur le sable, attendant je ne sais quoi.

Un enfant de quatre ans s’avance avec sa mère. Ils s’installent, elle le déshabille entièrement. Avril, ne te découvre pas d’un fil, dit en moi une voix aigrelette, je frissonne dans ma gabardine, moi.

L’enfant va droit dans la mer. Il patauge, ravi de l’écume sur ses genoux, ses cuisses, du sable qui remue et se dérobe sous ses pieds. La mère assise joue sur son smartphone. Ces vagues sont inégales, l’enfant s’enfonce ! La mère lève la tête, crie d’une voix faible : « Va pas trop loin, chéri » et retourne à son smartphone. L’enfant a de l’eau jusqu’à la taille, il titube dans la mer glaciale en poussant des cris de joie. Il fait gicler l’eau avec ses mains. « Sacha, reviens, tu es trop loin » murmure la grosse mère. Un bateau à moteur passe, le sillage va déséquilibrer Sacha ! Tourné vers le large, il saute dans les vagues. L’eau lui arrive au milieu du dos, il regarde un instant sa mère avant de s’avancer plus loin, tout seul, agitant ses petites mains dans l’écume. “Sacha ! » dit la voix molle.

Sacha ne s’est pas noyé, sa mère le réchauffe en le berçant dans ses bras. Ma main écrase un coquillage dans la poche de ma gabardine.

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