Amour, élan, musique (avec Sarraute et Michaux)

Je t’aime est merveilleux quand il est suspendu dans l’air avant la déclaration. Nathalie Sarraute a consacré plusieurs textes à ce moment intense du juste avant, où chaque regard, chaque geste, chaque parole anodine semblent flotter dans l’orbe magique du mot non encore proféré. Je crois d’ailleurs qu’au moment de sa mort elle était en train d’écrire une pièce autour du mot amour, et il me plaît d’imaginer qu’elle a consacré ses dernières forces à ces tropismes heureux.

Je n’aime pas beaucoup un certain usage du mot désir bien que j’aime infiniment ce que contient le désir. Avec Henri Michaux je préfère lui substituer le mot élan :

  Ni l’amour n’est primordial, ni la haine, mais l’élan (comme est le jeu de l’enfant dans les vagues et le sable). L’élan est primordial, qui est à la fois appétit, lutte, désir.

Et Michaux lui associe la musique :

La musique exprime cet élan, qui ne se différencie pas, qui ne se proclame pas amour ni surtout tel amour sur lequel on le mettrait en défaut plus tard, en état d’inconséquence, l’obligeant à violence, opposition, agressivité.

Avant la parole, la musique :                                                       Art des sources, art qui sait rester dans l’élan.

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… ! :-(

N’aimant pas beaucoup les points d’exclamation, je suis séduite par cette phrase de Scott Fitzgerald : « Enlevez-moi tous ces points d’exclamation. Un point d’exclamation est comme rire de vos propres plaisanteries ».

Mais que penserait-il de ces pastilles jaunes qui s’écrient : ― Je ris, et vous êtes gaiement invités à rire avec moi : finement, franchement, à une larme, à plusieurs larmes, tête renversée, yeux révulsés, en montrant les dents, en clignant de l’œil, en tirant la langue, en levant un pouce, deux pouces, en applaudissant et en vous envoyant des cœurs et des baisers.

Peut-être trouverait-il après tout qu’il y a là beaucoup de nuances dans la bonne humeur, dans l’imaginaire positif comme on dit, et peut-être serait-il d’accord avec une initiative prise par l’Oxford Dictionary en 2015 :

L’Oxford Dictionary élit comme mot de l’année… l’emoji qui rigole avec larme de joie !

Mais Scott Fitzgerald penserait immédiatement que les points de suspension suivis du point d’exclamation que j’écris pour rapporter cette nouvelle sont pires que les triples points d’exclamation des publicités, et qu’ils sont là pour dire : « Attention, je vais vous étonner par un paradoxe tellement loufoque ! … Ah, ces Anglais ! » Il me donnerait le conseil de débarrasser ma phrase au plus vite de tout ça, et je crois que les lexicologues oxfordiens l’approuveraient avec un fin sourire et un « firm handshake ».

 

Lien vers une émission de France Culture sur le smiley, l’emoji et l’émoticone : https://www.franceculture.fr/emissions/du-grain-moudre-dete/parlez-vous-lemoticone

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Recto-verso

Si comme moi vous gardez, par mesure d’économie et d’écologie, vos feuilles imprimées, et que vous les remettez dans l’imprimante pour en faire un tirage personnel au verso, votre vertu sera parfois récompensée par le dévoilement d’affinités fortuites entre les deux faces de votre feuille de papier.
J’ai imprimé l’autre jour neuf traductions françaises du fameux haïku de Bashô :

Le vieil étang
Une grenouille plonge
Le bruit de l’eau

De l’autre côté de ma feuille j’ai découvert un bout d’article, photocopié je ne sais quand ni par qui, sur le peintre Théodore Rousseau, qui parle de paysages où je me plais maintenant à faire sauter les grenouilles de Bashô afin de prolonger la rencontre et de diffuser en moi les ondes bienfaisantes de l’imprévu.

Théodore Rousseau, Mare au crépuscule, vers 1850.collection privée.

Bien sûr, vous serez plus souvent amené à réunir sur votre feuille un avis d’échéance et un mauvais bulletin scolaire de votre enfant qu’à produire d’étincelants hasards objectifs. Certaines coïncidences inquiétantes vous donneront même envie d’éliminer du monde tout verso : ce n’est qu’au moment d’embarquer dans l’avion que j’ai aperçu, en retournant la photocopie qui me servait de billet, une reproduction en noir et blanc de La Mort de Sardanapale de Delacroix. J’ai commencé à présager une réplique de l’accident d’avion dont le pilote avait entraîné dans son suicide les 150 passagers, il y a quelques années. Puis j’ai tourné la page et mon avion a atterri sans s’écraser.

« J’ai tourné la page », ai-je écrit. Cette expression courante sera-t-elle bientôt vide de sens concret ? On peut encore jouer sa fortune et sa vie sur une carte à jouer retournée, mais les choses qu’on lit tendent à n’avoir plus qu’un côté. Les liseuses ont des pages numérotées à défilement horizontal mais pas de verso. Les textes à défilement vertical de nos écrans – comme d’ailleurs les articles de ce blog – peuvent regorger d’interfaces et de liens transmédias, mais ils sont sans verso, sans dos, sans revers. Notre esprit perdra-t-il quelque chose en perdant les versos, et avec eux le geste de tourner la page ?

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Vieux de chez vieux

Lorsqu’on est un vieux le principal événement de la vie c’est qu’on est un vieux. Ça se décline à plusieurs cas : au nominatif, au génitif, au locatif…

Ça se décline à tous les cas des vieilles langues, qui sont le même cas, parce qu’il est bien morne d’être vieux de vieux, d’être vieux de chez vieux.

Jacob Jordaens. Double étude d’une tête de vieillard

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Deux portés

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Changer de mari

Parfois je me demande pourquoi telle femme a changé de mari/compagnon alors qu’avant je me demandais pourquoi elle supportait son précédent mari/compagnon. L’un n’était pas pire que l’autre et l’autre n’était pas mieux que l’un.

Conclusion : nous sommes des êtres instables et fidèles au mariage/compagnonnage.

 

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Le poème de Frédéric

De retour au lycée après sa longue maladie, Frédéric Xiaofei Lin me présente d’un air mystérieux trois poèmes : ― Lequel vous préférez, Madame ?

Ce sont trois poèmes adolescents d’amour. Je désigne par hasard ou par discernement celui que ses grandes sœurs n’ont pas corrigé.

Je vois encore son air content. Quelques mois plus tard, Frédéric quittait définitivement le lycée, l’amour, la poésie.

J’ai retrouvé sur sa page Facebook son appréciation sur la littérature :     

– KIFF FLAUBERT, MAUPASSANT. 

Mais je n’y ai pas trouvé ce qu’absurdement je cherchais : une trace quelconque du poème d’amour.

Frédéric a disparu il y a bientôt sept ans mais sa page Facebook est toujours là, avec ses émoticones, ses mdr et ses vannes aux copains. Rien de plus navrant que la page Facebook d’une jeune personne disparue.

La seule chose que j’espère, c’est que Frédéric ait osé donner son poème à Justine, à Weiwei, à Céline, et surtout à Mengru qui a pleuré si fort à son enterrement, et qu’elle l’ait gardé en mémoire de lui.

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Brève rencontre

Une vieille dame propre et très bossue ramasse à grands efforts une chose microscopique sur le trottoir. J’ai envie de l’aider, mais j’ai peur que ce qu’elle pense devoir ramasser soit imaginaire, et je passe mon chemin.

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Le mot Fragrance

Je suis un peu gênée en entendant le mot fragrance en français, à cause du redoublement de ses r qui tient du gargarisme et accentue laidement le parfum dont il fait l’éloge. C’est un peu comme si je partageais l’ascenseur d’une personne trop aspergée d’eau de toilette et qui me tousse dessus. En cherchant le mot fragrance sur Google vous serez au mieux dirigé vers le site de Sephora ou de Planet parfum, et au pire vers un certain site anglais qui confine à la pornographie.

En littérature, il me suffit d’un mot comme celui-ci dans un texte pour qu’au lieu de suivre tranquillement le fil des lignes de mon livre, j’y trouve un petit nœud qui, sans arrêter vraiment ma lecture, me gratte un peu la peau. Certains écrivains facétieux ne peuvent d’ailleurs pas s’empêcher d’employer fragrance à contresens : La poignante fragrance de fauve qui s’étalait en nappes épaisses dans l’atmosphère de la pièce, une pathétique odeur de colique rentrée (Raymond Queneau, Pierrot, exemple donné par le dictionnaire CNRTL).

Il n’y a pas loin du Capitole à la roche tarpéienne et des jardins de Sémiramis au cloaque.

Franco Corelli : “E lucevan le stelle”… Tosca, Puccini

Dans ces moments je délaisse le français pour me tourner vers l’italien dont les roulades ont plus d’allure que nos grasseyements crachotants : Entrava ella « fragrrrante », chante l’amant désespéré de Tosca. Puis je me tourne vers l’espagnol et je note que mon dictionnaire royal et académique renvoie fragrante à fragante et fragrancia à fragancia. Dans le monde hispanique on se contente de la fragancia pour s’enivrer du parfum des roses et la poésie n’y perd rien :

Yo supe de dolor desde mi infancia,
mi juventud… ¿fue juventud la mía?
Sus rosas aún me dejan su fragancia
una fragancia de melancolía.

Rubén Darío, Chants de vie et d’espérance

« Les roses de ma jeunesse me laissent una fragancia de melancolía  ̶ mais ai-je eu une jeunesse ?  ̶  » se demande mélancoliquement le poète nicaraguayen.

Jardins du Generalife, Grenade

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Faire du mal (avec Antonio Porchia)

 

 

 

 

 

 

« Cuando no me hago daño temo hacer daño », dit le poète argentin Antonio Porchia dans la 143ème des 1182 pensées que contient son recueil unique et magnifique Voces reunidas, (Voix réunies).

Traduction possible : « Quand je ne me fais pas de mal je crains de faire du mal. »

Cette « voix » me parle si directement et si simplement que je ne peux m’empêcher d’y mêler la mienne en écrivant :

C’est la crainte de mal faire et de faire le mal qui me fait le plus de mal.

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