Un petit garçon et une petite fille

Dans le documentaire autobiographique de Jonas Mekas Remembrance, un joli petit garçon et une jolie petite fille d’environ 6 ans sont filmés par une grosse caméra. Le joli petit garçon la regarde avec curiosité, l’air de se demander comment fonctionne ce truc. La jolie petite fille la regarde d’un sourire gêné et détourne le visage.

La scène dure moins d’une minute.

Le petit garçon verra et apprendra, j’espère. La petite fille oubliera d’être vue, oubliera d’autres choses, puis apprendra, j’espère.

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Sur l’habitude de lire les fautes d’orthographe

Au fil des ans et des jours et des heures je règle ma lunette d’approche sur  les diverses sortes de fautes d’orthographe.

– Fautes sur les copies d’élèves, sur les brouillons et manuscrits d’amis (sans oublier les miens) : regard d’aigle, se voulant aussi aigu que la pointe bic qui guette, souligne et apostille.

– Fautes sur les mails, textos, posts Facebook et sur tout ce qui porte des noms anglais : regard mou, transversal, concentré sur l’intention du message car les temps sont ce qu’ils sont. J’écris, tu écris, nous saisissons nos textes sans tenir compte des asticots bleus et rouges qui se tortillent sous nos mots. Nos curseurs clignotent et nos pouces dérapent du s au q et du j au k de nos smartphones posés sur nos leggings et nos jeans skinny dans les soubresauts du métro.

– Fautes sur les panneaux de signalisation des routes, des gares, des noms de villes, de rues, de magasins : regard étrangement inquiet. Où ? Qui ? Quoi ?

– Fautes sur les gros titres du Monde, sur les beaux et bons livres : mes narines se pincent comme si je respirais l’odeur d’un pet dans une parfumerie.

– Fautes volontaires des poètes qui aiment mettre la langue en pénitence : mon regard se veut accueillant, mon estomac se contracte, j’abandonne.

– Fautes involontaires des vestales de la langue qui s’indignent du relâchement de l’orthographe : mon œil se cligne et je retiens un mauvais sourire.

– Etc.

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Sensation de base

Cette densité contradictoire de toutes les choses.

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L’oiseau de l’aube

Plus souvent disposée à exprimer mes enthousiasmes que mes déceptions, je dirai toutefois que je ne suis pas emballée par cette citation de l’auteur de La Maison, Julien Gaillard, figurant au dos du fascicule ci-contre, et révélatrice à mes yeux du climat de fausse poésie qui règne dans la pièce donnée au théâtre de la Colline :

Cette nuit,
l’oiseau mort
a chanté jusqu’à l’aube.

Une voix en moi dit sévèrement :
― Ce n’est pas parce qu’un oiseau mort chante pour faire original, qu’un alexandrin est coupé en trois pour faire haïku, et qu’un texte est constitué des mots nuit, oiseau, chanté, aube, que l’on a écrit un poème.

Pas si facile, l’oiseau en poésie ! Pour le saisir, « attendre s’il le faut pendant des années », disait Prévert il y a 72 ans.

Mais il se trouve qu’à l’instant où je copiais le texte de Julien Gaillard, j’ai été interrompue par un coup de fil qui l’a suspendu ainsi pendant la durée de ma conversation téléphonique :

Cette nuit
l’oiseau mort
a chanté jusqu’à l’

Pas si mort, l’oiseau dont l’aile efface l’aube !

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Résolution pour 2018

M’occuper, non de ce que j’ai fait, mais de ce que j’ai à faire, car cela seul m’appartient.

Peu de temps après avoir pris cette résolution j’ai trouvé en écho dans un Monde des livres cette remarque de Ian Bostridge : « Vous n’êtes pas ce que vous avez fait, vous êtes ce vers quoi vous allez. »

Oui, mais comme ce vers quoi je vais a du rapport avec ce que j’ai fait, je vais sélectionner fin 2018 les meilleurs articles de ces trois années de blog pour les relier en livre auto-édité et les offrir aux personnes qui m’ont lue et encouragée.

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Sereine et dépitée

Le mot sérendipité que l’on entend depuis quelque temps nous vient de l’anglais. Sans en décortiquer l’origine et le sens déjà présents dans certains dictionnaires, disons qu’il s’applique au tâtonnement à l’œuvre dans toute recherche et signifie qu’on trouve parfois autre chose que ce qu’on cherche, qu’on trouve sans le chercher ce qu’on a cherché sans le trouver, etc.

Comme beaucoup de ces mots anglo-saxons qui collent une étiquette à ce qu’on sentait et qu’on ne savait pas dire, sérendipité me satisfait d’un côté et me déçoit de l’autre car il élimine le hasard contenu dans sa définition. Il m’empêche de tâtonner.

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Voir les couleurs

Il y a plus d’une manière de voir les couleurs.

Homère (Pergamon museum, Berlin)

Quand dans ma jeunesse j’envisageais d’enseigner la littérature à un public de non-voyants (ce que je n’ai finalement pas fait), je me demandais s’il était désespérant pour eux de lire des textes qui parlent de lumières et d’arcs-en-ciel, et je me disais que je serais peut-être maladroite d’étudier avec eux Rimbaud avec ses bleuités délirantes et ses lettres colorées. Pierre Villey dans son remarquable livre Le Monde des aveugles m’avait déjà à cette époque largement détrompée : souvent les poèmes préférés des non-voyants sont ceux qui foisonnent de couleurs, au point que la couleur se confond pour eux avec le poétique. Après tout ceci n’est pas surprenant : les écrits d’Homère, d’Abu al ‘ala Ma’arri, et de tous les poètes dits aveugles ne sont dépourvus ni de lumière ni de couleurs, et c’est méconnaître les pouvoirs de la littérature que de l’envisager exclusivement sous l’angle de la restitution du réel connu du lecteur.

Mais j’ai appris il y a quelques semaines en lisant Michel Pastoureau (p. 36-37), que la couleur fait justement partie du réel connu des non-voyants : « un non-voyant de naissance possède à peu près la même culture chromatique qu’un voyant ». Par le fait qu’il vit en société avec des voyants, le non-voyant est parfaitement apte à penser les couleurs et à en parler. Pastoureau en conclut qu’avant d’être des matières, des lumières, des sensations ou des perceptions, les couleurs sont des catégories mentales, des “cases préconçues, prêtes à être activées, remplies, mises en oeuvre, pensées, nommées, classées (…)”

Par l’exercice ci-dessous, Pastoureau souligne la difficulté que l’on éprouve à lire rapidement, non pas le terme de couleur, mais la couleur des lettres qui le composent. “Les mots sont toujours plus forts que les colorations.”

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Passer

Je fuis les gens qui me disent : « C’est pas ça ». Je doute des gens qui me disent : « C’est ça”, mais je les crois. Je fuis les censeurs qui me barrent la route. Je doute des flatteurs qui me laissent passer, mais l’essentiel, aujourd’hui, pour moi, c’est de passer.

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Dalles d’autorité

 

 

 

 

 

 

 

Le jeune Toné, personnage d’une nouvelle de Severino Pallaruelo, passe pour un imbécile dans son village, et il y est si méprisé que même quand il obtient l’emploi respectable de camionneur-livreur de yaourts pour un supermarché de Saragosse : « Au village, l’emploi de Toné eut pour conséquence que l’on perdit tout respect envers le yaourt, la circulation à Saragosse et les supermarchés ».

Cette annulation systématique de certains êtres qui contamine tout ce qu’ils font et tout ce qu’ils touchent, leur bouchant à jamais tout horizon, a résonné en moi avec le propos d’un des livres les plus intéressants et les plus méconnus de Nathalie Sarraute : « disent les imbéciles », où l’on voit comment des hiérarchies préétablies empêchent les idées libres et vivantes de se développer. Un de ces êtres anonymes qui surgissent dans le roman se recroqueville et se condamne ainsi d’avance lui-même : « Son petit cerveau d’où les idées sortent toujours désarmées… Son cerveau qui ne peut mettre au monde que des idées mort-nées, nourries de son sang, son lourd sang vicié… »

Me vient maintenant à l’esprit un souvenir qui peut prolonger ce propos : après avoir relu et apprécié l’an dernier Dominique de Fromentin j’ai découvert le jugement qu’en fait Proust en trois mots : « Court et niais ». Ce roman dont j’admire la finesse et la mélancolie devenait une petite chose méprisable, et j’ai eu l’impression que Proust m’envoyait un verre d’eau froide à la figure avec ce « court et niais » qui me jetait en passant, moi qui aimais Fromentin, dans la catégorie des imbéciles, des niais et des Toné.

Lisons les livres de Sarraute, de Pallaruelo et de tous ceux qui aident à soulever ces dalles d’autorité. Supportons aussi que Proust soit quelquefois injuste et mal luné.

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Gémissements

Ce matin, ma table gémit à chaque mot que je tape et ça m’angoisse. Elle gémit littéralement par petits cris « ouh… ouh… », comme si un enfant apeuré s’était caché sous la table et n’osait pas se plaindre trop fort. L’enfant sait qu’il ne faut pas déranger les grands qui travaillent mais il ne peut pas s’empêcher de se rappeler un peu à l’attention, “ouh… ouh… ouh… “

Ai-je des acouphènes ou suis-je en train d’écraser un petit animal ? Mais quel petit animal pourrait venir gémir sous les pieds de ma table ? Il n’y a pas de souris ni de poussin ici et les araignées ne crient pas. D’ailleurs ma crainte d’écraser quelque chose ou quelqu’un quand j’écris m’est suspecte comme un prétexte que je me donne pour m’empêcher d’écrire.

Je m’aperçois que quand je quitte le clavier et que j’écris à la main la table ne gémit plus. Je la recale sur ses pieds et j’écris sur mon cahier :

« Tu as raison, table. Je tape trop fort et tes jambes en prennent un coup. Je martèle mon ordi comme si, emportée par je ne sais quelle rage, je cognais le dos d’un enfant en chantant à tue-tête “Le fromage est battu”. Je dois griffonner mes premiers jets sur le cahier d’abord, puis en saisir la substance sur l’ordi en patience et en douceur, puis choisir ce que je décide de garder, puis coller en bas de ma page ce que j’ai coupé, mais sans l’éliminer totalement car je peux vouloir reprendre des éléments dont je me serais trop impétueusement débarrassée. Table, je sens que tu m’as suggéré la bonne méthode. »

Satisfaite, je me recule sur mon fauteuil qui se met à grincer.

Tout conspire à m’empêcher d’écrire.

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