Le mot Fragrance

Je suis un peu gênée en entendant le mot fragrance en français, à cause du redoublement de ses r qui tient du gargarisme et accentue laidement le parfum dont il fait l’éloge. C’est un peu comme si je partageais l’ascenseur d’une personne trop aspergée d’eau de toilette et qui me tousse dessus. En cherchant le mot fragrance sur Google vous serez au mieux dirigé vers le site de Sephora ou de Planet parfum, et au pire vers un certain site anglais qui confine à la pornographie.

En littérature, il me suffit d’un mot comme celui-ci dans un texte pour qu’au lieu de suivre tranquillement le fil des lignes de mon livre, j’y trouve un petit nœud qui, sans arrêter vraiment ma lecture, me gratte un peu la peau. Certains écrivains facétieux ne peuvent d’ailleurs pas s’empêcher d’employer fragrance à contresens : La poignante fragrance de fauve qui s’étalait en nappes épaisses dans l’atmosphère de la pièce, une pathétique odeur de colique rentrée (Raymond Queneau, Pierrot, exemple donné par le dictionnaire CNRTL).

Il n’y a pas loin du Capitole à la roche tarpéienne et des jardins de Sémiramis au cloaque.

Franco Corelli : “E lucevan le stelle”… Tosca, Puccini

Dans ces moments je délaisse le français pour me tourner vers l’italien dont les roulades ont plus d’allure que nos grasseyements crachotants : Entrava ella « fragrrrante », chante l’amant désespéré de Tosca. Puis je me tourne vers l’espagnol et je note que mon dictionnaire royal et académique renvoie fragrante à fragante et fragrancia à fragancia. Dans le monde hispanique on se contente de la fragancia pour s’enivrer du parfum des roses et la poésie n’y perd rien :

Yo supe de dolor desde mi infancia,
mi juventud… ¿fue juventud la mía?
Sus rosas aún me dejan su fragancia
una fragancia de melancolía.

Rubén Darío, Chants de vie et d’espérance

« Les roses de ma jeunesse me laissent una fragancia de melancolía  ̶ mais ai-je eu une jeunesse ?  ̶  » se demande mélancoliquement le poète nicaraguayen.

Jardins du Generalife, Grenade

Publié dans grattilités, Istmica | Laisser un commentaire

Faire du mal (avec Antonio Porchia)

 

 

 

 

 

 

« Cuando no me hago daño temo hacer daño », dit le poète argentin Antonio Porchia dans la 143ème des 1182 pensées que contient son recueil unique et magnifique Voces reunidas, (Voix réunies).

Traduction possible : « Quand je ne me fais pas de mal je crains de faire du mal. »

Cette « voix » me parle si directement et si simplement que je ne peux m’empêcher d’y mêler la mienne en écrivant :

C’est la crainte de mal faire et de faire le mal qui me fait le plus de mal.

Publié dans Istmica, petites phrases | Laisser un commentaire

Un petit garçon et une petite fille

Dans le documentaire autobiographique de Jonas Mekas Remembrance, un joli petit garçon et une jolie petite fille d’environ 6 ans sont filmés par une grosse caméra. Le joli petit garçon la regarde avec curiosité, l’air de se demander comment fonctionne ce truc. La jolie petite fille la regarde d’un sourire gêné et détourne le visage.

La scène dure moins d’une minute.

Le petit garçon verra et apprendra, j’espère. La petite fille oubliera d’être vue, oubliera d’autres choses, puis apprendra, j’espère.

Publié dans Brèves rencontres | Laisser un commentaire

Sur l’habitude de lire les fautes d’orthographe

Au fil des ans et des jours et des heures je règle ma lunette d’approche sur  les diverses sortes de fautes d’orthographe.

– Fautes sur les copies d’élèves, sur les brouillons et manuscrits d’amis (sans oublier les miens) : regard d’aigle, se voulant aussi aigu que la pointe bic qui guette, souligne et apostille.

– Fautes sur les mails, textos, posts Facebook et sur tout ce qui porte des noms anglais : regard mou, transversal, concentré sur l’intention du message car les temps sont ce qu’ils sont. J’écris, tu écris, nous saisissons nos textes sans tenir compte des asticots bleus et rouges qui se tortillent sous nos mots. Nos curseurs clignotent et nos pouces dérapent du s au q et du j au k de nos smartphones posés sur nos leggings et nos jeans skinny dans les soubresauts du métro.

– Fautes sur les panneaux de signalisation des routes, des gares, des noms de villes, de rues, de magasins : regard étrangement inquiet. Où ? Qui ? Quoi ?

– Fautes sur les gros titres du Monde, sur les beaux et bons livres : mes narines se pincent comme si je respirais l’odeur d’un pet dans une parfumerie.

– Fautes volontaires des poètes qui aiment mettre la langue en pénitence : mon regard se veut accueillant, mon estomac se contracte, j’abandonne.

– Fautes involontaires des vestales de la langue qui s’indignent du relâchement de l’orthographe : mon œil se cligne et je retiens un mauvais sourire.

– Etc.

Publié dans Non classé | Un commentaire

Sensation de base

Cette densité contradictoire de toutes les choses.

Publié dans petites phrases | Laisser un commentaire

L’oiseau de l’aube

Plus souvent disposée à exprimer mes enthousiasmes que mes déceptions, je dirai toutefois que je ne suis pas emballée par cette citation de l’auteur de La Maison, Julien Gaillard, figurant au dos du fascicule ci-contre, et révélatrice à mes yeux du climat de fausse poésie qui règne dans la pièce donnée au théâtre de la Colline :

Cette nuit,
l’oiseau mort
a chanté jusqu’à l’aube.

Une voix en moi dit sévèrement :
― Ce n’est pas parce qu’un oiseau mort chante pour faire original, qu’un alexandrin est coupé en trois pour faire haïku, et qu’un texte est constitué des mots nuit, oiseau, chanté, aube, que l’on a écrit un poème.

Pas si facile, l’oiseau en poésie ! Pour le saisir, « attendre s’il le faut pendant des années », disait Prévert il y a 72 ans.

Mais il se trouve qu’à l’instant où je copiais le texte de Julien Gaillard, j’ai été interrompue par un coup de fil qui l’a suspendu ainsi pendant la durée de ma conversation téléphonique :

Cette nuit
l’oiseau mort
a chanté jusqu’à l’

Pas si mort, l’oiseau dont l’aile efface l’aube !

Publié dans Non classé | Laisser un commentaire

Résolution pour 2018

M’occuper, non de ce que j’ai fait, mais de ce que j’ai à faire, car cela seul m’appartient.

Peu de temps après avoir pris cette résolution j’ai trouvé en écho dans un Monde des livres cette remarque de Ian Bostridge : « Vous n’êtes pas ce que vous avez fait, vous êtes ce vers quoi vous allez. »

Oui, mais comme ce vers quoi je vais a du rapport avec ce que j’ai fait, je vais sélectionner fin 2018 les meilleurs articles de ces trois années de blog pour les relier en livre auto-édité et les offrir aux personnes qui m’ont lue et encouragée.

Publié dans Non classé | Laisser un commentaire

Sereine et dépitée

Le mot sérendipité que l’on entend depuis quelque temps nous vient de l’anglais. Sans en décortiquer l’origine et le sens déjà présents dans certains dictionnaires, disons qu’il s’applique au tâtonnement à l’œuvre dans toute recherche et signifie qu’on trouve parfois autre chose que ce qu’on cherche, qu’on trouve sans le chercher ce qu’on a cherché sans le trouver, etc.

Comme beaucoup de ces mots anglo-saxons qui collent une étiquette à ce qu’on sentait et qu’on ne savait pas dire, sérendipité me satisfait d’un côté et me déçoit de l’autre car il élimine le hasard contenu dans sa définition. Il m’empêche de tâtonner.

Publié dans grattilités | Laisser un commentaire

Voir les couleurs

Il y a plus d’une manière de voir les couleurs.

Homère (Pergamon museum, Berlin)

Quand dans ma jeunesse j’envisageais d’enseigner la littérature à un public de non-voyants (ce que je n’ai finalement pas fait), je me demandais s’il était désespérant pour eux de lire des textes qui parlent de lumières et d’arcs-en-ciel, et je me disais que je serais peut-être maladroite d’étudier avec eux Rimbaud avec ses bleuités délirantes et ses lettres colorées. Pierre Villey dans son remarquable livre Le Monde des aveugles m’avait déjà à cette époque largement détrompée : souvent les poèmes préférés des non-voyants sont ceux qui foisonnent de couleurs, au point que la couleur se confond pour eux avec le poétique. Après tout ceci n’est pas surprenant : les écrits d’Homère, d’Abu al ‘ala Ma’arri, et de tous les poètes dits aveugles ne sont dépourvus ni de lumière ni de couleurs, et c’est méconnaître les pouvoirs de la littérature que de l’envisager exclusivement sous l’angle de la restitution du réel connu du lecteur.

Mais j’ai appris il y a quelques semaines en lisant Michel Pastoureau (p. 36-37), que la couleur fait justement partie du réel connu des non-voyants : « un non-voyant de naissance possède à peu près la même culture chromatique qu’un voyant ». Par le fait qu’il vit en société avec des voyants, le non-voyant est parfaitement apte à penser les couleurs et à en parler. Pastoureau en conclut qu’avant d’être des matières, des lumières, des sensations ou des perceptions, les couleurs sont des catégories mentales, des “cases préconçues, prêtes à être activées, remplies, mises en oeuvre, pensées, nommées, classées (…)”

Par l’exercice ci-dessous, Pastoureau souligne la difficulté que l’on éprouve à lire rapidement, non pas le terme de couleur, mais la couleur des lettres qui le composent. “Les mots sont toujours plus forts que les colorations.”

Publié dans Non classé | Un commentaire

Passer

Je fuis les gens qui me disent : « C’est pas ça ». Je doute des gens qui me disent : « C’est ça”, mais je les crois. Je fuis les censeurs qui me barrent la route. Je doute des flatteurs qui me laissent passer, mais l’essentiel, aujourd’hui, pour moi, c’est de passer.

Publié dans petites phrases | Laisser un commentaire