Grains de voix

J’aurais aimé connaître le grain de voix de Molière et de Baudelaire. J’imagine Molière un peu nasillard en train de dire : « Pendard ! » prononcé « Pendèèrrre », avec le r roulé. Il y a pour moi adéquation parfaite entre cet accent baroque et la personnalité de Molière, alors que je dois faire un effort pour imaginer la voix de Baudelaire : palatale, un peu enrouée peut-être, avec une lenteur dans le débit de parole. Dommage qu’il n’y ait pas eu un Nadar du son au XIXème siècle.

Cela n’aurait peut-être rien donné car l’auditeur est tributaire des conditions techniques de la prise de son. Chaque époque ayant aussi son accent et sa diction indépendants de celui qui parle, j’ai plus de mal à faire abstraction de ce qui n’est pas personnel dans une voix anciennement enregistrée que de vêtements d’époque sur des photographies : qu’il porte ou non une lavallière, Baudelaire garde sa profondeur de regard  (d’ailleurs sa lavallière le caractérise aussi très bien). En revanche, la première fois que j’ai entendu « Le Pont Mirabeau » dit par Apollinaire, le poème m’a semblé provenir d’un pays lointain, d’outre-tombe, avant que le phrasé du poète ne s’installe en moi.

Car la voix de chaque écrivain à l’intérieur de nous, celle que nous entendons quand nous le lisons silencieusement, celle qui résonne en nous après fermé le livre, ne ressemble pas forcément à sa voix matérielle. On peut dire que les voix enregistrées de Marguerite Duras et de Colette ne contrastent pas de façon notable avec leur voix d’écriture mais qu’elles en accentuent tel ou tel aspect. On peut dire aussi que le débit à la fois haché et continu de la parole très solitaire de Céline est en accord avec ce qu’il écrit. En revanche, la voix de Nathalie Sarraute que j’imaginais brumeuse, tremblante, pleine des tropismes et des points de suspension que l’on trouve dans l’œuvre, se présente au contraire  ̶  du moins dans sa jeunesse  ̶  avec les inflexions nettes, le timbre presque métallique, l’articulation précise d’un avocat ou d’un arpenteur décidé à explorer son terrain jusqu’au bout. J’y entends moins la voix de la romancière (si on peut l’appeler ainsi) que celle de l’essayiste de L’Ere du soupçon, comme si le domaine de la création littéraire était un terrain fait de silences, de gratouillements, de cordes vibrées, de gargouillis, de basses-voix, et que son explorateur, une fois revenu de “là-bas”, nous dressait le procès-verbal d’une expérience intraduisible.

Etc.

Publié dans grains de peau | Laisser un commentaire

Trébucher

On n’imagine pas à quel point un petit enfant trébuche. Sa vie est essentiellement trébuchante. Sur les mots, sur les surfaces, en montant, en descendant, en mangeant, en buvant, en reposant son verre, en quittant sa chaise… tout est trébuchement et cela est plein d’allant.
Trébucher pour avancer.

Je me demandais ces derniers jours comment insister sur les bienfaits de ce trébuchement que j’observe chez les petits enfants, quand je tombe en bibliothèque sur un bel entretien de Michel Chaillou avec Jean Védrines :

― (…) Peut-être, suggère Jean Védrines, que l’écriture a besoin d’une sorte de bégaiement originel, créateur.

Trébucher me paraît toujours plus riche d’enseignement que marcher, marcher correctement. Je ne dis pas qu’il faille se casser la figure pour aller, mais, ce que je veux dire par là, c’est que le trébuchement (c’est-à-dire bégayer ses pas) contient en puissance toutes les marches, et pas seulement la rectiligne. (p. 322-323)

“Bégayer ses pas” ou trébucher ses mots pour avancer, m’encourage à dire Michel Chaillou, comme un oiseau amical qui se pose un instant près de moi.

Publié dans Brèves rencontres, grains de peau | Laisser un commentaire

Parole coupée

J’écris pour qu’on ne me coupe pas la parole. Encore faut-il que je ne me la coupe pas moi-même.

Une scène de Molière me revient en tête :

Molière, Dom Juan, III,1

Sganarelle : − (…) Oh ! dame, interrompez-moi donc, si vous voulez. Je ne saurais disputer si l’on ne m’interrompt. Vous vous taisez exprès, et me laissez parler par belle malice.

Dom Juan : − J’attends que ton raisonnement soit fini.

(Sganarelle raisonne en s’agitant et tombe par terre).

Dom Juan : – Bon ! voilà ton raisonnement qui a le nez cassé.

Publié dans griffomanie | Laisser un commentaire

Alexandrin

Gens de voyage, dessin de métro de Leïto

la hutte de son rêve a un pan de toit bleu

Publié dans Brèves rencontres | Un commentaire

Laine bouillie

Je déteste la laine bouillie que j’apparente à un steak trop cuit, à une taupe morte, à un esprit brouillé dans une cervelle racornie. Pourtant je sais que certains cabans, lodens et pardessus très élégants sont en laine bouillie. Plus que la chose, c’est peut-être l’idée de laine bouillie que je n’aime pas, l’idée  ̶ peut-être fausse  ̶ que pour obtenir de la laine bouillie il faut durcir par une cuisson acharnée ce qui est naturellement souple. Ou bien la laine bouillie s’associe à une rigidité de la nuque et à une brusquerie des manières que j’ai connues dans le XVIème arrondissement. Ou bien ce sont les sonorités molles et mouillées de laine bouillie que je n’aime pas. Ou bien c’est son goût imaginé de purée grumeleuse d’avoine et de lait plein de peau que grand-mère nous forçait à manger au petit déjeuner.

Le 21 décembre 2016  ̶  quelques jours avant les soldes  ̶  je tombe en arrêt devant une veste vert pomme granny à revers rouges et je l’achète sur le champ. Rentrée chez moi, je trouve que ses boutons ont une allure un peu prussienne. Puis la vérité éclate : la veste est en laine bouillie.

(Cet article aurait aussi bien pu s’intituler : incohérence).

 

Publié dans Non classé | Laisser un commentaire

Issus de la pierre

Pierre Paul Rubens, Deucalion et Pyrrha

Je me demande parfois comment il se fait que presque tout le monde arrive à survivre à son enfance. Sommes-nous plus solides que nous le croyons ? Je relis le début des Métamorphoses, et je m’attache à Deucalion et Pyrrha, qui après le déluge repeuplent la terre en lançant des pierres derrière leurs pas. Issus de la pierre, nous sommes, dit Ovide, « une race dure, à l’épreuve de la fatigue ; nous donnons nous-mêmes la preuve de notre origine première ».

Ce mythe est plus encourageant pour les femmes que la côte d’Adam, plus vivifiant pour l’humanité que l’arche de Noé, et globalement très stimulant pour l’imagination.

Je me demande maintenant pourquoi Deucalion et Pyrrha ont inspiré aussi peu d’œuvres plastiques. On aurait pu concevoir une grande sculpture de Rodin et de Camille Claudel, lui modelant les hommes et elle les femmes. Deucalion et Pyrrha sont en effet les premiers sculpteurs, nés de la Terre et bénis des dieux. Ils sèment leur oeuvre immense au hasard sans regarder en arrière, et à l’inverse de Pygmalion, sans la ciseler et sans l’adorer. Sculpteurs aléatoires, ils laissent la matière se métamorphoser « telle qu’elle commence à sortir du marbre, à peine ébauchée, et toute pareille aux statues imparfaites », pour la laisser prendre forme d’hommes et de femmes osseux, veinés, poreux, durs, tendres, lisses, rugueux, ronds, anguleux…

 

Publié dans grains de peau | Un commentaire

Dédicaces

Je ne fais pas la chasse aux dédicaces d’écrivains mais il y en a deux qui, pour des raisons différentes, m’ont beaucoup touchée. La première m’a été donnée par Nathalie Sarraute en janvier 1998, lors de l’entretien qu’elle m’a accordé quand je commençais ma thèse sur son oeuvre.

Après avoir bu la dernière gorgée du whisky JεB qu’elle prenait et offrait à cinq heures à ses visiteurs, je lui ai présenté le volume de la Pléiade que j’avais apporté. Elle m’a dit en souriant : « Je vous préviens que je ne sais pas écrire de dédicace originale. »

Elle s’est arrêtée un instant pour chercher une formule qui soit un peu plus personnalisée et j’ai senti, en lisant : “avec l’espoir de la revoir bientôt », que je tenais mon passeport pour une prochaine visite. Au moment de mon départ elle a paru soudain fatiguée et m’a demandé, avec un regard irrésistible, de revenir la voir. Je n’ai pas manqué de le faire un mois après, car j’étais sortie de chez elle encore plus désireuse de devenir sa dame de compagnie que de continuer ma thèse.

La deuxième dédicace qui me tient à cœur est celle d’un poète que je n’ai jamais vu mais dont j’admire profondément l’œuvre : Antoine Emaz. Quand mon amie C., qui le connaît bien, m’a écrit le mois dernier pour me dire qu’elle tenait depuis un certain temps à ma disposition un exemplaire dédicacé de son dernier recueil, Limite, j’ai trouvé l’attention gentille mais un peu insignifiante : je possédais déjà le livre (sur lequel j’ai d’ailleurs écrit ici-même trois billets en février 2017), et Antoine Emaz était trop incrusté en moi pour que je pense avoir besoin d’une parole extérieure au poème. Mais après avoir lu ceci j’ai compris que je me trompais :

Par cette dédicace, Antoine Emaz m’a offert un dernier poème de sa main “avec sa musique de peu et de peine, comme un long blues pour continuer ».

 

Publié dans Brèves rencontres, grains de peau | Laisser un commentaire

Petites utopies

Il y a longtemps que j’ai cessé de croire aux grandes utopies mais je persiste à croire fermement aux petites utopies : une maison d’édition accueillant toutes les langues, un élevage de chevaux sans fouet, une famille recomposée où les talents s’unissent, un village-jardin dont les 50 variétés de roses ont conservé leurs parfums…

Mon ambition, quand j’enseignais, était de faire de chaque classe une sorte d’abbaye de Thélème, et j’ai éprouvé un grand bonheur les trois ou quatre fois où je m’en suis approchée.

Qu’est-ce qui est écrit sur cette pancarte ? Vis tes rêves ou Tristes rêves ? J’opte pour Utopie cou coupé. Place de la République à Paris en 2016 lors des soirées “Nuit debout”

Publié dans Non classé | Laisser un commentaire

La Ramonda, maison des langues

Ramonda, fleur pyrénéenne

La langue française, en appelant maison le lieu où l’on fabrique les livres, montre bien qu’il s’agit d’un lieu d’accueil où l’on peut se plaire à séjourner. Une des maisons d’édition les plus hospitalières que je connaisse est La Ramonda, que j’ai découverte en flânant il y a quelques années au salon du Livre qui se tenait naguère en juin dans le beau cloître du lycée Henri IV à Paris. Une des premières choses qui intriguait le promeneur en s’approchant du stand était la présence de livres écrits en espagnol, en français, et en d’autres langues plus vaguement familières. Autre singularité : ces livres en espagnol ne traitaient pas spécialement de la Guerre civile ni d’anarchisme, mais plutôt de montagnes rugueuses et de gens bourrus. La ramonda, c’est en effet le nom donné à une petite fleur des Pyrénées qui vit dans des crevasses entre les rochers et résiste comme elle peut aux intempéries. Fondée en 2006, la maison d’édition qui s’est donné ce nom est spécialisée dans tout ce qui touche à la péninsule ibérique, en particulier l’Aragon. Elle accueille aussi les récits de vie et les témoignages, notamment de personnes isolées ou rejetées,  et développe un partenariat avec plusieurs éditeurs espagnols. Bien qu’une petite visite au site internet de la maison donne une idée suffisante de son originalité :
http://www.laramonda.com/
je ne résiste pas à l’envie de reproduire ceci :

 

 

 

 

 

 

On aura reconnu le chef-d’oeuvre de Saint-Exupéry traduit en catalan, aragonais, ladino (avec des caractères latins et hébraïques) à partir de l’espagnol ci-contre. Je jurerais avoir vu aussi l’an dernier sur le stand une dernière version en basque et je ne doute pas qu’il en existe une en galicien et une autre en “fala” d’Extrémadure.

Les langues sont plus souples et hospitalières que certains habitants des régions auxquelles elles appartiennent, et La Ramonda, en les accueillant sans discrimination, représente pleinement pour elles un lieu de passage, de rencontre et de refuge : tour de Babel ibérique, astéroïde du Petit Prince, ou tout simplement maison.

Publié dans Istmica | Un commentaire

Sur le roman “Où allons-nous ?” d’Ana Tena Puy

Où allons-nous ? Traduit de l’aragonais (ribagorzano) par Nathalie de Courson et Marina Sala

http://www.laramonda.com/

Ce roman que nous avons eu le plaisir de traduire, Marina Sala et moi pour les éditions de la ramonda, est l’histoire d’un vieillard solitaire, habitant un de ces villages isolés au pied des Pyrénées qui furent désertés à partir des années 50-60.

Dans un monologue découpé en 8 journées, le grand-père réfléchit, se plaint du vent et de la neige, se révolte, se raisonne, se résigne, et se souvient de son mariage, des vendanges, du partage des terres, des parties de chasse, de la guerre civile et de beaucoup d’autres choses.

Où allons-nous ? est un récit qui touche, une élégie bourrue où transparaît la mélancolie de son auteur. “Ta óne im », demande Ana Tena Puy en son aragonais rugueux et savoureux. Où allons-nous : où nous voudrons ? Où nous ne voudrons pas ?

Voici un extrait de la septième journée :

Je ne fais que dire n’importe quoi. Mais est-ce que j’ai mieux à faire que de penser, pendant que je marche à tous petits pas vers la maison ? Après tout, je peux même décider que je suis le roi d’Espagne, voyons qui me dira le contraire… Mais non. Je dois faire attention de ne pas perdre la raison, parce que là c’est sûr que je serais complètement fichu. Il vaut mieux que je garde les pieds sur terre et que je me distraie avec des choses bien réelles… Comme ces osiers, au bord du chemin, qui n’ont pas été taillés depuis des années et qui bouchent presque tout le passage. Le travail, si j’en cherche, j’en ai plus qu’il ne m’en faut.

 

Publié dans Istmica | 2 commentaires