Walser hors-sujet

Dans mon cahier Kelly j’ai recopié ce fragment du Journal de Michel Chaillou :

Dans un livre d’écrivain la phrase traverse plein de petits sujets abandonnés en cours de route (…) Une grande œuvre est toujours hors-sujet, la langue déborde le sujet apparent, l’entraîne ailleurs. Où ? Elle ne sait.

Et aussitôt je pense à Robert Walser, l’écrivain promeneur auquel ces propos s’appliquent avec une évidence sans pareille. Personne plus que lui ne possède cet art d’être hors-sujet, de picorer et de délaisser à sa fantaisie des sujets réels, ou apparents, on ne sait. Prenons presque au hasard le premier paragraphe de La Promenade :

Un matin, l’envie m’étant venue d’aller me promener, je posai mon chapeau sur ma tête, plantai là ma chambre aux écritures ou aux revenants, et dégringolai l’escalier pour filer dans la rue. Sur le palier, une femme me croisa, elle avait l’air d’une Espagnole, d’une Péruvienne ou d’une Créole, et affichait je ne sais quelle majesté pâle, fanée.

Ces quelques lignes sont d’une éblouissante simplicité, et presque aussi étranges que le début de La Métamorphose de Kafka, à ceci près que l’homme qui prend son chapeau ne s’est pas transformé en cancrelat. Son “je” engageant et sa référence aux “écritures” l’identifient à un employé de bureau (Walser a été commis aux écritures dans une banque), ou à un écrivain, et plus précisément à Robert Walser, narrateur primesautier très familier de son auteur et de son lecteur. “Posai”, “plantai”, “dégringolai”, et “filer” lancent avec une vivacité joyeuse le départ en promenade, mais nous envoient au passage deux fusées qui retombent, deux “petits sujets abandonnés en cours de route” : les “revenants”, et la femme croisée sur le palier qui ne réapparaîtra plus dans l’histoire. Ce sont deux étincelles de temps et d’espace : un passé fantasmagorique que l’on abandonne, et un royaume exotique indéterminé, aboli, onirique, évoqué avec une miette de désinvolture :  “je ne sais quelle majesté pâle, fanée”. Et la gaieté de Robert Walser se teinte d’une mélancolie à laquelle la fin du paragraphe suivant fera une brève allusion :

On eût dit que la morosité, la peine et toutes les idées s’étaient évaporées, bien que je ressentisse encore vivement une certaine gravité, devant et derrière moi.

Au cours de cette promenade légère et dense, les gens que l’on rencontre sont-ils des passants ou des revenants ? Écrire, est-ce sautiller sur des sentiers à la rencontre de ce qui vient, ou vagabonder pour faire surgir et disparaître des revenants et des revenantes ? Ne comptons pas sur Walser pour répondre à ces graves questions. Il est déjà ailleurs, très loin et très près de nous.

P.S. Je m’aperçois à l’instant que le nom de Walser (qui a pour homonyme évident le verbe valser) commence et finit comme le mot Wanderer, le vagabond. Mais beaucoup de gens ont sûrement découvert cette anagramme avant moi, à commencer par Robert Walser qu’elle a peut-être, sciemment ou non, influencé.

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Temps et temps

Quand on a envie de se resservir à boire et qu’on s’en empêche, les minutes passent extrêmement lentement.

Quand on écrit on ne voit pas le temps passer, comme si écrire tuait le temps.

Vaut-il mieux rallonger le temps en s’empêchant de s’enivrer, ou le tuer mensongèrement en s’enivrant de vin ou d’écriture ?

Baudelaire a déjà répondu : Enivrez-vous.

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Passages

Les débuts et la suite. Ah, la suite. Ah les débuts. Effrayante, la suite.

Il est plus dur de continuer que de commencer. Il est plus dur de continuer que d’en finir.

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Dans mon cahier Kelly

Ellsworth Kelly, Cité, 1951, San Francisco Museum of Modern Art

Je tiens plusieurs cahiers simultanés. Il y en a un qui m’est aussi intime qu’un journal à cadenas doré d’adolescente, c’est mon cahier Kelly, dont la couverture est un tableau d’Ellsworth Kelly.

Il ne contient pas une ligne de moi. J’y recopie des phrases entières de livres qui me touchent, comme l’article de Virginia Woolf intitulé « Un esprit terriblement sensible” (Lectures intimes). Woolf y parle du Journal de Katherine Mansfield, où « nous sentons que nous avons sous les yeux un esprit en tête à tête avec lui-même ». Je n’ai pas l’intention de taper ici les fragments de cet article que j’ai griffonnés sur mon cahier Kelly, mais d’essayer de mieux comprendre ce que signifie pour moi le terme de  griffomanie  que j’ai forgé et dont j’ai fait une rubrique de ce blog.

En recopiant les phrases de Woolf sur Mansfield, j’ai l’impression de devenir à la fois Woolf et Mansfield, de me pénétrer de la « terrible » sensibilité de l’esprit de Woolf en sympathie avec celle de Mansfield. Intimité triplée : journal intime de Mansfield dont j’ai des aperçus, relation intime de Woolf au journal de Mansfield, et relation intime de moi à ces deux femmes que j’accueille dans mon cahier Kelly. En grattant le papier, c’est elles que je veux toucher et graver en moi ; en traçant les lettres avec la pointe de mon stylo, j’imprime en moi les mots de Woolf sur Mansfield, saillants et rentrants comme un tatouage interne.

En général, quand je décide de recopier des phrases d’un livre dans mon cahier Kelly, j’ai déjà lu plusieurs pages de mon livre à l’avance. Je n’ouvre ce cahier que lorsqu’au moins une phrase du texte a déjà enfoncé sa pointe en moi. Mais il arrive ensuite que, faisant confiance à l’auteur, ma lecture se poursuive au fil de mon stylo et devienne une lecture par l’écriture, comme si j’étais en train de recréer le texte et d’en faire mon texte en le recopiant.

Aucun travail sur clavier ne me donne cette sensation, et je pense maintenant à Simon Hantaï qui pendant toute l’année 1958 a recopié quotidiennement, sur une grande toile, à la plume et à l’encre de Chine, des lignes d’écriture provenant de la Bible, de l’année liturgique et de lectures philosophiques, qu’il voulait sans doute, par ce travail de la main, imprimer en lui.

Simon Hantaï, Ecriture rose, détail, Centre Georges Pompidou, Paris

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A l’horlogerie du coin…


… j’ai acheté un bracelet de montre en simili crocodile marron dur comme du gros carton. Je mets un temps fou à enfoncer l’ardillon dans le trou le moins mal ouvert, et à plier le cuir pour le faire entrer au moins dans une des deux languettes. Je n’ai pas été très attentive en l’achetant car mon intérêt se portait sur les pékinois qui occupaient les trois quarts du comptoir, et – déformation professionnelle – sur le français parfait du vendeur asiatique qui m’assurait : « ça va s’assouplir. »

Je lui ai dit qu’une femme m’avait vendu ici il y a quelques années mon précédent bracelet de cuir rouge, et qu’elle m’avait dit : « Je n’aime pas le rouge à cause des khmers rouges. » (Je n’ai pas ajouté qu’elle m’avait raconté aussi des bribes de son enfance : «… Ils voulaient nous tuer. On s’est cachés dans la forêt. ») Il a ri d’un rire large et jeune et a dit : « Beaucoup de Cambodgiens n’aiment pas non plus le noir car les khmers rouges étaient habillés en noir ». Puis, en me regardant : « Ce qui s’est passé au Cambodge ne s’est passé nulle part ailleurs… Ni en Chine, ni en Russie, nulle part… Une civilisation entière détruite. »

Il y avait dans son visage rond enfantin, dans sa voix, dans ses manières, la gravité douce d’un homme de culture pris dans le fracas de l’histoire. Les horloges, les colliers et les figurines de plâtre peint de cette bijouterie-bibeloterie ont pendant cet instant acquis la densité des statuettes du cinéaste Rithy Panh. Au moment où je demandais si je pouvais photographier les pékinois, la femme est entrée en coup de vent et a lancé, rieuse : « C’est 5 euros par chien ! »

Il m’a laissé faire ma photo et je me sens maintenant largement remboursée de mon bracelet de montre en simili croco marron.

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Boulevard Richard Lenoir

Elle est vieille, très vieille, chenue, tremblante, voûtée, minuscule sur sa vieille canne au milieu des voitures. Va-t-elle arriver à remonter sur le trottoir ? La bordure me fait l’effet d’une falaise.
― Madame, vous avez besoin d’aide ?
Un regard gris acier me toise :
― Vous avez 10 euros ?

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Odeur de vérité

Je suis en classe de 5ème, nous préparons une rédaction sur les odeurs, le sujet m’intéresse. Madame Sempere nous apprend les mots arôme, bouquet, fragrance, embaumer, délicat, subtil, pénétrant, capiteux… Je lève le doigt : « Et comment on dit quand ça sent mauvais ? » Elle s’arrête un moment et dit : « Une odeur fétide, nauséabonde ».

Madame Sempere a bien fait d’ignorer mon intention provocatrice  ̶  qui s’enchevêtrait à un vrai besoin de savoir  ̶  et de répondre droit à la chose. J’ai immédiatement et pour toujours retenu ces deux adjectifs.

Les dictionnaires des synonymes me réjouissent plus que des nuanciers de parfums parce qu’ils sont suivis d’antonymes abrupts. Pour embaumer, le dictionnaire en ligne CRISCO donne alphabétiquement : avoir une odeur, encenser, flagorner, fleurer, momifier, parfumer, répandre, sentir, sentir bon, puis sans transition : empester, empuantir, infecter, puer. Ces juxtapositions me stimulent ; ces glissements du sens et ces chutes dans les contraires m’insinuent ou me jettent une vérité dont je ne trouve l’équivalent dans aucun récit articulé.

Chaque mot est une girouette sensible au vent.

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Le mot nuage

L’anglais cloud est trop lourd, l’espagnol nube trop pudique.

Mais le français nuage !

J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages !  (Baudelaire, “L’Étranger”, Le Spleen de Paris, I.)

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Arbre

On entend bras dans arbre. Nous ne serions pas aussi attachés aux arbres si nous n’avions ni bras ni mains ni tronc ni vaisseaux ni bronchioles.

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Parole-cataplasme

cataplasme
J’appelle parole-cataplasme un discours très raisonnable que l’on tient sur soi-même, comme une substance pâteuse appliquée sur la peau et destinée à enfariner ce qui brûle à l’intérieur. Des phrases comme : « Je fais mon travail de deuil », ou : « Je suis dans mon processus de reconstruction » font partie des paroles-cataplasmes qui se vendent bien.

Il existe aujourd’hui un apprentissage méthodique de la parole-cataplasme, avec auto-évaluation et optimisation du discours.

Voici ce qu’on peut lire par exemple sur une fiche de sortie de clinique :

Deux méthodes sont communément utilisées et sont à votre disposition pour évaluer l’intensité de votre douleur :
1. L’échelle verbale simple (EVS) vous propose simplement de donner un adjectif pour qualifier votre douleur : absente, faible, modérée, intense…
2. L’échelle numérique simple (ENS) : il convient d’attribuer un chiffre (de 0 à 10) à la douleur essentielle comme si vous lui mettiez une note sur 10 (10 étant la douleur maximale imaginable).

Sur le lumbago que je traîne depuis deux semaines, j’ai appliqué un modéré sur l’échelle EVS, un 4 sur l’échelle ENS, et je sens que j’ai pris en charge de manière optimale ma douleur essentielle.

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