Boulevard Richard Lenoir

Elle est vieille, très vieille, chenue, tremblante, voûtée, minuscule sur sa vieille canne au milieu des voitures. Va-t-elle arriver à remonter sur le trottoir ? La bordure me fait l’effet d’une falaise.
― Madame, vous avez besoin d’aide ?
Un regard gris acier me toise :
― Vous avez 10 euros ?

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Odeur de vérité

Je suis en classe de 5ème, nous préparons une rédaction sur les odeurs, le sujet m’intéresse. Madame Sempere nous apprend les mots arôme, bouquet, fragrance, embaumer, délicat, subtil, pénétrant, capiteux… Je lève le doigt : « Et comment on dit quand ça sent mauvais ? » Elle s’arrête un moment et dit : « Une odeur fétide, nauséabonde ».

Madame Sempere a bien fait d’ignorer mon intention provocatrice  ̶  qui s’enchevêtrait à un vrai besoin de savoir  ̶  et de répondre droit à la chose. J’ai immédiatement et pour toujours retenu ces deux adjectifs.

Les dictionnaires des synonymes me réjouissent plus que des nuanciers de parfums parce qu’ils sont suivis d’antonymes abrupts. Pour embaumer, le dictionnaire en ligne CRISCO donne alphabétiquement : avoir une odeur, encenser, flagorner, fleurer, momifier, parfumer, répandre, sentir, sentir bon, puis sans transition : empester, empuantir, infecter, puer. Ces juxtapositions me stimulent ; ces glissements du sens et ces chutes dans les contraires m’insinuent ou me jettent une vérité dont je ne trouve l’équivalent dans aucun récit articulé.

Chaque mot est une girouette sensible au vent.

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Le mot nuage

L’anglais cloud est trop lourd, l’espagnol nube trop pudique.

Mais le français nuage !

J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages !  (Baudelaire, “L’Étranger”, Le Spleen de Paris, I.)

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Arbre

On entend bras dans arbre. Nous ne serions pas aussi attachés aux arbres si nous n’avions ni bras ni mains ni tronc ni vaisseaux ni bronchioles.

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Parole-cataplasme

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J’appelle parole-cataplasme un discours très raisonnable que l’on tient sur soi-même, comme une substance pâteuse appliquée sur la peau et destinée à enfariner ce qui brûle à l’intérieur. Des phrases comme : « Je fais mon travail de deuil », ou : « Je suis dans mon processus de reconstruction » font partie des paroles-cataplasmes qui se vendent bien.

Il existe aujourd’hui un apprentissage méthodique de la parole-cataplasme, avec auto-évaluation et optimisation du discours.

Voici ce qu’on peut lire par exemple sur une fiche de sortie de clinique :

Deux méthodes sont communément utilisées et sont à votre disposition pour évaluer l’intensité de votre douleur :
1. L’échelle verbale simple (EVS) vous propose simplement de donner un adjectif pour qualifier votre douleur : absente, faible, modérée, intense…
2. L’échelle numérique simple (ENS) : il convient d’attribuer un chiffre (de 0 à 10) à la douleur essentielle comme si vous lui mettiez une note sur 10 (10 étant la douleur maximale imaginable).

Sur le lumbago que je traîne depuis deux semaines, j’ai appliqué un modéré sur l’échelle EVS, un 4 sur l’échelle ENS, et je sens que j’ai pris en charge de manière optimale ma douleur essentielle.

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Au fond… (PS sur le Jaloux d’Extremadure)

Au fond (comme disait maman), le personnage de Carrizales du Jaloux d’Extremadure de Cervantes (billet du 24 octobre sur ce blog), ne comprend rien à la possession, à la transmission, au patrimoine. Jaloux, certes, mais surtout prodigue invétéré, prodigue en jalousie.

J’ai parcouru plusieurs articles universitaires en ligne sur cette nouvelle, mais aucune ne parle de ça, bien que plusieurs insistent sur le côté extrême du personnage qui n’est pas d’Extremadure pour rien.

C’est Diderot (Jacques le Fataliste) qui en France me semble le meilleur héritier de Cervantes dans cet art de créer des aberrations et des paradoxes vivants.

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Les fils du tapis

Don Quijote, illustration d'Antonio Saura

Don Quijote, illustration d’Antonio Saura

J’ai lu avec intérêt ces derniers temps divers livres sur le travail de traducteur  ̶  auquel je me livre en ce moment avec mon amie Marina  ̶  et lisant par ailleurs Don Quichotte, je suis tombée sur une comparaison qui me gratte encore l’esprit :

Don Quichotte, qui en dehors de son domaine de folie tient des propos parfaitement pertinents avec un esprit des plus pénétrants, visite à Barcelone la boutique d’un imprimeur-traducteur, et voici ce qu’il lui dit :

(…) Me parece que el traducir de una lengua en otra, como no sea de las reinas de las lenguas, griega y latina, es como quien mira los tapices flamencos por el revés, que aunque se veen las figuras son llenas de hilos que las escurecen, y no se veen con la lisura y tez de la haz (…)

Traduire d’une langue dans une autre, dès lors qu’il ne s’agit pas des deux langues reines, la grecque et la latine, c’est comme regarder au rebours les tapisseries de Flandres : bien que l’on en distingue les figures, elles sont pleines de fils qui les voilent et ne se voient point avec l’uni et la couleur de l’endroit.
(II, ch. 62, Traduction de Jean Canavaggio, folio p. 593.)

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Un texte traduit est pour Don Quichotte l’envers filandreux de l’original. Et à vrai dire, dans mon entreprise actuelle de traduction, j’en suis exactement à un point de fabrication d’une texture rugueuse où fils et sacs de nœuds tiennent lieu de figures, comme si le texte résistait à sa traduction. Les mots sont là mais le texte ne respire pas.

En attendant de passer à la phase suivante, je prends pour moi la phrase d’encouragement qu’adresse Don Quichotte à son interlocuteur :

Y no por esto quiero inferir que no sea loable este ejercicio del traducir; porque en otras cosas peores se podría ocupar el hombre, y que menos provecho le trujesen.

Je ne veux pas en conclure que cet exercice n’est point louable, car le traducteur pourrait s’occuper de choses pires et qui lui soient moins profitables.

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Dans le bois de grand-mère

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Dans le bois de grand-mère, je cours avec les cousins entre les arbres à petits fruits rouges que grand-mère nous dit de ne pas manger parce que c’est du poison. Je n’ose même pas les toucher, mais José saisit une branche : “Mais non, ce n’est pas du poison ! Goûtez ! ” Il mange plusieurs baies et m’en tend une : c’est aigrelet et pas mauvais.

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Nous dînons le soir avec grand-mère dans la grande salle à manger. C’est une grand-mère sévère qui ne m’aime pas parce que je suis une fille. Soudain ma gorge se serre, je n’ai plus de salive, je ne peux plus avaler ma bouchée de purée, je vais mourir. Je crie :

― C’était du poison !

Grand-mère et les garçons se moquent de moi.

                                                                                 ∴ ∴ ∴

Il y a un mois, dans le bois d’Arrans, lors de la Fête de l’Écorce, Christophe Deschamps, de la Société Naturaliste du Montbardois, me révèle que ce que j’avais mangé était une cornouille, fruit du cornouiller.

Une cornouille ! rassurante comme un pays, innocente comme un animal de contes, anodine comme un juron grommelé au guignol.

confiote-cornouillesEt google m’apprend que l’on fait de la confiture de cornouille, de la gelée de cornouille, du vin, de la liqueur, de la tarte de cornouille du Japon, de Turquie, d’Iran, de Georgie, d’Arménie, de Serbie… Dans certaines régions de France on l’appelle “couille de Suisse”.

Déjà Pline l’ancien en parlait, et Paracelse, et Hildegarde von Bingen.

Quelle grand-mère ignare et méchante j’avais, cornouille !

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Être étonné

― Je n’ai pas fini de
― De quoi ?
― D’être étonnée
― Tu n’es donc pas finie

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Le président impertinent

François Hollande, recevant soixante et une fois les journalistes qui écrivent le livre où il va se démolir (Un président ne devrait pas dire ça), me fait penser à Anselmo, le personnage de la merveilleuse nouvelle du Curieux impertinent de Cervantes (Don Quichotte, I, ch. 33, 34, 35), qui supplie son meilleur ami de faire tous les jours la cour à sa femme bien-aimée pour éprouver sa fidélité.

On pourrait appeler cela, à partir d’une image de Cervantes (Le Jaloux d’Extremadure, nouvelle dont je parle dans les deux billets suivants) : syndrome du “ver à soie” qui fabrique la maison où il va périr ; d’autres gens parleraient de “pulsion de mort”; et d’autres diraient enfin qu’il arrive que l’on donne les verges pour se faire battre.

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