Les jours gigantesques…

… est le titre de ce tableau de Magritte peint en 1928, visible en ce moment à l’exposition Surréalisme du Centre Pompidou à Paris (prêté par le musée Kunstsammlung NRW de Düsseldorf).

René Magritte, “Les jours gigantesques”

Magritte en décrit le sujet au poète belge Marcel Lecomte* :

Le dessin, comme tu le verras, représente une tentative de viol, la femme visiblement est dans l’effroi. Ce sujet, cet effroi qui possède la femme, je l’ai traité avec un subterfuge, un retournement des lois de l’espace, ce qui le fait servir à un effet tout autre que ce sujet donne d’habitude. Voici à peu près : L’homme saisit la femme, il est au premier plan. Nécessairement l’homme cache donc une partie de la femme, celle où il est devant elle, entre elle et nos regards. Mais la trouvaille consiste à ce que l’homme ne dépasse pas les contours de la femme.

Le haut du corps de l’homme se moule donc exactement, comme une matière adhésive, sur les formes du torse et des hanches de la femme. L’homme n’est qu’un demi-dos et un bras prédateurs indétachables de leur proie, et l’espace alentour est rectiligne : un sol, un mur à gauche avec une plinthe, et un fond bleu identique à gauche et à droite,

L’étrangeté de cette peinture tient aussi aux teintes blêmes et grises prédominantes, et au fait que le crâne de l’homme se prolonge  par une ombre  difficile à identifier, située sous le bras gauche de la femme (ce qui n’apparaissait pas dans le dessin préparatoire que le peintre avait envoyé à Marcel Lecomte). Au centre,  la main épaisse de l’homme sur la cuisse massive de la femme qui esquisse un mouvement de fuite est ce qu’on remarque le plus immédiatement quand on est devant le tableau.

Magritte, comme à son habitude, nous met devant l’énigme de son oeuvre. Le titre évoque une gigantomachie archaïque (sans intervention divine pour opérer une quelconque métamorphose salvatrice…**). Mais la manche à boutons de la veste de l’homme situe la scène au XXème siècle, (le bouton et la boutonnière du milieu n’existent d’ailleurs pas, puisqu’aucune partie de l’homme ne « dépasse les contours de la femme »).

Magritte qui a intitulé plusieurs de ses peintures Le Viol s’en est bien gardé ici, car « mes titres sont choisis de telle façon qu’ils empêchent de situer mes tableaux dans une région familière, que l’automatisme de la pensée ne manquerait pas de susciter afin de se soustraire à l’inquiétude »***.

Et en effet, ce tableau est un des plus inquiétants de l’exposition en cours au Centre Georges Pompidou.

* https://fr.readkong.com/page/les-jours-gigantesques-1928-de-rene-magritte-reprises-3402466

** Voir ici, billet du 23 septembre 2024.

*** Cité par Bernard Noël, Magritte, Flammarion, 1976, p. 84.

 

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Métamorphoses

À un moment où la violence masculine est encore une fois d’actualité publique avec le procès Pélicot, je relis dans Les Métamorphoses d’Ovide l’histoire de Daphné, fille du fleuve Pénée.

Daphné aime courir librement dans les bois, les cheveux en désordre, ne voulant pas entendre parler de mariage malgré les injonctions de son père : « Tu me dois, ma fille un gendre ». « Enfant, tu me dois des petits-enfants ». Elle parvient à persuader son père de lui épargner toute union, mais il l’avertit : ” Ton charme empêche qu’il en soit / comme tu veux, ta beauté s’oppose à ton voeu.”

Et en effet Apollon s’éprend d’elle, se “laisse aller aux flammes” qu’il sent brûler en lui, et la poursuit dans la campagne :

Comme le chien de Gaule sur une plaine libre voit
un lièvre, à toutes jambes l’un cherche la proie et l’autre le salut ;
l’un semblable à qui croque déjà, déjà espère
tenir et serre les traces en tendant le museau,
l’autre ne sait pas s’il est pris, aux morsures
s’arrache et laisse la gueule qui l’accrochait.

Daphné à bout de forces supplie son père de changer son apparence pour échapper au dieu prédateur. En quelques vers denses et précis, Ovide décrit la métamorphose de la jeune fille en laurier :

(…) une lourde torpeur envahit les bras,
doux, le sein est cerclé de fine peau,
en feuillage les cheveux, en branches les bras poussent,
le pied jadis si vif colle aux racines figées (…)

Le Bernin, Apollon et Daphné, Galerie Borghese, Rome.

J’ai revu le mois dernier à la Galerie Borghese de Rome la magnifique sculpture du Bernin qui saisit la métamorphose dans son instantanéité dramatique.

Puis, dans un coin de la salle, mes yeux ont été attirés par une petite statue blanche verticale, très lisse et très sobre. Visiblement un corps d’adolescente dont le haut s’épanouit en fleur.
Pas de drame ici. Une croissance qui va de soi, sans obstacle et sans violence.

La statue est de Louise Bourgeois et s’intitule Topiary. Elle a été judicieusement placée à côté de la Daphné du Bernin.

J’ai consacré toute ma vie de sculptrice à métamorphoser les femmes en sujets actifs de leur histoire, et non en figures passives comme dans les mythes,

dit Louise Bourgeois.

J’ai été émue par la nouvelle métamorphose que présente cette simple statue.

(D’autres installations de la sculptrice ont été placées dans le reste des salles et dans le jardin, instaurant un riche dialogue avec diverses œuvres de la Galerie.)

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Continuer

« Un courage me revient », disais-je ici l’autre jour.
Ce courage a été stimulé au Marché de la Poésie de Paris par une dédicace d’Isabelle Baladine Howald à son dernier livre, M (éditions Isabelle Sauvage) : “Il faut continuer“.

Je voyais l’autrice pour la première fois. Je ne connaissais d’elle qu’un livre précédent, publié en 2016, Hantômes, écrit après la mort de son fils. Texte du deuil impossible dont la syntaxe brisée, « syntaxe de la mort, tirets, cessation de respirer » (p. 23), traduit une commotion profonde de l’être.

J’ai relu Hantômes cet été, et j’ai remarqué que le verbe continuer y apparaît à deux reprises en fin de séquence et à l’impératif.
La deuxième occurrence du mot (p. 26), est particulièrement émouvante :

« Plus tard, sortant de l’eau trop chaude, je sens
mon cœur battre dans les os :

continue – »

Continue en italique et entre tirets,  isolé en bas de page, léger comme un chuchotement.

Continue qui donne un prix encore plus grand à la dédicace que m’a faite Isabelle Baladine  au mois de juin dernier.
Je l’en remercie chaleureusement.

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Strates et correspondances romaines

C’est peut-être banal, mais toujours bon à dire : Rome est une des villes du monde où l’oeil, la mémoire et l’imagination sont le plus constamment sollicités.

A un angle de la via dell’ Orso, cette colonne antique incluse dans le mur de soutien d’une maison quelconque :
Au-dessus des bouteilles d’huile et des paquets de pâtes d’un Carrefour Contact, cette voûte, qui pourrait bien avoir appartenu en des temps lointains au théâtre de Pompée :

Etc.

Beaucoup d’édifices condensent ainsi en eux plusieurs strates de civilisation :  l’église San Clemente sur le mont Celio, a trois niveaux : la basilique supérieure (reconstruite au XIIème siècle) ; la basilique inférieure (IVème siècle) ; et deux maisons de Ier siècle dont l’une a été transformée en mystérieux lieu de culte à la divinité indo-perse Mithra.

A ces strates de civilisations s’ajoutent parfois des échos personnels qui se confondent avec d’autres échos…
Sur l’Aventin, j’ai visité l’église Sant’Alessio. Dans une chapelle à gauche en entrant, un stuc représente saint Alexis sous son escalier. Ce fils de patricien romain partit comme un mendiant en Terre sainte. Puis  il revint sur ses vieux jours à Rome, mais sa famille ne le reconnut pas, et il termina sa vie caché sous l’escalier de la maison paternelle.

Et je pense au livre de Jacques Lèbre Le Poète est sous l’escalier.

Dans sa famille, comme dans la société, le poète est sous l’escalier que tout le monde monte ou descend, sans jamais le reconnaître. Mais n’est-ce pas là sa place, naturelle ?

L’auteur éveille dans ce livre les « longs échos » baudelairiens de ses lectures, entremêlant à sa manière buissonnière les poètes qu’il a lus et aimés :
Je retrouve la note de lecture que j’ai faite ici en décembre 2021 : https://patte-de-mouette.fr/2021/12/10/jacques-lebre-sous-lescalier/

Puis je feuillette mon exemplaire du livre,

et un courage me revient.

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Entre vie et mort

J’ai connu deux grands malades qui, chacun à sa manière, ont senti et allégé le désarroi de leurs proches : ma sœur Sibylle et Jacques Robinet.
Dans les deux cas j’ai perçu ‒ à côté d’un intense amour de la vie ‒ une lucidité, une fermeté, une volonté de préparer l’entourage à la disparition.

Et en même temps, en route vers l’ailleurs. Sérénité, besoin d’envol, espérance.

Je lis ce matin quelques poèmes de Pour un tombeau d’Anatole de Mallarmé, petite liasse manuscrite publiée en 1961 par les soins de Jean-Pierre Richard. Ces feuillets évoquent la maladie et la mort d’Anatole, fils du poète, en 1879, à l’âge de huit ans.

Je suis saisie, notamment par ces vers :
Malade
           considéré
                     comme mort
on aime déjà tel objet

« qui le rappelle ! »
ranger
_______
et parfois espoir
                      crève cette fiction
                                           de mort
           « non — il vivra !—

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Jacques Robinet

Les habitués de ma “Patte de mouette” ont bien connu Jacques Robinet par ses commentaires profonds, poétiques, généreux.

L’ensemble de son œuvre est porté par une voix authentique et directe, toute en passages d’ombre et de lumière, en douleur et en espérance, en lucidité et en amour intense de la vie.

Je vais bientôt mourir. Pensée aussi saugrenue qu’une baleine surgissant brusquement sur un étang couvert de nénuphars. Puis la baleine replonge, et les nénuphars se déploient voluptueusement au soleil. (L’Attente, p. 79).

Ecrire, toujours. Ce qui reste quand l’essentiel se dérobe : ce bruissement des mots comme le bruit du vent dans le feuillage. On voit l’agitation des branches. Le vent est invisible. (L’Attente, p. 111).

Un fraternel abrazo, Jacques.

 

 

 

 

 

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Traduction artificielle

 

Au mois de juin j’ai lu le Dictionnaire amoureux de la traduction de Josée Kamoun ; je suis allée aux rencontres du Centre de traduction littéraire de Lausanne ; j’ai écouté quelques tables rondes du Marché de la poésie à Paris, avec Thierry Gillyboeuf, Martin Rueff, Jean-Baptiste Para, Lucie Taïeb, Marion Graf, et d’autres merveilleux traducteurs.

Mais, me promenant dans une allée du Marché, non loin du chapiteau où se tenaient les discussions, je me suis arrêtée devant le stand d’une éditrice-galeriste japonaise qui vendait des livres d’art. Principalement des estampes accompagnées de haïkus bilingues japonais-français.

Je prends un livre pour le regarder de plus près. Pas de nom de traducteur sur la première de couverture. C’est courant. Je feuillette : pas de nom sur la page de titre, ni sur aucune autre page. Je regarde l’éditrice et demande : « Intelligence Artificielle ? » Sans la moindre gêne elle acquiesce et dit : « Oui, mais je revois les mots ».

Chat GPT pour 17 syllabes de texte… Mais l’IA pourrait-elle  constituer un premier jet pour des traductions de textes longs ? s’efforce de se demander Josée Kamoun dans son Dictionnaire amoureux. Le gain de temps est très douteux, dit-elle, car dès le début « le traducteur interprète le texte de l’auteur (…) en mettant en œuvre, consciemment et inconsciemment, toutes les associations qui lui sont personnelles, il se le réapproprie. » Les traducteurs littéraires de l’ATLAS et de l’ATLF parlent, eux,  d’une “délégitimation au profit d’un robot” d’un travail qui commençait tout juste à être reconnu comme celui d’un auteur.

Sur son blog Minotaura, Marilyne Bertoncini présente le cas original d’une informaticienne et artiste chinoise, Zhao Chuan, qui s’est amusée à écrire des distiques en partenariat avec un logiciel d’Intelligence Artificielle, comme on joue aux échecs.

Voici le résultat, traduit par Marilyne Bertoncini à partir d’une version anglaise de Yin Xiayuan :

Premier vers :

Une fenêtre chatoyante de fleurs d’été se voile à peine d’un rideau.

L’IA répond :

La draperie flottant sur les rêves crépusculaires ne craint pas les épreuves.

(Pas mal, ma foi.)

Peu à peu, l’IA se met à répondre ainsi :

Une personne vertueuse est dépourvue de vanité

Ou :

Une vie menée honnêtement mène à la béatitude céleste

« Arrêtons là », dit Zhao Chuan.

Et elle interrompt sa partie d’échecs pour écrire ses propres vers autour de « l’ancestral esprit oriental ».

Lien vers le blog de Marilyne Bertoncini :

http://minotaura.unblog.fr/2024/02/18/le-cedrat-citrus-medica-by-zhao-chuan/?fbclid=IwZXh0bgNhZW0CMTAAAR3Jb5fsSqtSvs3TuuoqieQCXic3j18HvpJgkF4H5s57utnrfU82Y6e25b0_aem_CzEBcFTT9w6H0_PzVih_sw

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La Petite Thérèse

Pour Jacques Robinet

La fenêtre de ta chambre, Jacques, laisse voir un morceau de ciel. Tu n’as apporté ici aucun objet de ta grande maison. Sauf, en face de ton lit, une photo de celle qu’on appelait « la petite Thérèse », ta « complice depuis toujours ».

De toutes les figures tutélaires de ta vie : Jacques Maritain, François Mauriac, Julien Green, Françoise Dolto… c’est donc « la petite Thérèse » morte à Lisieux à l’âge de vingt-quatre ans que tu as choisie.

Dans Un si grand silence, cette figure se mêle à celle de ta mère adorée. Tu nous conseilles d’entrer dans l’église Notre-Dame des Victoires à Paris, de regarder la photo de Thérèse située à gauche en entrant, et tu dis :

Regardez bien ce sourire. Laissez-vous gagner par la profondeur de ce regard et vous me comprendrez peut-être. Je n’ai jamais vu, nulle part, une telle expression de bonté. C’est un regard qui traverse les apparences pour aller à l’essentiel. On se sent, face à lui, dénudé et mystérieusement allégé du fardeau que l’on traîne.

Je me suis promenée hier dans le quartier : sur la place, j’ai d’abord remarqué l’hôtel qui, de 1941 à 1944, abritait le Commissariat Général aux Questions Juives. Puis je suis entrée dans l’église et j’ai senti la bonté du regard de « la petite Thérèse ».

Le mot que tu emploierais serait peut-être : espérance ?

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Deux notes de juin

Une maman

Un ami remarquait que les adultes ne disent plus beaucoup dans la conversation “mon père”, “ma mère” ; mais “maman”, “papa”. Surtout “maman”. Une chanteuse interviewée à la radio répétait même l’autre jour : “ma petite maman”, d’un ton protecteur.

Sur le tract électoral intitulé Votez Marion La France fière, Marion Maréchal se présente d’emblée aux Français : “Je suis une maman”… Puis : “Je suis une Française”, etc.

Pétainisme et cuculisation (aurait dit Gombrowicz).

Clé noire

En revenant du marché je croise une grande femme à cheveux gris au milieu de l’avenue. Je l’entends qui m’interpelle d’une voix sourde : “Madame…” Le deuxième coup d’œil me confirme que ce n’est pas une mendiante. Elle tourne et retourne une clé noire dans sa main mais elle n’a pas de sac. J’hésite à lui prêter attention, elle me regarde, balbutie :   “Métro… Val de Marne…” Son regard est flou et insistant. Je dis : “Val de Marne ?… C’est trop loin… Ici on est au centre de Paris”. Je ne sais pas comment la lâcher. Il y a un banc vert à côté, je lui dis : “Vous devriez vous asseoir un peu”, et je m’en vais. Mais la chose me tracasse et je décide de revenir sur les lieux de la rencontre. Il n’y a plus personne. J’entre dans le café du coin et demande au barman s’il a vu une grande dame égarée. Oui, il l’a vue, il y a cinq minutes : “Elle est partie par là…” Le regard de ce barman est humain. Je lui dis que je vais essayer de la retrouver et appeler les pompiers. Un client du bar me toise d’un air froid. Je fais cent mètres dans la rue mais elle a disparu. Je m’aperçois que je tourne mon jeu de clés dans ma main (“la main de l’hystérie”, aurait dit Baudelaire), et je rentre chez moi.

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Dernières petites notes de mai

Sur quelques objets

• Objet plein de vitalité : le poussah, magot lesté de plomb qui bascule mais ne tombe point. Plus tranquille que le fameux diable à ressort qui resurgit quand on l’enfonce.

• Objet moyennement utile : le stylo à quatre couleurs. Il plaît aux enfants mais il est gros, et en quelques semaines il n’y a plus que la bille verte qui fonctionne.

•  Objet raté : le coquetier en fil de fer spiralé. D’expérience, c’est instable et n’enveloppe pas bien l’œuf. Pour en faire un objet carrément désagréable on pourrait y ajouter quelques barbelés.

Sur Ludwig Hohl encore un peu

Contrairement à ce que laisse imaginer sa mine austère, on trouve dans ses Notes ceci, qui aurait plu à Nietzsche :

Là où est l’art, la gaieté se trouve également. Le sérieux absolu, c’est la mort du style.

Le peu de cas qu’il fait des écrivains à message politique est sympathique :

Leurs ouvrages sont bâtis à l’aide d’un matériau second. Or l’art ne peut surgir que d’une expérience première, immédiate. Mieux, il est cette expérience.

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