Pour Francis
Photos de Daniel Levinson : Dans le train de Satna à Lucknow (Inde du Nord)
Dans un poème en prose de son dernier livre, Prendre l’air (p. 112), Etienne Faure parle des trajets en train où :
(…) l’on aperçoit les arbres qui fuient, les buissons, les lapins, tout un monde qui détale un jour de dégel ou de saint-glinglin quand la vitesse du train fabrique dans le paysage une écriture par hypallage, télescopage, accélère les mouvements qui libèrent du froid et du temps figé sur la plaine.
Les choses aperçues lors du voyage en train s’accordent à sa poétique du déplacement et des fugitives rencontres. Il a d’ailleurs consacré un autre recueil en prose à des scènes de rails et de gares, La vie bon train (Champ Vallon, 2013).
Ceci me rappelle un de mes poèmes préférés de Verlaine : « Charleroi », appartenant aux “Paysages belges” des Romances sans paroles, que je reproduis juste pour le plaisir d’entendre ces tétrasyllabes et cette syntaxe heurtée si accordés au mouvement d’un train traversant la Belgique.
Dans l’herbe noire
Les Kobolds vont.
Le vent profond
Pleure, on veut croire.
Quoi donc se sent ?
L’avoine siffle.
Un buisson gifle
L’oeil au passant.
Plutôt des bouges
Que des maisons.
Quels horizons
De forges rouges !
On sent donc quoi ?
Des gares tonnent,
Les yeux s’étonnent,
Où Charleroi ?
Parfums sinistres !
Qu’est-ce que c’est?
Quoi bruissait
Comme des sistres?
Sites brutaux !
Oh ! votre haleine,
Sueur humaine,
Cris des métaux !
Dans l’herbe noire
Les Kobolds vont.
Le vent profond
Pleure, on veut croire.
Je me souviens aussi de ce qu’on éprouve dans les trains de nuit quand, stores baissés et lumières éteintes (sauf la veilleuse), aucun élément du paysage ne vient distraire notre entrée dans le monde des bruits, et que le compartiment résonne comme un ventre maternel. Au cours d’un rêve éveillé endormi dans un train entre Paris et Rome, je me suis vue composant un morceau de musique dans un style minimaliste à la Steve Reich, où je mêlais quelques percussions métalliques à une voix scandant mélancoliquement dans le petit jour : « Civitavecchiaaa… Civitavecchiaaa… »
Mais je me souviens surtout des nombreux trajets en couchette de mon enfance entre Paris « Austerlín » et Madrid Chamartín. Nous somnolions dans les roulements du train, le son des freins, des noms de villes, des claquements de portières et des sifflements des chefs de gare. À la gare frontière d’Irún, notre wagon était soudain soulevé, puis comme précipité dans la forge de Vulcain, car les rails espagnols et français n’ayant pas le même écartement, les employés se livraient à une longue et tonitruante opération de changement des supports de roues appelés boggies.
Je n’ai pas le souvenir que cette opération (que me rappelait hier Daniel) ait inspiré à mon imagination musicale épisodique le moindre morceau de heavy metal ou de boogie woogie.