Jacques Robinet

Les habitués de ma “Patte de mouette” ont bien connu Jacques Robinet par ses commentaires profonds, poétiques, généreux.

L’ensemble de son œuvre est porté par une voix authentique et directe, toute en passages d’ombre et de lumière, en douleur et en espérance, en lucidité et en amour intense de la vie.

Je vais bientôt mourir. Pensée aussi saugrenue qu’une baleine surgissant brusquement sur un étang couvert de nénuphars. Puis la baleine replonge, et les nénuphars se déploient voluptueusement au soleil. (L’Attente, p. 79).

Ecrire, toujours. Ce qui reste quand l’essentiel se dérobe : ce bruissement des mots comme le bruit du vent dans le feuillage. On voit l’agitation des branches. Le vent est invisible. (L’Attente, p. 111).

Un fraternel abrazo, Jacques.

 

 

 

 

 

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Traduction artificielle

 

Au mois de juin j’ai lu le Dictionnaire amoureux de la traduction de Josée Kamoun ; je suis allée aux rencontres du Centre de traduction littéraire de Lausanne ; j’ai écouté quelques tables rondes du Marché de la poésie à Paris, avec Thierry Gillyboeuf, Martin Rueff, Jean-Baptiste Para, Lucie Taïeb, Marion Graf, et d’autres merveilleux traducteurs.

Mais, me promenant dans une allée du Marché, non loin du chapiteau où se tenaient les discussions, je me suis arrêtée devant le stand d’une éditrice-galeriste japonaise qui vendait des livres d’art. Principalement des estampes accompagnées de haïkus bilingues japonais-français.

Je prends un livre pour le regarder de plus près. Pas de nom de traducteur sur la première de couverture. C’est courant. Je feuillette : pas de nom sur la page de titre, ni sur aucune autre page. Je regarde l’éditrice et demande : « Intelligence Artificielle ? » Sans la moindre gêne elle acquiesce et dit : « Oui, mais je revois les mots ».

Chat GPT pour 17 syllabes de texte… Mais l’IA pourrait-elle  constituer un premier jet pour des traductions de textes longs ? s’efforce de se demander Josée Kamoun dans son Dictionnaire amoureux. Le gain de temps est très douteux, dit-elle, car dès le début « le traducteur interprète le texte de l’auteur (…) en mettant en œuvre, consciemment et inconsciemment, toutes les associations qui lui sont personnelles, il se le réapproprie. » Les traducteurs littéraires de l’ATLAS et de l’ATLF parlent, eux,  d’une “délégitimation au profit d’un robot” d’un travail qui commençait tout juste à être reconnu comme celui d’un auteur.

Sur son blog Minotaura, Marilyne Bertoncini présente le cas original d’une informaticienne et artiste chinoise, Zhao Chuan, qui s’est amusée à écrire des distiques en partenariat avec un logiciel d’Intelligence Artificielle, comme on joue aux échecs.

Voici le résultat, traduit par Marilyne Bertoncini à partir d’une version anglaise de Yin Xiayuan :

Premier vers :

Une fenêtre chatoyante de fleurs d’été se voile à peine d’un rideau.

L’IA répond :

La draperie flottant sur les rêves crépusculaires ne craint pas les épreuves.

(Pas mal, ma foi.)

Peu à peu, l’IA se met à répondre ainsi :

Une personne vertueuse est dépourvue de vanité

Ou :

Une vie menée honnêtement mène à la béatitude céleste

« Arrêtons là », dit Zhao Chuan.

Et elle interrompt sa partie d’échecs pour écrire ses propres vers autour de « l’ancestral esprit oriental ».

Lien vers le blog de Marilyne Bertoncini :

http://minotaura.unblog.fr/2024/02/18/le-cedrat-citrus-medica-by-zhao-chuan/?fbclid=IwZXh0bgNhZW0CMTAAAR3Jb5fsSqtSvs3TuuoqieQCXic3j18HvpJgkF4H5s57utnrfU82Y6e25b0_aem_CzEBcFTT9w6H0_PzVih_sw

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La Petite Thérèse

Pour Jacques Robinet

La fenêtre de ta chambre, Jacques, laisse voir un morceau de ciel. Tu n’as apporté ici aucun objet de ta grande maison. Sauf, en face de ton lit, une photo de celle qu’on appelait « la petite Thérèse », ta « complice depuis toujours ».

De toutes les figures tutélaires de ta vie : Jacques Maritain, François Mauriac, Julien Green, Françoise Dolto… c’est donc « la petite Thérèse » morte à Lisieux à l’âge de vingt-quatre ans que tu as choisie.

Dans Un si grand silence, cette figure se mêle à celle de ta mère adorée. Tu nous conseilles d’entrer dans l’église Notre-Dame des Victoires à Paris, de regarder la photo de Thérèse située à gauche en entrant, et tu dis :

Regardez bien ce sourire. Laissez-vous gagner par la profondeur de ce regard et vous me comprendrez peut-être. Je n’ai jamais vu, nulle part, une telle expression de bonté. C’est un regard qui traverse les apparences pour aller à l’essentiel. On se sent, face à lui, dénudé et mystérieusement allégé du fardeau que l’on traîne.

Je me suis promenée hier dans le quartier : sur la place, j’ai d’abord remarqué l’hôtel qui, de 1941 à 1944, abritait le Commissariat Général aux Questions Juives. Puis je suis entrée dans l’église et j’ai senti la bonté du regard de « la petite Thérèse ».

Le mot que tu emploierais serait peut-être : espérance ?

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Deux notes de juin

Une maman

Un ami remarquait que les adultes ne disent plus beaucoup dans la conversation “mon père”, “ma mère” ; mais “maman”, “papa”. Surtout “maman”. Une chanteuse interviewée à la radio répétait même l’autre jour : “ma petite maman”, d’un ton protecteur.

Sur le tract électoral intitulé Votez Marion La France fière, Marion Maréchal se présente d’emblée aux Français : “Je suis une maman”… Puis : “Je suis une Française”, etc.

Pétainisme et cuculisation (aurait dit Gombrowicz).

Clé noire

En revenant du marché je croise une grande femme à cheveux gris au milieu de l’avenue. Je l’entends qui m’interpelle d’une voix sourde : “Madame…” Le deuxième coup d’œil me confirme que ce n’est pas une mendiante. Elle tourne et retourne une clé noire dans sa main mais elle n’a pas de sac. J’hésite à lui prêter attention, elle me regarde, balbutie :   “Métro… Val de Marne…” Son regard est flou et insistant. Je dis : “Val de Marne ?… C’est trop loin… Ici on est au centre de Paris”. Je ne sais pas comment la lâcher. Il y a un banc vert à côté, je lui dis : “Vous devriez vous asseoir un peu”, et je m’en vais. Mais la chose me tracasse et je décide de revenir sur les lieux de la rencontre. Il n’y a plus personne. J’entre dans le café du coin et demande au barman s’il a vu une grande dame égarée. Oui, il l’a vue, il y a cinq minutes : “Elle est partie par là…” Le regard de ce barman est humain. Je lui dis que je vais essayer de la retrouver et appeler les pompiers. Un client du bar me toise d’un air froid. Je fais cent mètres dans la rue mais elle a disparu. Je m’aperçois que je tourne mon jeu de clés dans ma main (“la main de l’hystérie”, aurait dit Baudelaire), et je rentre chez moi.

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Dernières petites notes de mai

Sur quelques objets

• Objet plein de vitalité : le poussah, magot lesté de plomb qui bascule mais ne tombe point. Plus tranquille que le fameux diable à ressort qui resurgit quand on l’enfonce.

• Objet moyennement utile : le stylo à quatre couleurs. Il plaît aux enfants mais il est gros, et en quelques semaines il n’y a plus que la bille verte qui fonctionne.

•  Objet raté : le coquetier en fil de fer spiralé. D’expérience, c’est instable et n’enveloppe pas bien l’œuf. Pour en faire un objet carrément désagréable on pourrait y ajouter quelques barbelés.

Sur Ludwig Hohl encore un peu

Contrairement à ce que laisse imaginer sa mine austère, on trouve dans ses Notes ceci, qui aurait plu à Nietzsche :

Là où est l’art, la gaieté se trouve également. Le sérieux absolu, c’est la mort du style.

Le peu de cas qu’il fait des écrivains à message politique est sympathique :

Leurs ouvrages sont bâtis à l’aide d’un matériau second. Or l’art ne peut surgir que d’une expérience première, immédiate. Mieux, il est cette expérience.

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Un auteur de citations

Mes élèves disaient d’un écrivain X ou Y : « Il a écrit des citations » quand ses phrases constituaient des sujets de dissertation. Citation était pour eux un genre littéraire avéré comme le roman ou la poésie.

L’écrivain suisse alémanique Ludwig Hohl (1904-1980) est lui aussi, un « auteur de citations ». Je l’ai d’ailleurs découvert par une citation de Christiane Veschambre dans Écrire Un caractère : « Le pire ennemi de l’art, c’est l’idée de la composition ».

Comment peut-on dire une chose pareille ? Intriguée, je suis allée à la recherche de son livre principal, Notes, écrit entre 1934 et 1936 et publié en 1944 (puis republié à Genève en 1980). Le livre est difficilement trouvable en France. J’ai obtenu récemment le seul exemplaire que possèdent les bibliothèques municipales de Paris.

Photo trouvée dans le journal “Le Temps”

Un « écrivain rare et exigeant », dit sa fiche Wikipédia (assez laconique). Aspect sévère, phrase lapidaire. Quant au « pire ennemi de l’art », je m’aperçois en contexte que c’est l’idée de composition et non la composition. Ce qui compte, dit-il, c’est la réalisation de la sensation de l’artiste. L’art est une vie organique. Et c’est à la façon de la vie organique qu’il s’accroît dans l’espace. Ses références majeures sont Thomas Mann, Lichtenberg, Goethe, Balzac, Katherine Mansfield.

Ce Suisse entouré de dialectes n’est pas tendre envers les écrivains qui les valorisent et se font les « chantres des chaumières moussues ». Il suggère : Et si, au lieu de forcer toujours sur le primitif, on s’efforçait d’apprendre l’allemand ? Voilà qui ne doit pas trop plaire à mes amis vaudois des éditions d’en bas ni à mes amis aragonais des éditions Gara

Il attribue par ailleurs la hausse de natalité entre les deux guerres à la paresse de la femme (du moins de celle de la bourgeoisie) : Sauf exception, la femme ne veut rien faire. Le meilleur de ses forces, elle le laisse en friche, ou va le dissiper dans des bals et autres fadaises, avant de trouver son exutoire et sa distraction dans le fameux « amour maternel ».

Je dois dire que je préfère les analyses de Stefan Zweig dans Le Monde d’hier sur les jeunes filles et les femmes de la société viennoise en 1914. (Leur condition ne devait pas être bien différente dans un pays voisin et dans les années 30).

Il n’empêche que certaines des Notes ont rempli sept pages de mon cahier de citations :

  • Les poètes méditent ce que médite tout un chacun. Simplement, ils sont plus assidus.
  • Se couler dans les choses. Afin d’agir sans secousse et sans heurt. Métaphore de la nage.

Et ceci, très revigorant : Celui qui porte les regards sur son futur, comme sur la possibilité d’un accomplissement plus haut, celui-là demeure toujours jeune – qu’il ait 20, 40 ou 80 ans.

Voilà qui peut m’aider à comprendre à ma manière le mystérieux sous-titre du livre : « De la réconciliation non prématurée ».

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La Maison est noire

La poète iranienne Forough Farrokhzad dont je parlais l’autre jour a également réalisé un documentaire. En mars 2013, lors du festival du Cinéma du réel au Centre Georges Pompidou, j’ai assisté à une projection inoubliable de La Maison est noire, tourné en 1962 dans une léproserie près de Tabriz, en Azerbaïdjan. Si elle avait vécu plus longtemps, Forough Farrokhzad – morte dans un accident de voiture à l’âge de trente-trois ans – aurait sans doute fait davantage de films.

Je me souviens en particulier d’un enfant à qui on demande : « Cite trois choses laides ». L’enfant répond : « Les yeux, les nez, les doigts ». Les autres enfants autour rient.
Puis :
— Décris ta maison
— Ma maison est noire.

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Un porte-stylo

 

Parmi les divers articles de papeterie qui se trouvent sur mon bureau, j’ai une affection particulière pour un porte-stylo offert par une élève iranienne. C’était une fille éveillée qui aimait beaucoup la littérature. Son père était, paraît-il, un progressiste établi en France car il était opposé à la République islamique.
Il a un jour cassé le bras de sa fille en la battant car elle portait des bottes qu’il jugeait indécentes.
Je dois dire que le lycée a réagi. La proviseure a convoqué le père pour l’avertir de ne pas s’aviser de recommencer.
Je ne sais pas ce qu’est devenue cette élève. J’aurais aimé, l’année dernière, la rencontrer à la manifestation Femme Vie Liberté de Paris et la savoir heureuse.
En pensant à elle je lis un poème de Forough Farrokhzad :
La vie,
C’est peut-être une longue rue où passe,
Chaque jour,
Une femme avec un panier
La vie,
C’est peut-être une corde
Avec laquelle un homme se pend
A une branche
La vie,
C’est peut-être un enfant
Qui rentre de l’école.

La vie,
C’est peut-être entre deux étreintes,
Dans l’engourdissement de l’heure,
Allumer une cigarette
Ou la silhouette confuse d’un passant
Qui, ôtant son chapeau avec un sourire banal,
Dit à un autre
bonjour.
(…)
(Extrait du poème “Une autre naissance”, in Saison froide, traduction Valérie et Kéramat Movallali, éditions Arfuyen, 1996.)

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Une flâneuse

Une femme n’a pas toujours pu flâner comme un homme dans les rues de nos grandes villes. Sigrid Nunez rappelle, par l’intermédiaire d’un texte intitulé “Flâneur” de son conjoint disparu, qu’une marcheuse était – est parfois encore – sujette à “d’incessantes ruptures de rythme” :

des regards insistants, des commentaires, des sifflets, des mains baladeuses (…) Comment, dans ces conditions, pourrait-elle jamais être assez alanguie pour se perdre dans cette absence à soi-même, cette joie pure d’être au monde, qui constitue l’idéal de la vraie flânerie ?

Mais Sigrid Nunez ajoute qu’il suffit d’attendre d’avoir atteint un certain âge, “l’âge de l’invisibilité”, et le problème est résolu.

Quelle incomparable liberté, pour une promeneuse septantaire, d’être invisible ! Mais…
Mais les rues sont parfois étroites et passantes.

Je flâne souvent, le nez en l’air, dans le Marais. Je m’arrête devant un jardin, un hôtel, recule pour apercevoir un fronton derrière un mur, lève les yeux pour lire un panneau. L’autre jour, je m’étais arrêtée, rue des Archives, devant les tours de l’hôtel de Clisson pour lire sur une inscription que le compositeur Marc-Antoine Charpentier y avait vécu.

Quelqu’un me dépasse en grommelant. Je murmure à mon tour une vague protestation comme : « C’est bon… » L’homme se retourne, me fait face et hurle :
« T’es une tarée… t’es une pute… t’es une vieille… t’es moche, t’es malade, tu vas aller dans un asile, j’vais te casser la gueule, moi…

Maigre, les poings serrés, les yeux injectés de sang.

Je change de trottoir. Il me suit en hurlant : « pute, vieille, moche, tarée, asile, casser la gueule… »

Mais il y a aussi des anges dans la rue. Une femme qui chargeait une voiture avec deux hommes et deux enfants me dit : « Restez ici près de nous. Laissez-le passer. » Je m’arrête, le hurleur s’arrête au milieu de la rue, ses « vieille, tarée, pute » se font un peu moins virulents. Un des deux hommes lui parle calmement, l’autre s’approche aussi. L’énervé finit par remonter la rue des Archives. Je remercie mes anges abondamment et m’éloigne à mon tour par une rue adjacente.

Donc, Sigrid, une invisible peut d’une minute à l’autre devenir une vieille pute. Mais ce n’est pas ce qui l’empêchera de flâner dans Paris avec une joie pure d’être au monde.

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L’ordonnance du 26 brumaire

J’ai parlé le 25 mars dernier du décret Bérard instaurant, en 1924, un programme identique au bac pour les garçons et les filles. Mais je n’avais pas encore parlé de l’ordonnance du 26 brumaire de l’an IX (1800) publiée par la Préfecture de police de Paris,  qui réglemente très strictement le port du pantalon pour les citoyennes (interdit jusque là).

Toute femme désirant s’habiller en homme doit se présenter à la Préfecture de police pour en obtenir l’autorisation.

Cette obligation a été partiellement levée par deux circulaires de 1892 et 1909, autorisant le port féminin du pantalon « si la femme tient par la main un guidon de bicyclette ou les rênes d’un cheval ».

En 2012, un sénateur publie une question écrite demandant l’abrogation totale de cette ordonnance.

Réponse du Ministère des droits des femmes publiée le 31/01/2013
La loi du 7 novembre 1800 évoquée dans la question est l’ordonnance du préfet de police Dubois n° 22 du 16 brumaire an IX (7 novembre 1800), intitulée « Ordonnance concernant le travestissement des femmes ». Pour mémoire, cette ordonnance visait avant tout à limiter l’accès des femmes à certaines fonctions ou métiers en les empêchant de se parer à l’image des hommes. Cette ordonnance est incompatible avec les principes d’égalité entre les femmes et les hommes qui sont inscrits dans la Constitution et les engagements européens de la France, notamment le Préambule de la Constitution de 1946, l’article 1er de la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme. De cette incompatibilité découle l’abrogation implicite de l’ordonnance du 7 novembre qui est donc dépourvue de tout effet juridique et ne constitue qu’une pièce d’archives conservée comme telle par la Préfecture de police de Paris.
Publiée dans le JO Sénat du 31/01/2013 – page 339

J’ai découvert toute cette histoire grâce à un “franc original” qui aurait plu à Diderot et qui tient une boutique de vêtements de qualité pour tous les genres, nommée précisément 26 brumaire, et située au 26 avenue de la République à Paris.

 

Les deux photographies proviennent de la page Facebook de la boutique.

 

 

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