Bouts d’oreilles

On décèle dans le regard des gens la profondeur de leur intelligence et la bonté de leur cœur, car les yeux sont le miroir de l’âme, dit la sagesse populaire.
En revanche, la forme des oreilles ne révèle rien de l’acuité de l’entendement. Je trouve que les gens qui ont l’oreille fine devraient avoir un pavillon plus ciselé et un lobe plus frémissant que les lourdauds, puisque l’oreille externe et interne a par elle-même la forme d’un instrument de musique raffiné.

Il est bizarre aussi que ce soit dans les yeux que se reflète ce qu’on entend : les musiciens qui jouent ont le regard comme tourné vers l’oreille. Ils ont aussi les narines qui se dilatent, les sourcils qui se froncent, la langue qui se tend dans la joue ou humecte les lèvres, les lèvres qui se pincent. Mais les oreilles ne bougent pas. L’expression dresser, tendre l’oreille est une métaphore sans réalité physiologique humaine. Les oreilles sont donc les organes les plus inertes de notre visage : remuer ses oreilles relève de l’attraction mondaine, ce sont d’ailleurs les sourcils que l’on bouge.

Avec l’oreille tout se passe à l’intérieur. Se tenant sagement sur les côtés, parfois enfouies sous les cheveux, servant au mieux de présentoirs à bijoux, les oreilles sont faites pour recevoir en profondeur.

                                                  

En chinois, m’apprend Anne Cheng, le mot « sagesse » contient le graphème de l’oreille. Atteindre la sagesse, c’est avoir l’oreille juste, ce que selon Confucius (Entretiens, II, 4), on atteint à un âge avancé :

六十而耳順

A soixante ans j’avais l’oreille accordée.

Avant d’atteindre une pleine liberté :
A soixante-dix ans, je peux suivre exactement les désirs de mon cœur sans outrepasser aucune règle.

Le contraire de Confucius, c’est le Père Ubu :

Alfred Jarry

Sur les dessins d’Alfred Jarry le Père Ubu n’a pas d’oreilles. L’avidité n’entend rien (“ventre affamé n’a point d’oreilles », disait déjà La Fontaine). Ubu propose comme supplice, entre torsion du nez et extraction de la cervelle, l’« enfoncement du petit bout de bois dans les oneilles ».

Il me semble qu’autrefois, dans les maternités espagnoles, venait une sorte de Père Ubu avec un instrument qui perforait les “oneilles” des petites filles. Parmi tous ces bébés également chauves et braillards, certaines étaient déjà marquées du sceau de la féminité par des petites boules dans les lobes des oreilles. Je ne peux pas m’empêcher d’associer aujourd’hui les oreilles percées des petites filles à une excision-décérébration.

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