“Coucou attrapez-moi !”

Vingt ans après la mort de Nathalie Sarraute le 19 octobre 1999, la biographie d’Ann Jefferson (1) et le colloque qui vient de se dérouler à Paris (2) se sont attachés au contexte historique, politique, culturel, littéraire d’une écrivaine qui a vécu les plus grands bouleversements du XXème siècle sans cesser de rester accrochée à sa sensation de base.

Chaque intervenant du colloque était pleinement conscient de la difficulté de sa tâche car Nathalie Sarraute, tout en appréciant la reconnaissance universitaire qu’elle a progressivement acquise au cours du siècle, avait tendance à refuser l’action intimidante ou normative de la critique. « Coucou attrapez-moi ! », disait déjà à ce propos Alan Clayton (3) pour décrire son refus de se laisser enfermer derrière des grilles interprétatives.

« Coucou attrapez-moi ! » pourrait tout autant décrire sa perception de l’identité individuelle, et c’est ce qui, vingt ans après, me rend Nathalie Sarraute si chère entre tous les écrivains. Attrapez-moi ? Mais d’abord, qu’est-ce que moi ? “Un assemblage informe de parties inconnues », dit-elle avec le Figaro de Beaumarchais, phrase qui a servi d’amorce à Tu ne t’aimes pas, publié en 1989. Dans cet espace mouvant que constitue l’intériorité, affirme-t-elle avec énergie, comment peut-on prétendre posséder un « moi » net et compact ? Les premières lignes de cette œuvre significativement écrite en  forme dialoguée abordent tout de suite la question :

‒ « Vous ne vous aimez pas ». Mais comment ça ? (…) Qui n’aime pas qui ?

‒ Toi, bien sûr… c’était un vous de politesse, un vous qui ne s’adressait qu’à toi.

‒ A moi ? Moi seul ? Pas à vous tous qui êtes moi… et nous sommes un si grand nombre… « une personnalité complexe »… comme toutes les autres… Alors qui doit aimer qui dans tout ça ? (4)

Le livre entier se compose d’une série de variations sur ce thème. À la masse mouvante des « toi », des « moi », des « nous » protéiformes et indisciplinés qui se chamaillent dans le “for intérieur » et qui n’ont cure de s’aimer, viennent s’opposer de « fortes personnalités” venues du monde extérieur, qui ont l’art de se contempler, de se constituer en figures saillantes, de se donner une « visibilité » (dirait-on aujourd’hui), se définissant elles-mêmes si précisément par leur caractère et leurs goûts propres, leur identité familiale, régionale, nationale, (« ethnique », « genrée », ajouterait-on aujourd’hui) et s’aimant avec un tel génie qu’elles amènent les personnes de leur entourage (des “followers », angliciserait-on aujourd’hui), à s’aimer en miroir dans cet amour qu’elles leur portent…

Les mots complaisance narcissique, inféodation, soumission, ne sont pas plus prononcés ici que ceux d’indépendance, d’authenticité et de liberté intérieure. Nathalie Sarraute préfère les images de murs, de frontières, de cercueils de verre, ou au contraire de flots changeants, de bonnets qui rendent invisible ou de mains d’enfants qui caressent la margelle d’un puits. Mais ce qui remue dans cette prose poétique fluide, frémissante, où Sarraute plonge jusqu’au fond d’elle-même, soulève des questions qui, dépassant largement leur siècle, atteignent le coeur de toute relation à soi et à autrui. Et, en passant, mon coeur, vingt ans après.

Références :

1. Ann Jefferson, Nathalie Sarraute, Flammarion, « Grandes biographies », septembre 2019. 2. Colloque organisé par la BnF, l’Université de Paris III et l’Institut d’Etudes Avancées de Paris, les 16 et 17 octobre 2019. 3. Titre d’un article publié dans le numéro 554 de la Revue des Sciences humaines (avril 1990). 4. Tu ne t’aimes pas, Œuvres complètes, bibliothèque de la Pléiade, p. 1149.

 

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