Je ne suis pas sûre de partager l’enthousiasme d’Italo Calvino pour les plaisirs que procure l’usage du coupe-papier (Si une nuit d’hiver un voyageur, folio, p. 62-63) et, munie d’armes de fortune, je suis encore moins sûre d’avoir l’adresse manuelle du lecteur qu’il me dit que je suis. Mais je suis sûre d’adhérer pleinement à la phrase :
S’ouvrir un passage dans la barrière des pages au fil de l’épée s’associe à la pensée de tout ce que la parole renferme et cache : tu te fraies un chemin dans la lecture comme dans un bois touffu.
Muettes émergences : le beau titre du livre de Pierre Chappuis me semble s’appliquer aux mots qui apparaissent çà et là au rythme des pages de ce livre que je coupe. Dans les tranches rugueuses je trace un sentier où mes mains font apparaître des fourrés, des merles, des brouillards verts et bleus, des contre-jours, des tressaillements, toutes les formes et les lumières d’une rêverie presque plus stimulante dans ces aperçus furtifs qu’en plein jour et en pleine page.
Dans le métro j’essaie de feuilleter Fidélité à l’éclair du poète argentin Roberto Juarroz, que je viens d’acheter et dont j’attends les plus grandes révélations. Certaines pages y sont entièrement lisibles, celle où figure par exemple une phrase profonde et appropriée de Paul Klee : « Le visible n’est qu’un exemple du réel ». D’autres pages sont non rognées dans leur partie verticale, comme des tunnels “de corne et d’ivoire” où je colle mon œil au milieu des soubresauts de la rame et des mouvements de voyageurs. Une page se termine justement sur le début d’une citation de William Blake : « Si nous nettoyions les portes de la percep- »
De retour chez moi, au fil du couteau de cuisine, je découvre la fin de la phrase : « -tion, chaque chose apparaîtrait telle qu’elle est, c’est-à-dire, infinie ».
Le hasard veut qu’au moment de conclure ce billet je surfe sur les liens que j’ai choisis pour mon blog, et que je tombe sur un fragment du « journal » de tierslivre.net du romancier François Bon, daté 2016-05-19, où une personne jugée par lui estimable et particulièrement “tonique sur le web » déclare dans un tweet acheter un livre neuf de littérature “tous les 36 du mois”, ce dont l’écrivain s’inquiète. Mes aventures de coupe-papier doivent sembler d’un tout autre âge ̶ plus vintage que les disques vinyle ou les deux CV ̶ aux yeux de cette blogueuse qui ne partage sans doute pas mon goût pour les Salons de l’Autre livre et les Marchés de la Poésie.
Mais que m’importe, puisqu’Italo Calvino, Pierre Chappuis, William Blake, Paul Klee et Roberto Juarroz m’ont appris pendant que je coupais mes pages que chaque chose peut contenir l’infini et que l’infini n’a pas d’âge ?