Patria, est le titre que le traducteur français d’Actes Sud a choisi de garder pour le grand roman basque de Fernando Aramburu paru en français en mars 2018. De passage à Paris en avril dernier, l’auteur nous a expliqué que le traducteur allemand avait fait le même choix, en raison, disait-il, des connotations nazies des équivalents disponibles.
En ce qui concerne le français, surtout après avoir parcouru l’excellent article patrie du dictionnaire en ligne CNRTL (lien 1 à la fin de ce billet), il est évident que l’éditeur et le traducteur Claude Bleton se sont montrés prudents. Le mot patrie tout seul, sans caractérisation («la patrie intellectuelle», « la patrie des marins », etc.) est devenu presque imprononçable chez nous hors d’un contexte officiel, l’acception originelle de “terre natale”, “terre de nos pères”, ayant été totalement recouverte depuis 1789 de nombreuses couches de connotations nationalistes honorables ou douteuses.
Mais patria est également lourdement chargé en espagnol, et je me suis demandé pourquoi Fernando Aramburu avait intitulé son livre ainsi. Il m’a semblé que le mot revêtait dans ce roman deux sens très distincts qui en résument le propos : pour les séparatistes de l’ETA, la patria est le pays basque en opposition violente avec El Estado, l’Etat espagnol oppresseur. Si je suis basque je combats cet Etat qui prétend me forcer à faire de l’Espagne ma patrie. Le mot n’est pas réservé au pays basque : un gentil film catalan de 2017 intitulé Patria exalte les exploits d’un héros mythique, Otger Cataló, sorte de Cid catalan qui aurait reconquis le territoire au VIIIème siècle… On dirait donc que le retour de patria ranime la braise des divers nationalismes dont il est en même temps l’effet. Toutefois, Aramburu nous a expliqué que pour lui patria a un sens affectif qui correspondrait davantage à ce que les Espagnols appellent patria chica (petite patrie) : les coutumes, les paysages, les aliments, les souvenirs d’enfance, et l’euskera, cette langue extraordinaire qui tient une place importante dans le roman. L’objet principal du livre est de montrer comment pendant un demi-siècle s’est opéré un brouillage et un écartèlement déchirants entre toutes ces nuances du mot patria (recension pour La Cause Littéraire, lien 2, fin de ce billet).
Il arrive que, en un court laps de temps, un même mot ou une même notion vienne par hasard frapper plusieurs fois à une porte de notre esprit : en lisant l’autre jour le livre que l’écrivain italien Paolo Cognetti consacre aux mois qu’il a passés en solitaire dans le Val d’Aoste, marchant dans des zones frontalières qui pouvaient appartenir à l’Italie, à la Suisse ou à la France, j’ai trouvé un équivalent approximatif de la patrie souhaitée par Aramburu :
L’idée de patrie (…) chez les montagnards, ne se rapporte jamais à la nation mais à une langue, aux noms que l’on donne aux choses et aux lieux, au cycle des travaux saisonniers, à la juste façon de les faire (p. 28).
Lorsque j’ai vu que la langue figurait en première place dans l’énumération de Cognetti et que, dit-il un peu plus loin, le nom est ce qui disparaît en dernier après la ruine des villages, son récit est entré à son tour en résonance avec la littérature en langue aragonaise que j’ai découverte il y a deux ans par les éditions de La Ramonda (lien 3 à la fin de ce billet), puis avec un livre presque introuvable de la poète et traductrice Mireille Gansel : Traduire comme transhumer (éditions Calligrammes, 2014, p. 66). Pour les bergers provençaux qui se déplacent avec leurs moutons, explique-t-elle, la langue provençale est une sorte de patrie, de maison, une “langue-toit ».
La patrie la plus sympathique, c’est en somme la langue, ou plutôt les langues, puisque dans cette demeure accueillante il n’y a pas d’apatride, mais autant de « bipatrides » et de “multipatrides » qu’il y a de bilingues et de multilingues.
http://www.cnrtl.fr/definition/patrie
http://www.lacauselitteraire.fr/patria-fernando-aramburu
http://www.laramonda.com/ramonda1.htm
Merci pour cette réflexion passionnante sur la langue-patrie qui dépasse de loin celle à laquelle nous sommes habitués. La langue est un toit, une source d’identité, mais ses accents le sont aussi, comme celui que je retrouve en arrivant à Pau. Ses intonations enchantent un français émaillé de mots béarnais, c’est la langue rassurante de ma mère, tout proche des intonations du pays basque qui me font entendre la voix de mon père. Je peux prendre ces accents sans problème comme une autre manière de parler le français, à ma source en quelque sorte.
Passionnant, cette langue-patrie… Je retrouve les accents ariégeois de mes grands-parents. Oui une patrie-toit-langue…. Celle des langues (très juste…) et des voyages.
Ping : La patrie d’Anita Pittoni | Patte de mouette, blog de griffomane
Le yiddish et le ladino, deux intéressants exemples de langues-patries.
C’est vrai ! Merci ! On vient de m’offrir une encyclopédie des 3000 langues parlées dans le monde : Michel Malherbe, “Les Langages de l’humanigté”.