Je pense assez souvent avec sympathie au plus singulier graphomane que je connaisse, “le poète de Pondichéry » de Jacques le Fataliste.
Aux environs de la page 50, Diderot prend la parole en son nom propre dans une scène du roman dont l’origine serait autobiographique : un poète inconnu vient consulter le philosophe, lui fait les compliments d’usage sur son génie, puis soumet à son examen des vers de sa composition. Après s’être assuré que son interlocuteur veut savoir la vérité, Diderot émet, avec sa manière de pousser les choses à bout, un jugement sans argument et sans appel.
Les répliques des deux personnages s’enchaînent allègrement :
— Non seulement vos vers sont mauvais, mais il m’est démontré que vous n’en ferez jamais de bons. — Il faudra donc que j’en fasse de mauvais, car je ne saurais m’empêcher d’en faire. — Voilà une terrible malédiction ! Concevez-vous, monsieur, dans quel avilissement vous allez tomber ? Ni les dieux, ni les hommes, ni les colonnes n’ont pardonné la médiocrité aux poètes ; c’est Horace qui l’a dit. — Je le sais. — Êtes-vous riche ? — Non. — Êtes-vous pauvre ? — Très pauvre. — Et vous allez joindre à la pauvreté le ridicule de mauvais poète ; vous aurez perdu toute votre vie, vous serez vieux. Vieux, pauvre et mauvais poète, ah ! monsieur, quel rôle ! — Je le conçois, mais je suis entraîné malgré moi…
Dans la suite de l’histoire, le poète ne court pas se pendre car on est au XVIIIème siècle : Diderot lui conseille d’aller faire fortune à Pondichéry, berceau commercial et financier de l’Inde française, puis d’écrire autant de vers qu’il le désire sans les faire imprimer « car il ne faut ruiner personne ».
Douze ans plus tard, le poète revient de Pondichéry chargé d’écus. Il montre de nouveaux vers au philosophe :
— (…) Ils sont toujours aussi mauvais ? — Toujours, mais votre sort est arrangé, et je consens que vous continuiez à faire de mauvais vers. — C’est bien mon projet…
Il existe beaucoup d’extravagants dans Jacques le Fataliste, mais aucun ne me plaît plus que ce graphomane invétéré qui me dit laconiquement que la « nécessité intérieure » est aussi impérieuse chez un poète de Pondichéry que chez Horace, Rilke ou Kandinsky. Qui sait même si, en un siècle plus poétique ou plus maladif, ses descendants ne tireront pas d’une vieille malle des poèmes sans queue ni tête, “sans rythme et sans rime” qui feront la gloire posthume de leur ancêtre et leur fortune chez Drouot ?
Poète infortuné
esclave du langage
remonte sur ta barque
cours à Pondichéry
jeter tes vers aux mouettes
!!!! bien amicalement cum grano salis
jacques
Merci pour ce “grano salis” de ta patte de Jacques 🙂