Excentricités du tact

Dans La Peinture incarnée (p.16-17), Georges Didi-Huberman fait état d’une maladie mentale répandue au XIXème siècle nommée Folie du doute (avec délire du toucher). Il s’agit d’un « délire à caractère spéculatif », explique l’auteur, où le sujet se fossilise dans des questions qu’il se pose à tout propos, ce qui rend les actes ordinaires de sa vie de plus en plus compliqués et aboutit à certaines « excentricités du tact » :

Celui qui « se doute » que tout l’espace est une peste ne touchera personne, certes, brûlera ses vêtements, et tous les objets mis en contact avec autrui ; mais lui-même se lavera jour et nuit, s’enduira d’onguents, et voudra jeter de la chaux vive sur les murs de sa maison, peut-être sur tout ce qui « le regarde ».

***

Quels exemples de tact excentrique a-t-on dans la littérature ? Je pense au Kavalerov du roman de Iouri Olecha, L’Envie, qui a en permanence le sentiment que les meubles, les objets, les choses du monde se mettent en travers de sa route pour le heurter.

On a aussi Antoine Roquentin, le personnage de La Nausée de Sartre. Cette nausée encore plus tactile que digestive réside en un dégoût physique aberrant éprouvé en touchant certaines choses : il aime soulever les papiers garnis d’ordure mais répugne à toucher un galet ramassé sur la plage.

Roquentin explique :

Maintenant je vois ; je me rappelle mieux ce que j’ai senti, l’autre jour au bord de la mer, quand je tenais ce galet. C’était une espèce d’écoeurement douceâtre. Que c’était donc désagréable ! Et cela venait du galet, j’en suis sûr, cela passait du galet dans mes mains. Oui, c’est cela, c’est bien cela : une sorte de nausée dans les mains.

Bachelard commente :

Le monde est une colle, une poix, une pâte à jamais trop molle, une pâte que pétrit mollement le pétrisseur et qui suggère à la main – absurdité matérielle – de desserrer son étreinte, de renier son travail. (La Terre et les rêveries de la volonté, p. 114-117).

À cette palpation existentialiste et passive Bachelard va opposer une main qui impose « à la matière gluante un devenir de fermeté », comme celle de la cuisinière qui fabrique ses confitures et ses gelées dans la grande bassine en cuivre entourée de bocaux.

Est-ce pour résister à la tentation d’un tact excentrique que nous aimons en ce temps d’épidémie cuisiner et pâtisser ? Avoir une main qui pétrit une matière visible, consistante, tangible ; une main, dirait Bachelard, “animée par les rêveries du travail”.

 

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4 réponses à Excentricités du tact

  1. marie-paule Farina dit :

    Je pense que ce délire du tact revient sur le devant de la scène, j’avoue qu’à entendre certains donner des conseils pour les chaussures, les vêtements, le masque après sortie, je ne peux m’empêcher de penser à cela. Savonner les carottes avant de les éplucher disait l’une et effectivement, dans ce contexte, penser qu’il est plus simple de javelliser les plages, la mer et pourquoi pas son tube digestif (comme disait l’autre) demande réflexion. Et c’est ainsi qu’Allah est grand dirait Vialatte, Saint Polycarpe vous embrasse sur les deux joues dirait Flaubert

    • Nous pourrions, nous, dire au pluriel, à la manière de Polycarpe : “Dans quels siècles, mon Dieu, m’avez-vous fait vivre !” Il n’y en a pas un pour rattraper l’autre, ma très-bonne : délire du toucher au XXème après le SIDA et la vache folle ; délire du toucher au XXIème avec les coronavirus passés et à venir.

  2. JF.Chénin dit :

    Bonjour,

    Tout vient, à mon sens, des rapports que notre corps (et sa chair) entretient avec l’extérieur et des rapports que nous avons avec notre propre corps (et sa chair).
    Tout ça c’est de la matière vivante qui nous échappe un peu à vrai dire, matière qui vit sa vie indépendamment de nous.
    Nous ne sommes pas le seul regard sur ce corps-matière-vivante. Il y a celui des autres et aussi celui du corps social (et ces jours-ci médecins, infirmiers, policiers, juges, même le voisin…).
    Et quand Georges Didi-Huberman dit ‘peut-être sur tout ce qui “le regarde” ‘, il faut s’imaginer que c’est cette matière vivante qui, finalement, se méfie de nous.
    Nous n’y sommes pas assez attentifs et elle nous le fait savoir. Bachelard dit “le monde est une colle”, je dirais plus volontiers “la matière est une colle”.

    (Merci de donner envie de cette lecture “la peinture incarnée”)

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