Un de mes coins de lecture est ma table basse à roulettes. J’y ai installé quelques livres que j’ai achetés la semaine dernière au cours d’une après-midi presque normale où j’ai vagabondé dans le Marais.
Avant, j’allais environ une fois par semaine à la bibliothèque Marguerite Audoux rue Portefoin (nom qui semble fait pour la bergère écrivaine, comme la rue Pastourelle située non loin de là). Le rayon poésie de cette bibliothèque est bien fourni grâce aux dons de Florence Trocmé, connue pour son précieux magazine en ligne Poezibao. Je m’installais à l’étage du bas, à une petite table à côté de la fenêtre qui donnait sur un patio avec des fougères. J’ai fait là d’excellentes découvertes, mais depuis deux ou trois ans la bibliothèque n’accepte plus les livres de poésie car elle ne sait pas où les ranger. Au printemps dernier elle a fermé comme les autres bibliothèques, mais sans indication sur la porte et sans message téléphonique personnalisé. Aujourd’hui elle reprend sans doute vaguement des activités d’emprunt, mais je n’en sais rien car je la boude.
Ma table basse à roulettes est donc le refuge intellectuel qui s’est substitué à Marguerite Audoux. Ce matin, je m’y trouvais avec le Siennois Federigo Tozzi et ses Barques renversées, livre de recherche intérieure publié, je crois, après la mort de l’auteur. Je dis “je crois”, car j’ai décidé de découvrir le livre comme ça, sans contours, et la maison d’édition a l’élégance de placer les informations périphériques à la fin. Elles sont du traducteur Philippe Di Meo et je sens que je vais y apprendre des choses. Pour l’instant j’éprouve du plaisir à entendre Tozzi parler abondamment de l’âme, mot démodé… et pourtant, comment résister à ceci :
L’âme (…) est comme les nuages qui changent continuellement de forme. Lorsque vous êtes sur le point de représenter quelque chose, l’âme s’avance sous un autre aspect. Il est parfois très difficile de l’interpréter ; et l’habitude elle-même n’est pas sûre de le pouvoir faire.
Mais voici une illustration immédiate de ce que dit Tozzi : je m’apprêtais à parler de ma lecture d’après-midi, quand l’image de mon ancien dentiste est venue intempestivement renverser ma barque et s’imposer à mon âme. Depuis deux jours, je me souviens de temps en temps qu’au moment où il allait m’anesthésier il ordonnait à son assistante Anita : “tronculaire !” (anesthésie de l’arcade dentaire du maxillaire inférieur). J’y entendais “strangulaire” et le mot me faisait presque plus peur que la seringue.
Ma lecture de fin d’après-midi, c’est A comme Babel de Guillaume Métayer, le livre qui doit tout m’apporter sur l’art de traduire. Ce traducteur du hongrois est si savant et si fin qu’il me découragerait (ou me strangulerait) s’il n’était doté d’un solide humour et d’un non moins solide bon sens de praticien. Comment traduire, par exemple, l’onomatopée züm züm du poète hongrois Endre Ady, qui mime le volettement des feuilles d’automne ? Aucun traducteur français, anglais, allemand ni norvégien, paraît-il, ne s’y est risqué. Ils ont zappé züm züm. (En ajoutant cette petite phrase de mon cru j’ai l’impression que Guillaume Métayer m’a communiqué sa bonne humeur, car le titre du chapitre est Ady zoom zoom. S’il avait deviné, quand il a d’abord écrit ce texte pour la revue Catastrophes en novembre 2018, l’importance que le mot zoom prendrait dans nos vies de télétravailleurs, je suis sûre qu’il en aurait tiré parti.) En revanche, conclut-il de ses scrupuleuses recherches, l’Europe de l’Est semble davantage inspirée par züm züm. Le traducteur tchèque en rajoute : bzum bzum bzum, et le Roumain dit : zbârr-zbârr, ou dans une autre traduction : Bâz, bâz.
Les livres de ma table à roulettes ne m’apportent peut-être pas tout, mais ils m’apprennent que les langues, comme les nuages de l’âme, c’est bzarre. Un vrai bazar.
Merveilleux blog léger et volatil comme cette âme soit-disant démodée et qui s’en porte certainement si bien en ce temps où les modes se démodent si vite, ce qui est le propre des modes comme l’a dénoncé Cocteau. Dans mon village tout enneigé, je la vois partout cette âme lumineuse qui vole autour de mon clocher et court comme un ruisseau sur les chemins glacés. Gardons ce qui est démodé comme tous ces poèmes dont tu parles si bien, qui résistent à nos oublis et se moquent de nos fringales de “nouveautés”.
Un abrazo.
C’est vrai que cette âme est une notion surannée. Mais le ton est toujours alerte, drôle, vivifiant. A quand un article pour “La Vie culturelle en 19**” ? 1922 ? 23 ? 24 ?
Merci, François. je n’y connais malheureusement pas grand-chose en années 20. Mais si vous faites un numéro par semaine, voire par jour, je pourrai vous fournir de la matière des années 30 et 40 jusqu’en 2020 🙂 J’y mettrai toute mon âme.
Âme, alma
pont de l’Alma,
puente del alma al cielo
cruzando el Sena, seno
que amamanta el alma.
“J’aime à trouver dans les âmes d’autrui ces trésors cachés, qui ressemblent aux jardins magnifiques de certaines villas ignorées parmi les montagnes” (Federigo Tozzi).