Million d’oiseaux d’or
― Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?
A la question : « Quel est le vers français qui vous émeut le plus ? », je pourrais répondre avec ces deux vers du Bateau ivre de Rimbaud. Ils se trouvent à la fin du 22ème quatrain, juste avant que le bateau poète, épuisé après sa course visionnaire, ne désire plus qu’une petite « flache noire et froide » d’Europe.
L’interrogation est inquiète mais pas désespérée : le Million d’oiseaux d’or ne fait que dormir, la Vigueur tutoyée n’est pas morte, et le mot future ouvre la possibilité de nouveaux départs. Ce qui me touche le plus, c’est l’apposition de Million d’oiseaux d’or (avec la diérèse qui prolonge encore un peu le son du mot) à future Vigueur, comme une dernière fusée lancée.
Lèbre-Kafka-Ortlieb-Rimbaud
Le livre de Jacques Lèbre Le Poète est sous l’escalier (voir sur ce blog le billet du 10 décembre 2021) me donne envie de faire mes propres rapprochements entre les deux vers du Bateau ivre ci-dessus et un fragment du Journal de Kafka qu’il cite à la page 41 :
Il est parfaitement concevable que la splendeur de la vie se tienne prête à côté de chaque être et toujours dans sa plénitude, mais qu’elle soit voilée, enfouie dans les profondeurs, invisible, lointaine.
Splendeur en exil dans des « nuits sans fond » ? Ni Kafka ni Jacques Lèbre n’avaient peut-être Rimbaud en tête au moment d’écrire cela.
Et voilà qu’en jetant un coup d’œil latéral sur la page 40 du livre de Jacques Lèbre, j’aperçois une citation de Gilles Ortlieb sur la fragilité de la vie qui me renvoie curieusement à d’autres vers du Bateau ivre :
Notre position est, au bout du compte, à peine plus assurée que celle d’un bigorneau calé – par quel miracle et pour combien de temps ? – dans une anfractuosité où clapotent les marées.
« Où clapotent les marées » : Gilles Ortlieb pensait-il à la troisième strophe du Bateau ivre en se présentant dans une posture retranchée absolument contraire à celle de Rimbaud ?
Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l’autre hiver plus sourd que les cerveaux d’enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.
L’exubérant Voyant était bien loin de l’anfractuosité ou de l’escalier sous lesquels se tiennent modestement les poètes d’aujourd’hui. Chaque siècle donne ce qu’il lui est possible de donner.
bien content de vous voir prolonger les correspondances, Nathalie de Courson ! Elles sont infinies !
Bien à vous, et encore MERCI pour votre article !
Et pour finir l’année aussi sérieusement que je l’ai commencée :
“Quand vous serez grinds
Mes zinfints
Et que vous aurez une petite amie anglaise
Vous pourrez murmurer
À son oreille dénaturée
Ce vers, le plus beau de la langue française
Et qui vient tout droit du gallo-romain :
« Le geai gélatineux geignait dans le jasmin. »
(R. de Obaldia)
Bonne année, chère Nathalie, et continuez de nous enrichir en 2022 !
Combien de fois, passant par la rue Férou, ne suis-je resté médusé comme la première fois, relisant ce “Bateau ivre” qui est à mes yeux le plus beau de tous les poèmes!
C’est vrai que chaque siècle produit ce qu’il peut, mais que tous les siècles accumulés n’ont produit qu’un seul Rimbaud. Le mystère demeure total. Ne reste qu’à se cacher sous l’escalier pour le relire encore, sans même oser en parler!
Un abrazo