Leili Anvar est traductrice du persan*. Pour traduire la poésie, dit-elle, l’essentiel réside dans le sens métrique du traducteur qui s’acquiert avec la connaissance par cœur d’au moins 200 poèmes français. Avec cette saine assertion, on ne s’enlise pas dans les débats théoriques.
*Voir notamment Le Cantique des oiseaux de Attar aux éditions Diane de Selliers, 2014, et en 2022 une anthologie de poèmes, Le Cri des femmes afghanes chez Bruno Doucey.
***
Marion Graf (traductrice de l’allemand – en particulier de Robert Walser – et directrice de la Revue des Belles Lettres) me fait découvrir deux poètes allemands : Klaus Merz et Werner Lutz. Dans sa pratique de la traduction l’interprétation a lieu à la fin, après beaucoup de tâtonnements. Elle commence par un mot à mot strict pour bien s’imprégner de la syntaxe de l’auteur, puis amène par petites touches le texte à la syntaxe du français.
J’ai noté ces vers de Werner Lutz :
Brusquement le chemin
fourche et chacun peut s’en aller
où il veut
***
Atelier de traduction du chinois (langue dont j’ignore tout, mais le cas est prévu).
Nous découvrons un texte de Eileen Chang (Zhāng Àilíng), qui parle de sa ville de Shanghai sous occupation japonaise en 1944. Je rafistole le mot à mot donné par la traductrice-animatrice Emmanuelle Péchenart, ce qui donne à peu près ceci :
“Un soir à 10 heures, je lisais un livre sous ma lampe, quand, de la caserne voisine, un clairon s’est mis à sonner quelques accents simples, montant et descendant dans cette grande cité bouillonnante où il est si difficile de rester simple de cœur”.
J’ai trouvé émouvante cette écoute directe d’un instrument solitaire qui suspend un instant le tumulte de la ville (et l’envahisseur que pouvait lui évoquer le clairon militaire).
Mes collègues d’atelier rejetaient le mot cœur et cherchaient des synonymes sur leur smartphone. De mon côté je voulais garder le mot. J’aimerais que, grâce à la traduction des langues asiatiques, on puisse débarrasser coeur de ses connotations mièvres pour lui redonner en français son sens plein de centre de l’être et siège de toutes nos émotions. C’est peut-être trop demander ?
Bonne idée que de garder le cœur et se souvenir que “le cœur a ses raisons que la raison ignore”. N’est-il pas notre capacité à penser ?
Le XVIIème siècle le savait mieux que le nôtre !