Les notes Au jour le jour de Paul de Roux sont de celles qui trottent dans la tête quand on a fermé le livre. Je croyais leur auteur « gendelettres », mondain, tatillon, péremptoire (il l’est quand même un peu), pédant, soucieux de donner un nom exact à tout, et je découvre une désinvolture vivifiante, par exemple dans certaines parenthèses :
« Des moineaux chantent (terme conventionnel) à travers la pluie, la neige de plus en plus serrée. »
Paul de Roux a un vif sentiment de l’existence, et sa sensibilité artistique n’est pas détachée de sa sympathie pour le monde vivant.
Devant Le Bœuf écorché de Rembrandt (Musée du Louvre) :
Je ne suis pas sûr, devant le bœuf écorché, que la peinture dissipe l’horreur. Certes, elle la médiatise dans une certaine mesure, elle la rend à la réflexion, mais elle ne dissipe pas l’effroi face à ces moignons sciés, ce ventre ouvert. Elle réitère ce que la vue d’un tel spectacle dans une boucherie suscite en moi : mélange de dégoût, d’effroi et de sentiment de culpabilité : ce bœuf, nous le mangeons (p. 131).
Ces réflexions datées de 1994 éveillent en nous beaucoup d’échos. Deux ans plus tard, à propos de la fameuse « crise de la vache folle » qui a entraîné le massacre en masse de troupeaux de bovins en Europe, Lévi-Strauss dira*:
Combien de nous, bien avant la vache folle, qui ne pouvions passer devant l’étal d’un boucher sans éprouver du malaise (…). Un jour viendra où l’idée que, pour se nourrir, les hommes du passé élevaient et massacraient des êtres vivants et exposaient complaisamment leur chair en lambeaux dans des vitrines, inspirera sans doute la même répulsion qu’aux voyageurs du XVIème ou du XVIIème siècle les repas cannibales des sauvages américains, océaniens ou africains.
Paul de Roux n’épargne personne :
À la réflexion les pêcheurs ne sont pas plus sympathiques que les chasseurs. Et ils ont quelque chose de patelin qui ne peut faire illusion que si vous n’êtes pas poisson (p. 51).
Et pour résumer :
Dans bien des circonstances ce sont les animaux qui nous apprennent à vivre ; de notre côté, nous n’avons absolument rien à leur apprendre qui leur soit profitable (p. 91).
(Encore faut-il ne pas avoir peur des chiens et des chevaux comme moi…)
*Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse des vaches folles », Études rurales, éditions de l’EHESS, janvier 2001.
La chair pantelante des bœufs suspendus aux croc des réserves froides des bouchers dissimule mal le refoulement de nos désirs canibales. Levy Strauss a raison mais pêche par optimisme. Rien ne dit qe la vision s’affine dans un monde où la chair à canon fait la Une des Nouvelles. Partout de Rembrandt à Soutine la même désespérance baignée de compassion soulage notre horreur, fascinés par la scène du crime. Notre cruauté a beau chercher à se sublimer, elle ne cesse de rejaillir. Paul de Roux fait partie de ces poètes discrets et pudiques qui parviennent à survivre grâce au raffinement de leur culture et à l’élévation spirituelle qu’ils font sienne. J’écris cela entre deux somnolences, pour courir sur les traces de ma mouette si vivante et aimante. Un abrazo
Merci, Jacques, pour ce commentaire lucide. Paul de Roux dit des choses que tu pourrais dire, comme : “Le bonheur, on se le donne par de petits larcins – tel ce quart d’heure de bain de soleilsur un rocher, à la dérobée. Ce sont des larcins qui ne se capitalisent pas, de la menue monnaie qui vous fond entre les doigts et qui n’en est que plus précieuse.” Un abrazo
“On n’est souvent que l’ombre de ce que l’on écrit.”
“C’est la poésie qui vous tient par la main, le temps d’un poème. Le poète n’existe pas. Car il n’a aucun pouvoir sur la poésie. (Un sabotier mérite d’être appelé sabotier en ce qu’il a le pouvoir de faire des sabots quand il décide de se mettre à son établi.)”
(Au jour le jour 3)
Merci Nathalie, de porter un éclairage sur Paul de Roux.
Chez lui, il y avait une sorte de leitmotiv : comment être présent, à ce que l’on fait, ce que l’on voit, ce que l’on vit, d’où évidemment l’écriture? pour essayer d’accéder à cette présence.
“Je voudrais en écrivant, du moins le temps que j’écris, me maintenir à niveau de ma vie. Presque toujours je suis en contre-bas, ou à côté.” (Au jour le jour)
Merci à vous, qui me donnez envie d’en lire plus. Être présent à ce que l’on vit, en effet…