Sugus et carambar

À la mémoire de Charles Mérigot

Un des poèmes d’Estela Puyuelo que j’avais à traduire en 2021 pour son recueil Tous les vers à soie s’intitule « Sugus de limón ». Il parle d’une femme qui conserve un vieux bonbon mou au citron entre les pages d’un cahier, en souvenir d’un “amour excommunié”.

Premier mot, premier problème de traduction : “Puis-je garder le mot sugus ?” J’entame une recherche dans tous les supermarchés de mon quartier : pas le moindre paquet de ces bonbons suisses qui font en Espagne la joie de tous parce qu’ils sont savoureux, fondants, ne collant ni aux dents ni au palais. Mes amis d’ici ne connaissant pas les sugus non plus, je me demande si le très français carambar ne ferait pas mieux l’affaire. (Après tout, carambar, ça sonne un peu comme caramba.)

Comme toujours dans les dilemmes sérieux, après avoir vérifié qu’il existe des carambars au citron (pour conserver la teinte jaune sépia mentionnée ensuite dans le poème), je soumets la question à mon éditeur et ami Charles Mérigot. Réticence immédiate : ” Pas convaincu. Ce n’est pas le même imaginaire ni la même forme …” Il faut dire que Charles adorait les sugus, et qu’il allait toujours en acheter à l’épicerie La Confianza quand il tenait son stand au salon du livre de Huesca.

Trois ans plus tard je m’aperçois que je n’avais pas dû abandonner tout de suite mon carambar car la discussion s’est prolongée sur Facebook. Ma messagerie m’a avertie l’autre jour : “Nous espérons que vous aimez revoir et partager ce souvenir d’il y a trois ans…” Eh bien le voici :

Nathalie De Courson Estela me dit généreusement : “Haz tuyos esos poemas, no te importe”1. La question est donc de trouver un vers à soi ! (Je sens poindre l’inquiétude de l’éditeur) 🙂 

Charles Merigot Mon prof de latin, quand je lui rendais une version, me disait toujours “N’inventez pas!” Fais un effort en souvenir de ce brave homme que tu n’as pas connu : n’invente pas trop, quoi que dise Estela Puyuelo. Enfin, faites comme vous voulez ! L’essentiel est que les papillons soient beaux, qu’importe le travail dans la chrysalide !

Nathalie De Courson Entendu ! Je suis au fond d’accord avec le prof de latin !

Charles Merigot Je disais ça pour rire et endosser l’habit !

1.”Fais-les tiens, ces poèmes, ne t’inquiète pas”.

Touchée par la magnanimité de Charles autant que par la confiance d’Estela, j’ai obtempéré. Le mot sugus a été conservé, accompagné d’une note soigneuse de l’éditeur : Petit bonbon mou carré, enveloppé dans un papier de couleur variable selon l’arôme du fruit qu’il contient, très populaire en Espagne depuis les années 60.

Ce sont des choses de ce type qui font regretter l’absence des gens. Me voici aujourd’hui à nouveau crayon en main devant le dernier recueil d’Estela Puyuelo, Soledad no tiene gato. En démarrant ce chantier, je suis résolue à me rappeler le conseil du prof de latin, qui rejoint ce que m’a dit un jour Georges-Arthur Goldschmidt: “Traduire c’est comme écrire, sauf qu’on n’invente pas.”

Soledad no tiene gato / Soledad n’a pas de chat.

Soledad signifie solitude, mais je pense que Charles m’aurait conseillé, lui aussi, de laisser le nom tel quel.

 

 

 

 

 

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6 réponses à Sugus et carambar

  1. jacques robinet dit :

    Années 50, année 60 : entre les deux, le fameux ‘sugo’ a fait son apparition ; mais j’avais quitté Madrid quand tu t’en régalais ! L’inconnu est sans nom, sans évocation possible, en ce qui me concerne. Les saveurs vont, viennent et donnennt la migraine aux futurs traducteurs attachés à rendre compte de la réalité avec précision. A moins qu’il ne s’agisse ici du ‘Réel’ cher à Lacan, l’obstacle sur lequel on se heurte au risque de s’y briser les dents. ¡Caramba! me voici pris en flagrant délit de cuistrerie… Merci, gentille mouette pour ce poisson nouveau que tu m’invites à déchiqueter. Jamais trop tard pour rattrapper le temps perdu! Un abrazo !

  2. Jacques Lèbre dit :

    Chère Nathalie,
    je pense que vous allez garder Soledad si c’est un prénom, vous n’allez pas le franciser !
    Bien amicalement.

  3. Bonjour Nathalie,

    Soledad ne se traduit pas, garde-le comme cela…
    Dans certains actes d’état civil rédigés en France où figuraient mes ancêtres aux noms espagnols, Ignacio et Teresa devenaient Ignace et Thérèse et Juan était rebaptisé Jean… Perdant le sens de leur histoire et provoquant un casse-tête généalogique en prime. D’autres agents de mairie, par contre, les respectaient dans leur identité première.
    Que devient l’œuvre de Charles ? Perdure-telle ?

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