Je suis toujours heureuse, au fil de mes promenades littéraires, d’enrichir ma collection d’écrivains du toucher. J’ai, au printemps dernier, consacré sur ce blog un billet à Francis Ponge qui aimait en 1942 faire mousser de ses mots le savon si rare dans la vie quotidienne. Un autre jour j’ai pensé à Guillevic, qui la même année caressait les pierres, les peaux et les écorces des arbres pour lutter contre la peur. Je reviens aujourd’hui aux années de guerre avec le Journal 1944-1945 d’Anita Pittoni (1901-1982), figure saillante du monde intellectuel de Trieste.
Je m’étais attachée à elle en 2019, quand les éditions de La Baconnière avaient publié une suite de récits étranges et personnels sous le titre Confession téméraire. J’avais appris qu’Anita Pittoni était à la fois tisserande d’art, styliste, éditrice et écrivaine. Le Journal, dont j’attendais la parution avec impatience, complète en janvier 2021 ce premier livre tout en projetant une lumière un peu différente sur la personnalité de l’autrice.
Son atelier de tissage a subi, durant les sombres années 40-44, un fort ralentissement. Cette femme pleine d’énergie, qui passe aux yeux de son entourage pour posséder une “force miraculeuse”, est sujette en privé au doute de soi et à la mélancolie. “Rocailleuse” le jour et “liquide” la nuit, elle aime reproduire dans son Journal l’enchevêtrement complexe de ses pensées.
Pour moi, l’écriture se fabrique exactement comme un tissu, elle me ramène vraiment à mon humble travail artisanal et j’ai été ravie quand je me suis rendu compte de cette concordance ; la même loi me régit, me fait exécuter les mêmes mouvements, si bien que la matière et la structure du tissu, fait de mailles qui s’enchaînent plutôt que de fils tendus, suivent le fil de mes pensées (28 octobre 1944).
On ne peut pas être mieux renvoyé à l’étymologie du mot texte.
« Touchante », Pittoni l’est donc d’abord au sens propre, peut-être encore plus concrètement que Proust quand il décrit la façon dont il compte bâtir son livre dans ce fameux passage du Temps retrouvé :
(…) épinglant de-ci de-là un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe.
Mais il y a curieusement aussi dans ce Journal une aspiration constante à s’envoler vers les régions les plus éthérées, comme en témoigne d’emblée la dédicace au compagnon, le poète Giani Stuparitch :
À Giani
L’immensité du ciel
absorbe et transmue tout.
C’est à cette immensité qu’aspire
l’âme.
Mais le jour viendra où
nous serons faits de
ciel, dans le ciel.
Les récits de Confession impudique révélaient déjà un esprit visionnaire peuplé d’images d’envols. Craignant parfois que les poètes qu’elle admire avec ferveur ne la considèrent comme un être terre à terre rivé à des « ouvrages de dame », Pittoni cherche infatigablement à coudre ensemble son « âme terrestre et son âme céleste » :
Quand nous aurons vraiment compris que la matière est précieuse, nous saurons recueillir avec amour la moindre petite bribe de notre travail d’atelier, sans jamais rien rejeter. Nous serons amplement récompensés de notre respect pour tous ces matériaux par les inspirations nouvelles que leurs conjonctions aléatoires offrent à notre sensibilité. (Article Le Sens de la matière, mis en annexe du Journal.)
L’artisan artiste fait dire à la matière toute sa sensualité et s’emploie en même temps à la transfigurer, à condition de la recueillir « avec amour ». Il en va de même pour l’écriture, et c’est cet amour des idées, de l’art, des êtres et des matières qui me rend Anita Pittoni si touchante.
N.B. Les 2 photographies ci-dessus se trouvent dans un cahier intérieur du livre. Ce sont des matériaux issus de l’atelier d’Anita Pittoni à Trieste.
Lien vers un billet de l’an dernier sur Pittoni et Saba :
Merci pour cet article. J’aime beaucoup les écrivains de Trieste (et particulièrement Gianni Stuparitch et Umberto Saba) . J’ai pu visiter cette ville en 2008. Votre article m’a rappelé la belle exposition de Sheila Hicks à Beaubourg en 2018:
https://ideat.thegoodhub.com/2018/03/23/exposition-vie-couleurs-de-sheila-hicks-a-pompidou/
J’ai loupé une passionnante exposition ! Quelles belles cascades de couleurs ! Les deux artistes devaient se connaître bien que Hicks soit de la génération d’après. Je pense aussi à Louise Bourgeois dont les parents étaient restaurateurs de tapisseries d’art et qui, enfant, les aidait dans leurs travaux. Sa gigantesque araignée est en rapport avec cela.
Dans la postface du livre, l’universitaire italienne Cristina Benussi rappelle le lien des femmes au tissage dans la mythologie (et j’ajoute dans les contes de fées), et cite une phrase intéressante du Journal de Virginia Woolf : “Quelle sorte de Journal souhaiterais-je écrire ? Quelque chose de tissé à larges mailles, mais sans négligence. D’assez souple pour embrasser tout ce qui, grave, léger ou beau, me vient à l’esprit”. Dans cette même postface, Cristina Benussi note qu'”aucune poétique n’avait été créée pour le toucher, bien que ce soit précisément le sens permettant de se rapprocher au plus près de cette matière (…)” Une “poétique du toucher”, c’est exactement mon dada aussi !
Passionnant Nathalie. Merci
Merci à toi, Marie-Paule 🙂
http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/02/18/lignes-de-vie-sheila-hicks/
Mon impression de l’époque sur cette exposition…
Merci ! Je recopie : “Un fil est une ligne qui ne reste pas sur la page, mais que tu tires dans l’espace.” Exactement ce qu’aurait pu dire Pittoni et je suis aux anges !
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