Les linguistes n’ont eu aucun mal à démontrer que l’hypothèse d’Ukrainiens russophones victimes d’un génocide ne tenait pas debout. Ils nous expliquent en effet qu’en Ukraine la majorité des citoyens possède les deux langues (à l’inverse, ai-je lu récemment, des Biélorusses dont la langue, qui n’est plus enseignée à l’école, serait en voie de disparition). Un Ukrainien peut, comme le fit en son temps Gogol, écrire en russe qui était la langue des classes cultivées, tout en se sentant profondément attaché aux inflexions de sa langue d’enfance comme à ses paysages. Toute personne ayant été élevée en deux langues est sensible à cette relation forte entre les musiques, les lumières, les reliefs, les arbres et les diverses voix de l’enfance.
Je persiste à croire que les langues sont meilleures que les États qui les manipulent et le cours de l’Histoire qui les entrave. Et je me le redis en feuilletant La joie du passeur, Une expérience d’identité transitoire de l’écrivain et traducteur Georges-Arthur Goldschmidt, né en Allemagne en 1928, pas toujours tendre avec l’allemand qui fut pour lui une langue d’oppresseur, et n’ayant pas cessé pour autant de le traduire.
Mais c’est surtout Cervantes qui parvient aujourd’hui à me mettre en humeur joyeuse : on sait qu’il ne se présente pas comme l’auteur mais comme le « parâtre » d’un Don Quichotte traduit de l’arabe. Le véritable auteur du Quichotte serait un certain Cid Hamet Benengeli, « auteur arabe et manchègue » (I, 22). Un érudit morisque le traduit pour le narrateur en castillan (I,9), ce qui rappelle l’étroite imbrication des Espagnols et de ces musulmans arabophones convertis au christianisme avant leur expulsion sur l’ordre de Philippe III à partir de 1609. Cervantes profite de cette pseudo paternité arabe pour se livrer à une acrobatique mise en abyme au milieu du livre (II, 3), quand Don Quichotte apprend que son histoire a déjà été publiée sans qu’il s’en doute. La fierté du héros se mêle d’inquiétude: « Il ne fallait attendre des maures la moindre vérité car ce sont tous des charlatans, des faussaires et des colporteurs de chimères ». Mais vers la fin du roman, au chapitre 50, le narrateur présentera Cid Hamet comme le « très ponctuel scrutateur des atomes de cette véridique histoire », garant scrupuleux de son authenticité !
Comme le remarque Antoine Berman dans L’Epreuve de l’étranger, il y a une merveilleuse ironie dans le fait que « le plus grand roman espagnol soit présenté par son auteur comme une traduction de l’arabe – soit de la langue qui avait été dominante dans la Péninsule pendant des siècles ».
Nos identités sont transitoires et le brassage des langues fécond, qu’il soit réel ou fictif. Quand entrerons-nous dans un siècle qui le reconnaîtra ?
Bel exemple de ces épousailles intimes de langues diverses en nous. Avoir eu la chance d’avoir des parents d’origine différente est certainement un grand bonheur. Il y a ces musiques de langue étrangères qui se confondent en nous. En sommes-nous conscients?
Probablement peu souvent. Mais la réalité est là de cette rumeur venue d’ailleurs qui traverse les frontières et élargit le monde. La Russie avait la chance de vivre cette richesse. Comment ne pas voir qu’elle se détruit elle-même en attaquant cette terre étrangère demeurée si proche. Un abrazo
Merci, Jacques, pour ce commentaire sensible. On a l’impression en ce moment d’être revenu au XXème siècle, et même au XIXème, ça n’en finit pas. Un abrazo