Il n’y a plus grand-chose de neuf à dire sur les orteils depuis que les surréalistes sont passés par là. Mais je reste surprise que ni la langue castillane, ni la langue catalane, ni la langue aragonaise, ni la langue galicienne, ni la fala extremeña, ni la langue portugaise, ni la langue roumaine ne connaissent de mot spécifique pour traduire orteil. Elles l’appellent simplement doigt de pied. Bloch et Wartburg m’apprennent pourtant que le mot provient du latin articulus signifiant articulation, jointure. Pourquoi cette lacune ? Quelle est la jointure absente ?
Je conçois que les Islandais possèdent beaucoup de mots pour désigner la glace et très peu de mots pour désigner les chasse-mouches. Je pourrais donc comprendre qu’ayant rarement l’occasion de chausser des tongs, les Islandais n’aient besoin du mot orteil que lorsqu’il s’agit d’amputer un doigt de pied gelé. Or Wikipedia m’informe que l’islandais, tout comme le norvégien et le suédois, traduit orteil par tá, mot qui invite moins aux chatouilles que notre orteil, mais dont la fermeté réconforte.
En revanche l’italien, plus bizarre encore que ses sœurs romanes, ne connaît de nom que pour le gros orteil : alluce, comme s’il n’accordait d’existence qu’à cette excroissance phallique qui a intéressé Jacques-André Boiffard et Georges Bataille et qui, dans sa “basse séduction”, se donne trop d’importance à mon goût. S’il me fallait choisir un orteil, je prendrais le petit, insignifiant, sans nom dans aucune langue, informe, sacrifié, plein de cors, piétiné, écrabouillé dans des chaussures trop étroites, et je le sauverais en l’appelant boudinet ̶ ou alors je le trancherais, car la cruauté aime le petit.
Mais j’aurais tort dans les deux cas : ce qui donne leur valeur aux orteils c’est leur solidarité, cette fraternité chaleureuse que nous éprouvons tous les jours dans nos chaussures et qui devrait nous inciter à modifier nos expressions et nos usages : Unis comme les orteils du pied serait plus adéquat que comme les doigts de la main. Il se met l’orteil dans l’œil ne serait pas réservé aux gymnastes et aux chimpanzés, puisque faire un pied de nez est déjà une expression courante. Et si le Poète commence son chant par Quand paraît l’Aurore aux doigts de rose… ne pourrait-il dire aussi :
Quand le soleil couchant aux orteils de violette…