On commence à écrire régulièrement, on assemble un jour quelques pages : un poème, un récit, un roman. On donne le manuscrit à lire à une personne de son entourage que l’on estime bienveillante et compétente, qui vous dit : “Il faut couper, il faut tailler, ici, ici, là.” Et on se retrouve avec une seule phrase considérée comme valide sur un texte de cinq, dix, voire deux cents pages.
Cette expérience, je l’ai bien sûr connue. Sous plusieurs formes plus ou moins cruelles, c’est le lot de beaucoup de gens qui essayent d’écrire. Voilà pourquoi je me dis aujourd’hui:
— Si on me conseille de supprimer des pages, ne pas suivre l’exemple du philosophe scythe de La Fontaine qui, voulant imiter un sage jardinier grec qu’il voit tailler ses arbres, fait dans son propre verger « un universel abattis ».
Comment ne pas couper toutes nos branches ? Comment éviter d’ôter “à nos coeurs le principal ressort” ? Trouvons d’abord un lecteur qui sait ce qu’écrire veut dire. Laissons aussi faire le temps : le superflu tombera peut-être de lui-même. Si tout ou rien ne tombe, si les mots ne prennent pas vie entre nos mains, plantons un autre arbre.
Cent fois sur le métier… Oui, mais pas n’importe comment.
Je pense aussi à une Leçon américaine d’Italo Calvino. Deux dieux opposés sont à l’oeuvre dans l’écriture, dit-il : Mercure aux pieds ailés qui est mobilité, vivacité, élan ; et Vulcain le forgeron, constructif et concentré (et sûrement musicien), qui s’occupe des minutieux assemblages.
P.S. Chers abonnés, si le début du billet ci-dessus ne correspond pas à celui que vous avez reçu en mail, c’est parce que je l’ai tronqué d’une anecdote que l’on m’a racontée l’hiver dernier, qui m’a touchée, mais qui pouvait être mal interprétée. Discernement, ou oeuvre de jardinier scythe…
Cette anecdote, la voici :
“Deux femmes corpulentes habitent une petite maison préfabriquée de Merville. Elles touchent le RSA, ont une vitre cassée qu’elles ne réparent pas, chauffent leur maison à bloc, ne peuvent plus payer leur facture EDF, se font couper l’électricité…
Mais l’une des deux femmes lit Flaubert et Zola (elle aime mieux Flaubert que Zola), et elle écrit des romans policiers qu’elle s’enhardit à montrer un jour à la bibliothécaire municipale.
La bibliothécaire (dont le mari change la vitre) raconte à ses amis en haussant les sourcils : “C’était pas lisible, encore moins publiable ! Je lui ai dit de supprimer au moins 50% de ce qu’elle avait écrit. »
L’anecdote m’a touchée par la cruauté involontaire de personnes dont les intentions sont par ailleurs excellentes. A moins que la franchise de cette bibliothécaire ait eu des effets bénéfiques ? Je reviendrai sur ce sujet.
Dans mon esprit se sont toujours opposées une remarque de René Char que je cite de mémoire et que j’ai peut être interprétée abusivement: ” Le poète se reconnaît à la quantité de pages insignifiantes qu’il n’écrit pas” et la pratique de Sade en prison ou à Charenton qui, dans la solitude la plus totale, écrit, voit sans cesse ses manuscrits censurés ou brûlés et les réécrit en les rendant de plus en plus foisonnants, de plus en plus “immoraux”. A la fin de sa vie, il écrit Les journées de Florbelle dans sa chambre à Charenton. A chaque fouille de la police on lui prend dix cahiers, il en réécrit trente, on lui prend les trente, il en réécrit soixante dix et, après sa mort, son vertueux fils cadet brûlera les cent et quelques cahiers de ces «journées» qui là ne renaîtront pas de leurs cendres mais dont nous restent quelques pages de notes prélevées à titre de curiosité par un employé de la préfecture. Tu as raison, ne coupons pas et ne laissons pas couper toutes nos branches, la taille ne permet pas toujours à l’arbre de se “régénérer” et méfions nous de la métaphore agricole qui a fait tant de ravages pendant la Révolution.
Merci pour ces remarques opposées. Il y a donc des poètes rares et des poètes graphomanes. Graphomanie vitale, pour Sade. Quelle énergie !