Une femme n’a pas toujours pu flâner comme un homme dans les rues de nos grandes villes. Sigrid Nunez rappelle, par l’intermédiaire d’un texte intitulé “Flâneur” de son conjoint disparu, qu’une marcheuse était – est parfois encore – sujette à “d’incessantes ruptures de rythme” :
des regards insistants, des commentaires, des sifflets, des mains baladeuses (…) Comment, dans ces conditions, pourrait-elle jamais être assez alanguie pour se perdre dans cette absence à soi-même, cette joie pure d’être au monde, qui constitue l’idéal de la vraie flânerie ?
Mais Sigrid Nunez ajoute qu’il suffit d’attendre d’avoir atteint un certain âge, “l’âge de l’invisibilité”, et le problème est résolu.
Quelle incomparable liberté, pour une promeneuse septantaire, d’être invisible ! Mais…
Mais les rues sont parfois étroites et passantes.
Je flâne souvent, le nez en l’air, dans le Marais. Je m’arrête devant un jardin, un hôtel, recule pour apercevoir un fronton derrière un mur, lève les yeux pour lire un panneau. L’autre jour, je m’étais arrêtée, rue des Archives, devant les tours de l’hôtel de Clisson pour lire sur une inscription que le compositeur Marc-Antoine Charpentier y avait vécu.
Quelqu’un me dépasse en grommelant. Je murmure à mon tour une vague protestation comme : « C’est bon… » L’homme se retourne, me fait face et hurle :
« T’es une tarée… t’es une pute… t’es une vieille… t’es moche, t’es malade, tu vas aller dans un asile, j’vais te casser la gueule, moi…
Maigre, les poings serrés, les yeux injectés de sang.
Je change de trottoir. Il me suit en hurlant : « pute, vieille, moche, tarée, asile, casser la gueule… »
Mais il y a aussi des anges dans la rue. Une femme qui chargeait une voiture avec deux hommes et deux enfants me dit : « Restez ici près de nous. Laissez-le passer. » Je m’arrête, le hurleur s’arrête au milieu de la rue, ses « vieille, tarée, pute » se font un peu moins virulents. Un des deux hommes lui parle calmement, l’autre s’approche aussi. L’énervé finit par remonter la rue des Archives. Je remercie mes anges abondamment et m’éloigne à mon tour par une rue adjacente.
Donc, Sigrid, une invisible peut d’une minute à l’autre devenir une vieille pute. Mais ce n’est pas ce qui l’empêchera de flâner dans Paris avec une joie pure d’être au monde.