Voici un texte que Carine Chichereau, traductrice littéraire de l’anglais, a posté le 11 février dernier sur Facebook. A l’occasion du sommet de l’IA, elle décrit le travail du traducteur avec sa fougue et la force de son expérience.
(…) Traduire, c’est s’emparer d’une écriture tout entière. C’est savoir décaler un jeu de mots, un effet poétique, reprendre une accumulation dans le désordre parce que dans la langue d’arrivée, la musique sera bien plus belle ainsi. C’est savoir ôter un adjectif ou un adverbe parce que ça casserait le rythme dans la langue d’arrivée. C’est savoir qu’à tel endroit on ne peut ôter le pronom sujet comme l’auteur-ice, mais que dans telle autre phrase, on le pourra, afin de conserver le style, mais d’une autre manière. Parce que la littérature est différente d’une langue à l’autre – je veux dire qu’elle s’exprime différemment, que ce qui peut être merveilleux dans une langue peut s’avérer lourd dans une autre, alors il faut démonter patiemment le texte et le reconstruire autrement, en changeant peut-être quelques pièces, parce que ce qui compte c’est l’ensemble, et pas la somme des parties. Qu’un livre n’est pas une somme de mots, de phrases (pensez aux œuvres pointillistes qui transcendent complètement le simple alignement des points). C’est pour ça qu’on ne devrait jamais juger une traduction au mot à mot (et j’écris ça aussi en pensant aux relectrices, correctrices, éditrices…), même si bien sûr il faut être fidèle… mais être fidèle au fond c’est parfois être infidèle à la forme.
Nous sommes en fait les incarnations de nos auteur-ices dans les autres cultures, les doppelgängers (si j’ose dire !), nous sommes leur voix intime car nous connaissons tous leurs secrets d’écriture (surtout quand on traduit cinq, dix livres d’un-e même écrivain-e), cette voix qui à travers les lointains émerge d’un brouillard de langue transformée, et que vous comprenez, même si vous ne connaissez pas la langue dans laquelle fut écrite l’œuvre…
Voilà, c’était la réflexion du jour d’une traductrice au travail. Je pense qu’il est bon d’expliquer encore une fois cela pour montrer à quel point cette activité est profondément humaine et par conséquent subjective, et que pour cette raison aucune machine, si intelligente soit-elle, ne pourra jamais la remplacer…
« S’emparer d’une écriture tout entière » pour la donner à un plus grand nombre de personnes me paraît la plus généreuse des prédations.
Et puis ‒ me dis-je in petto ‒ devenir doppelgänger (je viens d’apprendre ce mot), sosie, alter ego, double ou fantôme est une excellente situation. Il faut hanter pour être mieux hanté comme il faut être hanté pour mieux hanter.