Avec Nathalie Sarraute 1

Ann Jefferson a récemment publié un volume réunissant une quarantaine de textes inédits de Nathalie Sarraute, « Essais et entretiens, 1956-1986 ». Je l’ai acheté pour réentendre cette voix que j’aime tant, mais j’avoue que malgré ma totale confiance en Ann Jefferson*, je gardais un fond de prévention contre ces publications posthumes et me disais in petto : « Puis-je encore apprendre quelque chose sur Nathalie Sarraute ? »

Ma réponse est « oui ». Cinquante ou soixante ans après qu’ils ont été écrits, ces textes m’ont rafraîchie, réconfortée. J’en ai souligné des passages, je les ai lus à des proches et j’y pense parfois dans mes journées.

En cette veille du 8 mars, je vais commencer par l’article « Rebelles dans un monde de platitudes » écrit le 10 juin 1960 pour le supplément littéraire du journal britannique The Times. Nathalie Sarraute dénonce de manière générale, comme beaucoup d’intellectuels des années 60, « l’immense entreprise de nivellement intellectuel » que constituent les médias, la publicité, « la littérature de pacotille », etc. Puis elle dit, p. 59 :

Quelle entreprise d’abêtissement systématique sera jamais plus puissante et plus raffinée que celle qui, à travers les siècles, a rétréci le champ mental des femmes – pour ne prendre que cet exemple –, mutilé leur intelligence au point de la faire paraître à tous et à elles-mêmes, cette intelligence comprimée et rapetissée comme les pieds des Chinoises, comme étant l’œuvre – indestructible – de la nature.

L’image des pieds rapetissés m’a fait penser aux tout petits pas avec lesquels, sans avoir pour autant les pieds atrophiés, certaines femmes japonaises en kimono avançaient dans les films d’Ozu diffusés à l’automne dernier.

Puis, Nathalie Sarraute évoque Jane Austen qui cachait ses manuscrits dans sa boîte à ouvrage, ou Emily Brontë qui avait pris le nom masculin de Ellis Bell, tant elle avait peur que son père découvre le « secret inavouable », la « tare impardonnable » d’avoir écrit Wuthering Heights. Je ne connaissais pas ces détails biographiques qui m’ont beaucoup touchée.

Je reviendrai dans quelques jours sur cet article du Times Litterary Supplement qui recèle d’autres richesses.

*Anne Jefferson, professeure émérite à l’université d’Oxford, a collaboré à l’édition des Œuvres complètes de Nathalie Sarraute dans la Pléiade en 1996, et écrit une très riche biographie de l’autrice publiée chez Flammarion en 2019.

 

 

 

 

 

 

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Notes de fin de mois

Après la pandémie

La pandémie m’a appris que la Terre n’a pas besoin des hommes. En 2020, les oiseaux, les papillons, les phoques (et certainement beaucoup d’autres bêtes) semblaient très contents que l’encombrante espèce humaine soit terrée chez elle.

Anges

Je rends grâce à deux nouvelles personnes  :

  1. Un technicien de chez Darty qui, le mois dernier, m’a délivrée gratuitement en cinq minutes d’un virus informatique strident. Le réparateur de la boutique d’à côté m’avait donné le choix entre hack et arnaque en me réclamant 60€. J’avais répondu : “Je vais réfléchir”. (Entre hack et arnaque ferait un bon titre de blockbuster.)
  2. Une dentiste qui, quand je quittais son fauteuil en lui demandant comment traiter mes vertiges, m’a répondu : « Par le mépris. » J’ai suivi sa prescription. En un mois mes vertiges ont disparu.

 

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Avec Jon Fosse et Jacques Robinet

Le hasard m’a fait lire à peu près en même temps deux livres récents : une série d’entretiens de Jon Fosse avec Gabriel Dufay : Écrire, c’est écouter ; et le recueil de quatrains de Jacques Robinet : L’Herbe entre les pierres.

Ma patte en fait ici des citations croisées de manière à établir entre leurs auteurs une sorte de fraternité.

(Les citations de Jacques Robinet sont en italique et celle de Jon Fosse entre guillemets.)

N’écrire que par surprise
  sans mendier ni brusquer
comme on marche sur la rue
   entre des éclats de soleil

Agir par surprise
quand la clarté se dévoile
     Saisir l’instant furtif
  où la proie se découvre

“Il s’agit de saisir l’insaisissable, de capter ce qui se passe au moment du passage du jour à la nuit ou de la nuit au jour. J’écris principalement sur les intervalles, les interstices.”

Vent léger
    passe incertain
      pour apaiser
ce qui tremble en moi

Choisir les formes brèves
     de poèmes volatiles
      Alléger sa besace
  S’en remettre au vent

“Le vent ressemble à la respiration humaine. Le vent est relié au souffle, à la respiration, et pour moi à l’esprit sacré.”

 

“Pour moi écrire, c’est écouter. J’écoute des voix silencieuses. (…) Je suis à l’écoute de forces obscures et floues, des forces intérieures, des sons émotionnels, en quelque sorte.”

“La musique me touche directement, elle produit comme une injection d’émotions trop fortes pour moi. Je suis trop… trop musical, en un certain sens, pour pouvoir écouter la musique.”

Ce qui n’est pas musique
             est inutile
     Ce qui est musique
        en nous se perd

“Mais si j’en écoute, j’aime particulièrement écouter Jean-Sébastien Bach. La clarté, la rationalité, la beauté des compositions et des structures. (…)”

Où suis-je parvenu ?
   Rêveuse la flûte de Bach
aborde des îles silencieuses
 qui n’existent que par elle

Notes de piano
  un soir d’automne
Lumière d’une lampe
 derrière les rideaux

“Dans tout ce que j’écris (…) les personnages sont pauvres mais ne se voient pas, ne se ressentent pas comme pauvres. Ils ont une sorte de richesse intérieure. Ils se débrouillent avec ce qu’ils ont.”

 Quête de mots simples
    blanchis par l’usage
       lavés au courant
d’une vie très ordinaire

Écrire sans guide
    ni lisière ni savoir
 Vent dans le feuillage
Murmure de peupliers

Des plaines du Gâtinais aux fjords de Norvège on trouve la même attention au monde, la même ferveur, le même désir de “cheminer vers ce qui n’existe pas, et qui existe pourtant”.

 

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Un destin

Certaines destinées semblent plus que d’autres chargées des catastrophes de l’Histoire.

Celle de Chana Orloff (1888-1968) et de sa famille en condensent un nombre impressionnant.

Mon point de départ est le musée Zadkine à Paris :

La première salle de l’exposition consacrée à cette sculptrice française d’origine ukrainienne est plutôt amusante. On y voit, presque côte à côte, une sculpture en plâtre peint représentant en 1924 le peintre David Widhopff assis, fumant la pipe, jambes largement écartées dans une attitude que les anglo-saxons nommeraient “manspreading”, et une petite fille en bois nommée Nadine Vogel, debout, les mains sagement croisées sur sa jupe plissée.

La photographie d’une femme sur le mur de la salle suivante nous laisse entrevoir une artiste que rien ni personne ne devait impressionner.

Voilà qui nous donne envie d’en savoir plus.

Chana Orloff appartenait à une famille juive du Nord de l’Ukraine, émigrée suite à un pogrom  en Palestine, alors sous domination ottomane. Elle commence son apprentissage de couturière à Tel Aviv pour le terminer à Paris en 1910.

Aussitôt me vient à l’esprit une autre couturière – Marguerite Audoux – qui aurait pu être sa mère et qui elle aussi parvint à se tourner vers les arts, obtenant en cette même année 1910 le prix Femina pour son merveilleux roman autobiographique Marie-Claire (voir ma note de lecture en lien).*

En 1911, Chana Orloff, admise à l’École des arts décoratifs, commence à pratiquer la sculpture et fréquente les milieux artistiques de Montparnasse. Quelques années plus tard, elle rencontre le poète polonais Ary Justman qu’elle épouse en 1916 et dont elle aura un fils.

Ary Justman meurt de la grippe dite “espagnole” en 1919.

La carrière artistique de Chana Orloff à Paris n’en continue pas moins jusqu’en 1942, où elle et son fils échappent de justesse à la rafle du Vél d’Hiv et finissent par se réfugier en Suisse. Elle n’y emportera que de petites « sculptures de poche », comme elle dit.

En 1945 elle retrouve à Paris son atelier saccagé. Elle se rend ensuite régulièrement en Israël où elle est hautement appréciée.

Chana Orloff, “Oiseau blessé”, 1963.

Changeons maintenant de millénaire.

7 octobre 2023 : Shoshan Haran, petite-nièce de Chana Orloff et fondatrice de l’ONG Fair Planet, recevait sa famille dans sa maison du kibboutz Beeri, à 5 km de la bande de Gaza. Dans le salon, la sculpture de Chana Orloff Les Inséparables.
La maison est éventrée, la sculpture détruite, 3 membres de la famille tués, et 7 autres pris en otage. Six d’entre eux ont été libérés mais je ne sais pas ce qu’est devenu le septième**.

Notes :

*https://www.lacauselitteraire.fr/marie-claire-marguerite-audoux-par-nathalie-de-courson?fbclid=IwAR28j37QTKbgL8upv-qdrmAnrDAWnqZ0Nz_5MlNhjY9TL5-jY3yzzL0pq48

**sources : https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2023/12/03/de-la-palestine-a-paris-chana-orloff-une-artiste-dans-le-siecle_6203617_4500055.html

https://www.mahj.org/fr/solidarite-avec-la-famille-de-chana-orloff

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Au bord de la route rapide

Octobre 2023 :

On marche le soir près d’une maison au bord d’une route rapide.

La lumière est allumée dans deux pièces : une salle à manger et une cuisine. Dans la salle à manger une famille est attablée. Dans la cuisine une femme seule s’affaire.

Les voitures passent vite. C’est l’heure de manger.

La femme seule va et vient entre cuisine et salle à manger. On a le temps d’espérer que quelqu’un va l’aider à porter des plats, débarrasser. Mais non.

On passe notre chemin. Demain ce sera pareil, et après-demain, et les voitures se presseront sur la route rapide.

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Appendice au billet du 4 février sur Jon Fosse

 

Jon Fosse (f. 1959). Norsk forfatter, dramatiker og oversetter.
Fotografert Februar 2019
Foto: Tom A. Kolstad

Ce que je disais l’autre jour sur Jon Fosse pourrait donner à croire qu’il s’agit d’un écrivain un peu illuminé. Ces quelques lignes montreront que sa ferveur le porte  vers les choses les plus simples et les plus concrètes.

Le narrateur de L’Autre nom, le peintre Asle, a pour voisin un vieux pêcheur nommé Åsleik. Les deux hommes comparent leur activité et se demandant mutuellement s’ils ne sont pas fatigués de faire toujours la même chose. Åsleik, vexé de la supériorité qu’a l’air de s’accorder Asle sur lui, affirme que la pêche apporte plus de bon sens que la peinture et moins de monotonie. Citons-le (bien que ce ne soit pas facile de découper une tranche de texte chez Fosse et que les remarques du narrateur s’interposent dans les propos d’Åsleik):

(…) pêcher c’est quelque chose qu’on entreprend de faire, quelque chose qu’on fait, c’est une action, oui, un acte concret, il utilise les grands mots mais là il peut se le permettre, il dit, et quand on effectue cet acte concret, donc la pêche, on le fait pour la première fois, et par la suite on le refait, et on le refait encore, oui, ça aussi il faut le dire, il dit, Åsleik, et à la fin on a acquis tout un tas de connaissances sur la pêche, où le poisson séjourne, quand il mord, on apprend plein de choses au sujet des balises et des marques, car chaque balise et chaque marque ont leur propre rôle, tu en as certaines qui sont utiles à marée haute et tu en as certaines qui sont utiles à marée basse, et je ne te parle même pas des courants ! (p. 129)

Peut-on dire plus clairement ce que c’est que faire ?

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Sur L’Autre nom

C’est une singulière expérience que de lire ce récit poétique de Jon Fosse.

Car Jon Fosse est un écrivain qui donne envie d’écrire, et d’écrire comme lui, un long monologue qui s’ouvre par “Et”, et qui n’a pas de points (à moi qui ne fais que des parenthèses et des phrases coupées de peur qu’on me coupe. Et qui m’immobilise à la moindre perturbation comme un moucheron). La phrase de Jon Fosse exclut la parenthèse dans la mesure où tout est prélude à autre chose, suit le cours d’un déplacement du narrateur, de ses multiples divagations, digressions, répétitions, infimes variations. Et de digression en digression, de répétition en répétition, de variation en variation coule un récit envoûtant dont les mots ressemblent aux flocons de ses paysages enneigés, à ses fjords, à l’eau qui sourd des roches en per…

Explosion. Dans la rue, une bande de lycéens vient de faire exploser un pétard qui m’a transpercé les oreilles, et ma main s’est brutalement crispée.

Dans un pays en proie aux bombardements, pourrait-on écrire comme Jon Fosse avec tant de silence dans les mots ? (Je me souviens de la maraîchère ukrainienne qui racontait: “Les moteurs d’avions, d’hélicoptères, tout le temps, et puis boum, boum, boum…”)

Je ne sais pas si on le pourrait. Cette “prose lente”, comme dit l’auteur, est signifiante dans sa coulée même, car elle dit que Asle, son narrateur, peintre d’un certain renom qui expose régulièrement dans une galerie, n’est pas si différent de son homonyme et ami Asle, peintre qui se noie dans l’alcool pour ne pas se noyer dans la mer, et que le narrateur Asle emmène à l’hôpital en état de coma éthylique. Cette coulée d’écriture dit aussi que “la différence n’est pas si grande, oui, la différence entre la vie et la mort, entre les vivants et les morts, bien que cette différence paraisse indépassable elle ne l’est pas” (p. 73). Asle le narrateur parle tous les jours à sa femme décédée Ales, également peintre, et je retrouve dans cette proximité des morts et des vivants la sensibilité nordique qui m’avait envoûtée chez Selma Lagerlöf.

Le lent flot d’écriture dit aussi beaucoup de choses sur voir, sur peindre, sur l’amitié, sur Dieu, sur la prière, et de manière plus générale sur la lumière, avec une musicalité qui fait de l’ensemble un air sans début ni fin, un « palais d’échos », comme dit Feya Dervitsiotis*.

Je sens qu’après avoir obtenu le Nobel 2023, son auteur va entrer en lice pour le prix Patte 2024…

*Voir son excellente analyse dans la revue En Attendant Nadeau https://www.en-attendant-nadeau.fr/2021/11/03/jon-fosse-romancier/

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Dernières notes de janvier

Question de place

Il y a des jours où, je ne sais pas pourquoi, tout ce que je fais ou dis est un peu à côté de la plaque. Hier, en allant au marché, un Monsieur m’a dit “bonjour”. J’ai répondu poliment, puis je l’ai dévisagé et lui ai dit : “On se connaît ?” Gêné, il a marmotté quelque chose d’incompréhensible et s’est détourné.

Puis, chez mon vendeur préféré de pommes, poires, endives, la queue était longue. Il n’y avait plus que deux personnes devant moi quand j’ai vu arriver une non-voyante. Je l’ai prévenue de l’attente et lui ai proposé ma place. Elle m’a répondu : “Mais non, j’attendrai comme tout le monde”. Elle s’est mise en bout de file en répétant : “Je fais la queue comme tout le monde”.

Autre question de place 

Dans le métro, une dame grande, un peu vieille (quatre ans de moins que moi, peut-être ?) me demande avec angoisse de lui céder le strapontin sur lequel je suis assise. Je me lève, légèrement étonnée car le strapontin d’à côté est libre (près d’un homme debout qui consulte son téléphone). Elle ne s’assied pas et dit, suppliante, au bord des larmes : « Je suis électrosensible et ne supporte pas les téléphones ! ». Elle regarde autour d’elle d’un air éperdu, puis descend précipitamment à la station suivante. Que pouvais-je faire pour elle dans ce wagon plein de smartphones, comme tous les wagons de tous les métros de partout ?

Au musée du Louvre une demi-heure plus tard, je suis frappée par la ressemblance de cette femme (qui n’avait pas tout à fait quitté mon esprit) avec le modèle d’un portrait de Géricault : La Monomane du jeu, appartenant à la série des cinq “Monomanes”. Même visage en longueur, même regard tourné vers le dedans.

Chez moi, Internet me dit que l’hypersensibilité électromagnétique (HSEM) est reconnue par l’OMS sans que soit identifié le syndrome qui en est la cause. Puis je navigue vers des photos des extraordinaires Monomanes de Géricault, et enfin vers un article de Jean-Yves Tadié, Proust et la peinture : il analyse comment l’écrivain, à travers son narrateur ou certains de ses personnages, aime à retrouver dans la peinture des traits particuliers des personnes qu’il connaît.

 

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Bibliophilie

Je n’ai rien d’une bibliophile. Les beaux livres ont tendance à m’intimider car je ne traite pas extrêmement bien les livres ordinaires que je possède.

Lionel Ray, “Les Récits de l’ombre et autres poèmes”, Gallimard, 2023, p. 22.

Or, ayant récemment eu à rédiger une note de lecture sur le dernier recueil du poète Lionel Ray, Les Récits de l’ombre, publié l’automne dernier chez Gallimard*, je me suis aperçue que deux séries de poèmes de ce livre avaient été préalablement publiées aux éditions d’art FMA en 2020 et 2021, avec des illustrations originales du peintre Bernard Alligand. Je suis allée voir ces livres et j’ai rencontré Bernard Alligand et Françoise Maréchal-Alligand, l’éditrice, avec lesquels j’ai sympathisé.

Site internet des éditions FMA

Le Récit des ombres est un leporello (livre que l’on peut déplier comme un accordéon). Ce qui séduit d’abord, c’est l’image d’un homme seul assis dans un noir profond devant une baie lumineuse — par exemple un poète à sa table de travail dans l’ombre d’un lieu illuminé d’un grand vitrail. Mais j’ai été surtout étonnée par d’autres peintures représentant, en contre-plongée, un gratte-ciel. Aucun des poèmes du recueil ne fait, à ma connaissance, allusion à un  immeuble particulier (si l’on excepte une “dédicace”, parmi d’autres, “À des architectures sévères”). Or la veille, me promenant dans Paris, j’avais levé les yeux sur un édifice, et pensé fugacement à Lionel Ray, me disant que c’était une poésie qui donnait une architecture solide à sa profonde mélancolie : “Avec les mots construire le temps d’après, / Le temps d’avant, et regarder” (p. 38).

“Le Miroir de personne”, éditions d’art FMA, 2020.

Le deuxième livre des éditions FMA, intitulé Le Miroir de personne, est encore plus extraordinaire. Sa surface est argentée, brillante comme un miroir, et en même temps granulée ou gaufrée, ne reflétant rien. C’est exactement un « miroir de personne » dont on peut sentir au toucher le grain noir, comme une plage de lave ou de sable calciné.

Je me suis procuré ces livres et les ai installés chez moi bien en vue. Non pour faire joli, mais parce qu’ils me font découvrir une manière de lire inconnue de moi : plus fugace (mon regard accroche parfois une page en passant), plus tactile, plus rêveuse (ou différemment rêveuse), et en même temps moins séparée du monde. Je les ouvre n’importe où, les change de place, les penche de haut en bas et de gauche à droite… je découvre  à chaque fois des détails nouveaux et prends avec eux des libertés qui n’ont plus rien à voir avec mon griffonnage habituel (que je conserve toutefois avec “les livres de travail, car les marges c’est fait pour être occupé”, m’ont dit l’autre jour avec bienveillance Françoise et Bernard Alligand).

* Cet article sur Lionel Ray devrait paraître dans le numéro de printemps de la revue Diérèse de Daniel Martinez.

 

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Chagrin de mots 2

« Parfois les mots tournent mal », disais-je ici l’autre jour.

J’étais prête à accueillir dans mon vocabulaire personnel le mot attrition dont les sonorités mélancoliques me plaisaient. Je voyais un vieillard barbu assis, la tête dans la main, accompagné d’un chien efflanqué. Ou un personnage comme celui qui apparaît au début du dernier film de Victor Erice, vivant de ses regrets dans une propriété nommée Triste le roi.

Attrition signifie au départ « usure par frottement » et s’emploie en médecine. On l’a aussi, hélas, entendu récemment dans un sens militaire à propos de l’Ukraine (et c’est peut-être pour ça que le mot me trotte dans la tête) : “guerre d’attrition”.

En théologie, le mot désigne le regret d’avoir offensé Dieu. Mais c’est une contrition un peu intéressée, dominée par la peur des peines de l’enfer.

Voilà qui commence à manquer d’allure.

Attrition est enfin un terme de marketing. L’attrition de la clientèle — churn en anglais — c’est la perte totale ou partielle de clients pour une entreprise. Cela se mesure par un taux d’attrition, churn rate en anglais.

Je sens que sur le marché des mots je ne vais pas retenir cette offre qui me donne soudain envie d’éternuer : churn… churn… atttrition… attttrition…

Illustration de Kate Greenaway (1846-1901)

Les mots tournent mal ? Comme pour dissiper mon humeur chagrine, me revient en mémoire une ronde anglaise qui me montre qu’avec les mots on peut faire tourner les choses comme on veut : Ring-a ring-a rosies / A pocket full of posies / A-tishoo, a-tishoo / We all fall down.

 

 

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