Sources

La Nuit des sources est le titre du premier livre posthume de Jacques Robinet. Le mot posthume sonne bizarrement, tant Jacques nous a donné l’habitude de toujours resurgir, extraordinairement vivant dans les mots mêmes qui disent l’approche de la mort.


J’ai lu ce livre sans chercher à l’analyser mais plutôt comme j’écoute une conversation, car Jacques Robinet a une plume accueillante. Même voix, même coulée de parole quand il écrit et quand il parle. Ce n’est pas le cas de tous les écrivains : je pense par exemple à Nathalie Sarraute, très accueillante aussi, mais dont le discours oral, clair et net, était dépourvu des points de suspension qui caractérisent son écriture. Quand je lis Jacques Robinet, c’est comme si je l’entendais parler de sa voix égale et douce, bien que le contenu de son discours évoque régulièrement des contradictions, des orages, des deuils et des ruptures douloureuses, suivis d’émerveillements devant la beauté du monde :

J’aimerais devenir l’épistolier du vent qui se confie aux arbres. Je relève tout de leur étonnant langage : les longues phrases sans virgules, les points d’arrêt, et ceux qui sont suspendus comme des soupirs (p. 95).

La conversation de Jacques Robinet contient une écoute du silence et du soupir des êtres. Elle me ramène aussi à sa mère, Carmen, à qui est dédié un livre publié aux éditions de la Coopérative en 2018 : Un si grand silence. Car l’exergue en est une phrase de Jean de La Croix où apparaissent  les deux mots du dernier titre :

Je suis la source qui jaillit et fuit
Malgré la nuit.

J’ai bien connu Carmen Robinet quand j’étais enfant. Son rythme de parole ressemblait un peu à celui de Jacques mais il contenait, sous une volubilité chaleureuse, le « si grand silence » mélancolique de beaucoup de nos mères.

J’ai souligné certaines phrases de La Nuit des sources :

Si j’écris encore, que ce ne soit pas en quête de je ne sais quel assentiment extérieur. Ne pas écrire pour être lu, mais pour descendre au plus profond du silence en moi, qui n’est pas un gouffre angoissant mais un accueil (p. 46).

Descendre vers les sources qui accueillent la nuit.

 

 

 

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De andar por casa

Il m’arrive de profiter de ce blog pour tenter de résoudre mes problèmes de traduction et je n’ai jamais été déçue de vos suggestions !

Il s’agit aujourd’hui d’un poème d’Estela Puyuelo intitulé Eva : une nouvelle Ève, délivrée de tout péché originel, aime déambuler seule chez elle, nue ou dans sa vieille robe de chambre de feutre. La fin du poème dit :

(…) paseo como Eva/en el paraíso de andar por casa.

Ce qui donne en français :

je me promène comme Eve /au paradis du…

Littéralement « andar por casa » signifie « marcher, se promener dans la maison ». Mais l’expression « de andar por casa » qui s’applique à des vêtements de tous les jours, des repas sans tralala, des pantoufles un peu avachies ‒ bref, à tout ce qui est familier, ordinaire ‒ n’a pas d’équivalent direct.

J’ai mis d’abord : « au paradis du sans apprêt », mais c’est plus sophistiqué en français qu’en espagnol. Puis, dans un moment d’égarement ravi (comme il s’en produit quand on croit avoir résolu un problème), j’ai remplacé par : « au paradis des pantouflards »…

Surtraduction frisant le contresens : « pantouflard » a une connotation péjorative tout à fait absente du texte espagnol. Je suis donc revenue à « sans apprêt », après avoir essayé : « de l’ordinaire », « du sans-façon », « de tous les jours ».

À moins que : « au paradis des casaniers », ou « des sédentaires »… ?

Si l’un d’entre vous trouvait mieux, ma reconnaissance serait grande !

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Deux notes acidulées

Restons encore un peu avec Hélène Hoppenot.

Autre histoire de dédicace…

…trouvée également dans son Journal (26 janvier 1950). La fille et le gendre de Paul Claudel, Marie et Roger Méquillet, apportent à André Gide leur exemplaire de la correspondance Gide-Claudel pour qu’il la dédicace :

« En ouvrant le livre, Gide vit que sur la page de garde, Claudel avait déjà écrit la sienne : À mes chers enfants, en leur demandant pardon de la compagnie…  Gide – du moins le dit-il – eut un sourire et écrivit en dessous : Avec mes excuses, Gide. »

Hélène Hoppenot ajoute sévèrement qu’il aurait pu trouver une phrase moins plate et plus cinglante pour Claudel et pour ce couple de mufles. Mais il me semble que cette ironie de Gide ne manque pas d’élégance.

Surtourisme

Photo: Clara Margais/dpa (Photo by Clara Margais / DPA / dpa Picture-Alliance via AFP)

On a parlé l’été dernier d’habitants des Baléares ou d’autres lieux touristiques qui pour plusieurs raisons avaient fini par bloquer leur ville aux touristes.

En 1951, Hélène Hoppenot, qui est également une voyageuse et une photographe, se plaint en Grèce de la confusion dans l’organisation des transports et des visites, et dit le 7 mai : « Il faudra que la Grèce fasse de grands efforts pour attirer les touristes ».
Mais le lendemain elle dit : « Dernière visite à l’Acropole. J’y trouve, hélas, deux ou trois cents enfants d’une école grecque et des touristes trop voyants. »

Et une idée reçue à la manière de Flaubert se glisse insidieusement en moi : « Touriste : toujours trop voyant ».

 

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A propos de dédicaces…


Voici une anecdote que je viens de lire dans le Journal D’Hélène Hoppenot, 31 décembre 1946.

Georges Bernanos est reçu à l’ambassade de France à Bruxelles et l’un des membres de la famille Brugère* le prie de lui dédicacer un livre. Bernanos s’aperçoit, horrifié, qu’il ne se souvient plus du nom de ses hôtes et, pour s’en tirer, il dit : « J’orthographie toujours les noms de travers… » Et l’ambassadeur répond : « Beaucoup de gens écrivent le mien -“gaire” (g-a-i-r-e), mis c’est “-gère” qu’il faut mettre. Sans plus d’hésitation, Bernanos écrit « À M. et Mme Gère ».

* Nom de l’ambassadeur

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Une petite gaieté

Je crois que je suis en train de retrouver une petite gaieté, celle qui me pousse à écrire des choses courtes et frétillantes.

Je prends d’abord la résolution d’arrêter de me dire : “Je suis la plus vieille de ce wagon de métro, de ma bande de soeurs, de-ceci-de-cela”. Penser à Lichtenberg: “Rien ne rend plus vieux que d’avoir sans cesse à l’esprit l’idée qu’on vieillit”. (Et il ajoute : “Je le sens bien en moi-même ; cela fait partie de ma production de poison”. Lichtenberg est mort en 1799, à 53 ans. C’est pour nous, la deuxième force de l’âge…)


Peut-être suis-je redevenue frétillante grâce à la lecture de là où je n’écris pas, le dernier livre  de Christiane Veschambre. Non qu’elle le soit elle-même – je la dirais plutôt frémissante – mais parce que chacun de ses livres cherche à rejoindre une certaine zone de mutisme en elle, et que c’est vivant. On retrouve ici le questionnement de Basse langue (2016), mais le texte se fait de moins en moins discursif. Le on se substitue volontiers au je et le vers à la prose :

qui continue d’écrire
là où on n’écrit pas ?
qui vit
là où l’angoisse
s’étire
libre occupante
toute résistance résorbée ?

Et je retrouve un lien vers un billet de 2021 sur Christiane Veschambre, suivi d’un émouvant commentaire de Jacques Robinet (un grand vivant lui aussi) :

Muettes (suite du billet du 29 octobre)

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Une dédicace

Au salon de L’Autre Livre à Paris, je bavarde un peu avec les éditeurs du Temps qu’il fait. J’achète un livre de Joël Cornuault dont le titre me plaît et l’exergue m’enchante :

Je suis, en effet, un rêveur de mots, un rêveur de mots écrits.
Je crois lire. Un mot m’arrête. Je quitte la page.

Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie.

J’exprime à haute voix mon enthousiasme et un des éditeurs me dit : “Joël Cornuault est dans les parages, il va pouvoir vous le dédicacer”.
Je réponds : “Oh, je n’y tiens pas plus que ça. Les dédicaces me touchent quand elles proviennent de gens que je connais personnellement, sinon…” L’éditeur renchérit : “En effet… Nous recevons quantité de livres dédicacés, et ma foi… Mais les auteurs aiment faire les dédicaces.”

À ce moment arrive Joël Cornuault. Quelqu’un dit : “Nous parlions de dédicaces… Tu aimes les faire ?” Joël Cornuault répond, farouche : “J’ai horreur de ça”. Rires. Je dis :  “Oh, je vous comprends, ne m’en faites pas…” Mais soudain je pense au Lièvre de Mars dans Alice au pays des merveilles : “Ou bien… vous pourriez me faire une non-dédicace ?”  Petit silence. L’éditeur regarde Joël Cornuault. Qui finit par dire : “Comment vous appelez-vous ?…” Il prend le livre. Voici le résultat :

On remarquera que la plateforme WordPress publie cette dédicace dans la rubrique “Non classé”.

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Soeurs et amies

La Maison de la Poésie de Paris a accueilli récemment deux écrivaines : Blanche Leridon, avec son livre Le Château de mes sœurs, qu’elle nomme “enquête sur les fratries féminines”, et Hélène Giannecchini, avec Un désir démesuré d’amitié – essai qui tient également de l’enquête – sur les liens qui se tissent ailleurs que dans la famille patriarcale, notamment dans des communautés queer.

Le premier point commun de ces deux livres est que les expériences décrites sont à la fois personnelles et générales. La réflexion est incarnée : c’est en tant qu’homosexuelle qu’Hélène Giannecchini mène sa recherche. Blanche Leridon n’aurait pas autant prêté attention aux fratries féminines si elle n’avait été la deuxième d’une famille de trois filles.

Toutes les deux éprouvent également le sentiment qu’une partie importante d’elles-mêmes n’a pas d’existence officielle, ce dont témoignent certaines lacunes dans la langue. L’avant-propos du Château de mes sœurs s’intitule “Le Mot manquant”. Ce mot, c’est sororie – comme on dit fratrie – proposé aujourd’hui par l’historien Didier Lett, mais qui n’est encore attesté par aucun dictionnaire. Hélène Giannecchini dit de son côté, en pensant à son éducation  : “une partie de mon histoire ne m’a pas été transmise”, et “il y avait des paroles manquantes. “

Avoir affaire au manquant : y a-t-il meilleur levier d’écriture ?

Le troisième point commun des deux livres est l’importance accordée à l’amitié. Comme l’indique le titre de son livre, Hélène Giannecchini cherche des formes de vie fondées sur des relations amicales. Blanche Leridon est soucieuse de fournir d’autres modèles de sororité que les sœurs jalouses de Cendrillon ou la complicité maléfique des sorcières de Macbeth. Je sympathise grandement, car je me suis de bonne heure liée à deux de mes sœurs. Une solidarité de dissidentes nous a été précieuse dans notre jeunesse, accompagnée d’une amitié qui perdure dans la maturité. Notre trio sororal est d’ailleurs devenu un quatuor grâce à notre jeune frère qui ne demande pas mieux.

Tout ceci est doux et joyeux.

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La lampada

Je retrouve entre les pages d’un livre un bout de papier que j’avais posé sur ma table de nuit dans mon hôtel à Rome l’été dernier, et où j’avais écrit :
La lampada non si accende
Censé traduire : La lampe ne s’allume pas.

De retour à Paris, je lis la Treizième poésie verticale de Roberto Juarroz :

Las lámparas apagadas
suelen encenderse nuevamente
de su propio agotamiento

Que Roger Munier traduit :

Les lampes éteintes
souvent se rallument
à leur propre épuisement

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Oh là là

Quand je suis en Espagne et que je dis que je suis française, on s’exclame parfois :  «¿Francesa? ¡Oh là là! »

Ma réaction est mitigée : que signifie cet oh là là-là ?

Je crois en fait que pour certains Espagnols, être français signifie employer souvent l’expression oh là là.
Je me suis longtemps rebiffée contre ce cliché qui me semblait tout aussi artificiel que le caramba que nous attribuons aux Hispaniques.

Mais j’ai quand même dressé l’oreille.
Cette interjection existe-t-elle dans les dictionnaires ? Dans mon vieux Robert, non. Dans le CNRTL en ligne, elle figure en rouge à la fin de l’article Oh, avec la définition : marque que le locuteur éprouve un sentiment de compassion envers quelqu’un (qui peut être autrui ou soi-même). Le Wiktionnaire, plus prolixe, comporte une vraie entrée Oh là là, et trois emplois: 1. L’étonnement, la surprise. 2. L’enthousiasme. 3. La déception, avec un exemple tiré de L’Hôtel du Libre-Echange de Feydeau. Le Grand Dictionnaire Larousse Espagnol-Français traduit Oh là là par : ¡Madre mía! Quant au WordReference bilingue en ligne, il ajoute : ¡Vaya! ; ¡Ay,ay,ay! ; et justement : ¡Caramba!

Mes observations personnelles dans la rue, les magasins ou les transports me font ajouter un certain nombre d’usages. Il y a le Oh là là de hargne comprimée : « Oh là là, vous êtes bien pressé » ; le Oh là là inquiet : « Oh là là, on va pas tous entrer dans ce wagon » ; le Oh là là dégoûté : « Oh là là là là là là, ça pue, ça schlingue, ça fouette ici » ; le Oh là là grivois suivi d’un clin d’oeil : “Oh là làààà !”; le Oh là là consterné, avec les mains sur les joues :  « Oh là lààààà ! le livreur a fait tomber tous les œufs par terre et les enfants s’amusent à les piétiner ! » Etc.

Donc, mes amis espagnols ont raison : Oh là là est la base du français. Il permet d’exprimer presque tout ce qu’on veut dire, comme le Goddam anglais pour Figaro : Les Anglais, à la vérité, ajoutent par-ci par-là quelques autres mots en conversant ; mais il est bien aisé de voir que God-dam est le fond de la langue… (Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, III, 5).

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Meret Oppenheim (post-scriptum des billets précédents)

À propos de métamorphose et de surréalisme au Centre Pompidou, mon amie Tatiana Puccianti me rappelle la présence de ce tableau de la peintre et sculptrice suisse Meret Oppenheim (1913-1985) intitulé Daphne und Apoll (collection particulière).

Un Apollon métamorphosé en pomme de terre et une Daphné qui n’a pas l’air de fuir l’union des végétaux… Il fallait y penser et la chose a dû plaire à Louise Bourgeois. Je découvre à cette occasion que c’est Meret Oppenheim qui conçut et réalisa en 1936, entre bien d’autres œuvres, le célèbre objet surréaliste Déjeuner en fourrure avec une tasse, une soucoupe et une cuillère en fourrure de gazelle (dont je ne sais plus si elle est visible actuellement au Centre Pompidou). Un des mérites de cette exposition est de présenter plusieurs femmes surréalistes, notamment cette artiste perçue autrement qu’un “modèle et muse de Man Ray, icône du surréalisme”, comme je viens de le lire dans un magazine d’art.

Il y a dix ans, le LaM, musée d’Art Moderne de Villeneuve d’Ascq (Nord), lui a consacré une rétrospective  :
https://www.musee-lam.fr/fr/meret-oppenheim-retrospective

 

 

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