Esprit d’escalier

Je veux dresser ici la liste de toutes les répliques cinglantes que j’aurais aimé faire dans ma vie et que j’ai ratées. Je commence :

– A une certaine Stella, ravissante Américaine de vingt ans aux grands yeux bleu-vide (une rivale en amour, je crois), qui me demandait avec un faux air tourmenté, à moi qui en avais trente-deux : « Comment peut-on supporter de vieillir ? » J’aurais dû répondre avec un regard aigu : « Très bien quand on a quelque chose dans le ciboulot ».

Mais j’ai beau fouiller dans le passé, je n’arrive pas à consigner ici une deuxième réplique que j’aurais manquée : soit que j’aie toujours répondu du tac au tac (ce qui m’étonnerait), soit que l’escalier de mon esprit se dérobe et me laisse trépigner sur le palier. Qu’est-ce que j’aurais dû répondre à oncle Gérard, par exemple (voir billet du 22 juin), qui ne soit pas : “Pauvre con” ? (Ce genre d’interjection fuse parfois de moi comme une roquette).  J’aurais pu répondre avec dignité : « Vous êtes bien placé pour savoir qu’on peut tenir quelqu’un pour condamné sans qu’il le soit. » Et j’aurais ajouté une phrase plus incisive que vingt-six ans après je n’arrive toujours pas à lui assener.

Mais je vois que mon esprit d’escalier me conduit à ruminer, que cette rumination me fait sentir encore plus mon esprit d’escalier, et que les fibres de mes pensées  s’emmêlent comme les troncs de mon noisetier.

 

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Le mot “compassion”

J’ai déjà picoré ici en décembre l’empathie, la charité, peut-être la pitié, mais pas la compassion. Le nom ne s’emploie plus beaucoup en français, relayé par l’adjectif compassionnel qui, distinct de compatissant, qualifie aussi bien un protocole médical de la dernière chance qu’une attitude d’écoute des malheurs d’autrui. La « fatigue compassionnelle » des travailleurs sociaux est définie sur Internet comme un « stress traumatique provoquant un état extrême de tension et de préoccupation généré par la souffrance de la personne à qui l’on vient en aide ». Stress traumatique et suffixe en -el, nous voici bien dans notre siècle.

Mais c’est au nom compassion (« souffrance avec ») que je veux revenir, avec un souvenir qui m’en fait approfondir le sens. Ma sœur Sibylle m’a appris ce qu’était la compassion vraie d’une personne souffrante pour une autre personne souffrante : quand elle a commencé à être abandonnée de la médecine (ou soumise à un  “protocole compassionnel”, ce qui revient presque au même), tout en luttant pour sa survie, elle éprouvait une intense pitié pour tous les gens malades, en particulier les vieillards. Elle m’a donc vivement encouragée un jour à faire une visite à mon vieux parrain, oncle Gérard, qui venait d’avoir une embolie pulmonaire. Pour lui faire plaisir je me suis rendue chez lui. J’ai trouvé oncle Gérard sauvé miraculeusement et nageant dans le bonheur : “On me tenait pour mort !” Puis il m’a demandé des nouvelles de Sibylle : “Elle est perdue, n’est-ce pas ?”, visiblement satisfait de comparer sa chance à la malchance d’une femme de trente ans sa cadette. J’ai compris à ce moment aussi, par son contraire, ce qu’était la compassion.

Peut-être aurais-je dû tenter d’élaborer plus littérairement ce souvenir vieux de vingt-six ans ? Traduire l’émotion en estompant l’anecdote ? Citer quelques vers d’un grand poète ?

Mais il arrive que la mouette saisisse les mots dans les flux et reflux de la mémoire et creuse aujourd’hui la compassion en ravivant celle de Sibylle disparue.

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Les mains dans “Cambouis”

Je lis dans Cambouis d’Antoine Emaz (p. 189) :

Face au paysage, il y a un toucher particulier de chaque poète. Ce n’est pas le contact avec l’espace, le monde, qui change ; ce contact est commun même si tel poète est plus attentif à tel ou tel aspect du paysage. Non, c’est vraiment le toucher (1), la façon de jouer, comme en musique, qui distingue très fortement les écritures.

Un hispanophone sera porté à faire chorus, car jouer d’un instrument de musique se dit en espagnol toucher, “tocar”.

***

En feuilletant Cambouis je lis aussi (p. 206) :

N’importe quel vrai artiste, connu ou non, vendable ou pas, fait cette expérience comme de toucher au but. (…) Il y a cette expérience de l’exact et la certitude qu’on a touché à ça. Alors, le reste de la vie, par n’importe quel moyen, vise à renouveler cette expérience.

Ici le mot but me gêne, peut-être parce que je ne suis pas une artiste et qu’il m’évoque un terrain de football ou un panier de basket. Je préfère la deuxième expression employée par Emaz : « la certitude qu’on a touché à ça ».

Mais à cette certitude rétrospective je préfèrerais finalement une expression d’apparence plus vague :  “le sentiment que ça touche quelque chose”, afin d’ouvrir la possibilité que ce qui est touché ne corresponde pas au but visé.

Certes, un poète rigoureux comme Baudelaire peut le déplorer (ou feindre de le déplorer).

Sitôt que j’eus commencé le travail, je m’aperçus que non seulement je restais bien loin de mon mystérieux et brillant modèle (2) , mais encore que je faisais quelque chose (si cela peut s’appeler quelque chose (3)) de singulièrement différent, accident dont tout autre s’enorgueillirait sans doute, mais qui ne peut qu’humilier profondément un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du poëte d’accomplir juste (4) ce qu’il a projeté de faire. (Dédicace à Arsène Houssaye).

Ce but manqué, ce « quelque chose » sans nom qui ne fait pas « le plus grand honneur du poëte » fait, un siècle et demi plus tard, le plus grand bonheur du lecteur.

Notes : 1, 3, et 4 : c’est l’auteur qui souligne. 2. Gaspard de la Nuit (1842) d’Aloÿsius Bertrand.

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En arrière et en avant

Quel espoir me donne chaque livre que je lis, ou plutôt que j’ouvre ? Peut-être qu’il me révèle le secret d’une origine, et aussi me suggère un but vers lequel tendre. Un vent qui me pousse  en avant.

 

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Un art du contact

Comment, au cours de mes promenades littéraires, ne pas rencontrer l’art du toucher par excellence : la sculpture ? Je ne me réfère pas aux ateliers qui font aujourd’hui travailler des équipes loin du sculpteur-concepteur, mais, très loin de ces tendances, à Giuseppe Penone.

Giuseppe Penone : “Peau de feuilles” et “Respirer l’ombre”, Centre Georges Pompidou

Son oeuvre a été définie, à l’exposition qui eut lieu en 2004 au Centre Pompidou à Paris, comme un « art du contact » :

(…) contact de l’homme avec le monde, de la peau avec les objets, du regard avec la nature, mais aussi reprise du contact de l’homme avec lui-même, de l’artiste avec l’homme. (Bruno Racine, Préface du Catalogue de l’exposition, p. 39)

Penone accompagne son œuvre sculpturale de rêveries ou poèmes en prose faisant état de ses affinités avec la matière.

Je sens la respiration de la forêt,
j’entends la croissance lente et inexorable du bois,
je modèle ma respiration sur la respiration du végétal,
je perçois l’écoulement de l’arbre autour de ma main
posée sur son tronc. (p. 17)

Ne dirait-on pas un poème de Guillevic ?

A certains moments la pratique de l’art ressemble à un rituel avec ses gestes spécifiques :

Pour réaliser la sculpture, il faut que le sculpteur se mette à son aise,
qu’il s’allonge par terre en se laissant glisser, sans descendre trop vite ;
doucement, peu à peu, et enfin, une fois en position horizontale,

qu’il concentre son attention et ses efforts sur son corps qui,
en contact étroit avec le sol, lui permet de voir et de sentir
contre lui les choses de la terre ; il peut ensuite écarter les bras
pour profiter pleinement de la fraîcheur de la terre
et atteindre le degré de tranquillité nécessaire
à l’exécution de la sculpture. (p. 32)

Penone est également très sensible aux empreintes qui se superposent sur les objets du monde :

(…) sur les banquettes de trains, sur les manches des pioches, sur les rampes, sur les barres de tramways (…) », sur tout ce qui « délimite un contact antérieur, indique les points de l’espace que les expériences qui nous ont précédé conseillent de toucher. (p. 72)

Comment vit-il l’excentricité tactile de notre époque  ? Avec patience et d’un peu loin, je suppose.

“L’arbre des voyelles”, jardin des Tuileries, Paris

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Bords 2 “Une mer monstrueuse et sans bords”

Goya, “Le pélerinage de san Isidro” (La romeria de San Isidro), détail

L’absence de bords entraîne l’effroi.  Baudelaire, notamment, aime pour ses “tableaux parisiens” les bords et les cadres car sans eux les fantômes ne sont plus contenus. Un poème des Fleurs du Mal auquel je pense quelquefois est “Les Sept vieillards” : dans une rue parisienne enveloppée d’un brouillard jaunâtre et sale où rien ne se distingue de rien, apparaît un vieillard « dont les guenilles jaunes/ Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux ». Il n’avance pas seul : « Son pareil le suivait ». Puis :

A quel complot infâme étais-je donc en butte,
Ou quel méchant hasard ainsi m’humiliait ?
Car je comptai sept fois, de minute en minute,
Ce sinistre vieillard qui se multipliait !

Le poète atterré finit par « tourner le dos au cortège infernal » de ces figures du mauvais infini spleenétique. Il s’enferme chez lui et dit dans la dernière strophe :

Vainement ma raison voulait prendre la barre ;
La tempête en jouant déroutait mes efforts,
Et mon âme dansait, dansait, vieille gabarre
Sans mâts, sur une mer monstrueuse et sans bords !

J’aime particulièrement « sans mâts » (dont se souviendra Mallarmé dans “Brise marine”), avec le rejet qui mime – sans dégât pour l’équilibre des vers – cette perte des bords et des repères. Dans mon exemplaire des Oeuvres complètes de Baudelaire aux pages jaunies (qui date de 1961), le point sur le i et le t du deuxième « dansait » sont un peu effacés ainsi que la virgule qui suit, comme si le bord des mots lui-même se fondait dans le paysage  effrayant évoqué par le poème.

En lisant “Les sept vieillards”, j’ai en tête la teinte jaune-marron des peintures dites “noires” de Goya que j’ai choisies pour encadrer les vers de Baudelaire.

“Goya, cauchemar plein de choses inconnues” (“Les Phares”)

Goya, “Le Grand Bouc” (El Aquelarre), musée du Prado, Madrid..

Sur Baudelaire, les cadres et les bords, un excellent article de Martin Rueff : “Le cadre infini – sur la poétique baudelairienne” https://www.cairn.info/revue-litterature-2015-1-page-21.htm

 

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Voeux

Cette année le coucou a chanté sans moi.

Mais je l’ai entendu hier en marchant vers la plage,

une petite fois.

Mettons que ce n’était pas un pigeon.

Chaque année je fais un voeu quand j’entends le premier coucou d’avril. Je fais aussi un voeu quand je mange ma première cerise de juin, puis quand je mange ma première noisette de septembre.

Le 1er janvier je fais mon voeu principal et j’adresse  “mes meilleurs voeux” à mes proches.

 

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Bords 1 “Toucher un bord”, notulettes

Forêt de Bord, Eure.

♦  Près de Louviers s’étend la forêt de Bord. Ce nom me rassure toujours enfantinement quand je passe à proximité ; je m’imagine que le Petit Poucet et ses frères n’auraient pas pu s’y perdre.

♦  « Toucher, c’est toucher un bord », dit Derrida (Le toucher, Jean-Luc Nancy).

♦  Guillevic le touchant aime les bords, jonctions, orées, lisières, talus, charnières : “À la charnière, quelle charnière ? / À la jonction, / Pour y creuser.” (Avec).

♦  Lorsque je roulais par temps de neige sur des routes départementales de la Somme et de l’Oise, il arrivait que la chaussée ne se distingue pas des champs. Plus de talus, plus de bas-côté, plus de bord. Si le brouillard s’y ajoutait le monde devenait intenable. Un jour j’ai laissé ma voiture à une gare de campagne pour prendre le train. N’a-t-on pas quelquefois besoin, aussi, de rails ?

 

 

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Un critique touchant

 

Comment touche-t-on l’œuvre que l’on commente ? Au cours de mes études littéraires j’ai toujours été rebutée par une critique plaquant sur son objet un discours scientifique trop extérieur à lui. J’étais davantage attirée par la « critique de la conscience », définie ainsi par Georges Poulet : « Chacun s’y efforce de revivre et de repenser par soi-même les expériences vécues et les idées pensées par d’autres esprits. » Ceci suppose des variations de distance entre l’auteur et le lecteur, et s’il y a contresens, essayons de faire en sorte qu’il soit beau, conseillerait Proust.

J’ai été frappée par le cas du critique Jacques Rivière, que Georges Poulet décrit comme très peu sûr de lui, conscient de sa faiblesse, et presque maladivement tactile dans son appréhension des œuvres, auxquelles il semble avoir besoin d’adhérer au point d’y fondre la sienne. Poulet le cite:

Je n’aime, je ne comprends, je ne crois que ce que je touche, que ce qui est à la mesure de mes sens et sous ma main, et qui laisse un goût sur mes lèvres… Rien ne m’est prouvé que par le contact.

Puis Georges Poulet commente :

On dirait que chez Rivière le progrès de la connaissance suit une voie qui est celle empruntée habituellement non par les voyants mais par les aveugles : avance à tâtons, suivie d’un contact physique et de l’exploration des surfaces.

Il parle ensuite de « corps-à-corps, d’étreinte imparfaite » afin de faire apparaître « la texture, le grain, la solidité » de l’œuvre lue.

Jacques Rivière lisant

Je suis à mon tour touchée par cette palpation exploratrice, scrupuleuse, sans surplomb et sans annexion. Comment un homme aussi important dans le milieu intellectuel de l’entre-deux-guerres, Directeur de la NRF, un des premiers à avoir apprécié Aragon et Proust, pouvait-il s’oublier à ce point, et pourquoi ne l’ai-je pratiquement pas lu ?

Un numéro récent de la revue Europe lui rend hommage :
https://www.europe-revue.net/produit/n-1082-1083-1084-jacques-riviere-jean-prevost-juin-juil-aout-2019/ (Un article de Jérôme Roger mis en ligne nous y donne un autre aperçu du tact littéraire de Jacques Rivière).

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A la recherche de l’intouchable

On touche parfois mieux les choses ailleurs qu’en elles-mêmes.

Dans la dernière partie d’Albertine disparue le narrateur se promène autour de Combray, dans les lieux de son enfance qui sont de nouveau à portée de sa main, et se sent désolé de ne pas y revivre ses années d’autrefois. Les éléments du paysage n’ont pas foncièrement changé, mais « il n’y avait pas entre eux et moi cette contiguïté d’où naît avant même qu’on s’en soit aperçu l’immédiate, délicieuse et totale déflagration du souvenir ».
On sait que la grande déflagration aura lieu inopinément dans Le Temps retrouvé, au contact des pavés de la cour de l’hôtel de Guermantes à Paris.

***

Jean-Luc Parant (Machines à voir) :
– « L’homme est à la recherche de ce qui a disparu et qu’il ne peut pas toucher […] À la recherche de ses propres traces intouchables. »

Toute personne qui aime et veut écrire le sait.

– « Quand l’homme touchera ce qui est le plus intouchable et ce qui lui brûle les doigts il ira si loin qu’il disparaîtra », ajoute-t-il.

Matisse, Icare

Il est curieux de voir à quel point la pensée de la mort, liée à la découverte d’un accès possible au temps perdu, hante le narrateur dans les dernières pages du Temps retrouvé. Comme si, au moment de toucher enfin son pan de mur jaune à lui, il craignait de s’écrouler comme Bergotte ?

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