Gide en 1918

André Gide, par Théo van Rysselberghe

On voit en ce moment des auteurs qui publient ici et là le Journal de leur confinement, tout contents de se trouver une matière romanesque nouvelle. Cela m’a donné envie de lire des Journaux d’écrivains pendant la grippe dite “espagnole” (voir commentaire de Claude Ferrandiz) de 1918-1919, la fameuse dernière grande pandémie dont on nous parle ces derniers temps. Je voulais voir ce que ces écrivains en disaient. Mon attente a été déçue et je suis heureuse de cette déception, car elle me donne une nouvelle preuve que la vraie littérature ne dit jamais ce qu’on voudrait qu’elle dise.

Edition établie, présentée et annotée par Eric Marty, 2002

Pour ce qui est de Gide c’est très simple : pas un mot sur le sujet en 1918 et 1919 (l’épidémie a sévi à peu près un an en France). Il y avait des événements autrement plus importants qu’une pandémie, me dira-t-on. Mais Gide ne parle pas non plus dans son Journal des dernières grandes batailles ni de l’armistice. Il vit avec sa femme et cousine Madeleine dans sa demeure de Cuverville, fait quelques échappées à Paris et un voyage en Angleterre avec son cher Marc Allégret. Son Journal est lacunaire et clairsemé, il le délaisse pendant des semaines, voire des mois. Eric Marty nous prévient dans son introduction que Gide n’est pas un mémorialiste qui réorganise sa vie et ses pensées. L’image qu’il donne de lui et du monde est dispersée et brisée, son but étant d’obtenir par l’écriture journalière une présence à soi qui est son bien le plus précieux. Peut-être aussi a-t-il été, en 1918, saisi certains jours par l’histoire du monde au point d’en oublier son Journal. Ce sont des choses que l’on comprend un peu aujourd’hui. Selon Eric Marty, il existait un autre Gide qui lisait avec passion les journaux, s’inquiétait des drames qui se nouaient au front, compatissait avec les combattants, donnait son temps à un centre d’accueil pour les réfugiés. Mais il se méfiait des grands discours qui aliènent la parole authentique. « Être présent à l’histoire ne signifie pas adhésion aveugle à l’actualité », dit Eric Marty.

Dans le Journal de 1918, je n’ai remarqué que deux ou trois opinions exprimées sur des faits d’actualité. Le 13 février, par exemple, il commence par regarder la campagne autour de lui :

L’air est tiède. Les bourgeons sont gonflés d’espoir. Les oiseaux exultent, et le rouge-gorge qui vient prendre de petits morceaux de viande au bord de ma fenêtre ne s’effarouche plus quand j’approche.

Et ce n’est qu’ensuite qu’il parle du rationnement alimentaire décrété trois jours avant et que tout le monde dans sa commune respecte scrupuleusement, alors que dans les communes voisines, « on se gausse » :

A chaque règlement nouveau qu’on impose à la France, chaque citoyen français s’inquiète de savoir non point comment le suivre, mais comment l’éluder. J’en reviens toujours à ceci : on parle de défaut d’organisation ; c’est défaut de conscience qu’il faut dire.

L’homme qui se gratte le front à côté de Marc Allégret est le poète irlandais William Butler Yeats, Photo datée de 1920, prise par Ottoline Morrell.

On voit surtout Gide requis par son œuvre. Il continue et parachève les « dialogues socratiques » de Corydon sur l’homosexualité qu’il veut avant la fin de l’année confier à l’impression, « si l’imprimeur n’était pas dérangé par les bombardements », dit-il en passant. Il commence autour du 17 février La Symphonie pastorale qu’il achève au mois d’octobre. Les premiers carnets des Faux Monnayeurs ralentiront le Journal de 1919, interrompu également à l’automne par « une grippe » dont il n’a pas le souci de préciser la nature. Pendant ces deux années sa passion pour Marc Allégret croît de jour en jour. Si le 10 mai 1918 il consacre une grande page à déplorer que les Français ne sachent pas inventer l’arme qui mettra fin au conflit, les notations du 11 mai tiennent en deux lignes :  “Le plus grand bonheur, après que d’aimer, c’est de confesser son amour ». Et le 17 mai :  “Ah ! c’est déjà le plein été. Mon cœur n’est plus qu’un immense hymne à la joie… » Son grand chagrin de l’année est que sa femme Madeleine, désespérée par son voyage à Londres avec Allégret, a détruit toutes ses lettres depuis trente ans (j’en aurais fait plus qu’autant) : « C’est le meilleur de moi qui disparaît”…

Madeleine Gide à Cuverville (blog de Brigitte Masson)

Désir de vivre, d’aimer, d’écrire : voilà ce que, loin des plaies et des fléaux de ce début de siècle-là, on trouve dans le Journal de Gide de 1918.

Le prochain billet sera consacré au Journal de Virginia Woolf, même année, que j’ai en ce moment sous ma patte de mouette. Si parmi mes lecteurs et amis quelqu’un veut parler d’un autre Journal de 1918, qu’il me l’envoie en doc word et je le publie avec joie sur ce blog.

N.B. du 31-03-20 : Patrick Abraham me signale que Marc Allégret fut touché par la grippe “espagnole” en novembre 1918, ce qui apparaît, non dans le Journal, mais dans la Correspondance de Gide avec le cinéaste. Le 12-11-18 : “Mon cher petit Marc, Je pense à toi tout le jour et tous les jours. je ne me console pas de te savoir malade. Hier, j’ai couru tout seul les boulevards : avec qui d’autre que toi aurais-je pu souhaiter d’être ?”

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Deux notulettes de mars

Drastique

On entend dire un peu partout en ce moment que tel pays, tel gouvernement prend (ou ne prend pas) « des mesures drastiques ».
C’est la première fois qu’un tic de langage médiatique me plaît. Un drastique est, selon le dictionnaire de l’Académie, « un purgatif énergique ». Bonne vieille médecine des humeurs peccantes.

Plus généralement drastikos, en grec, signifie ce qui est actif, efficace, et les sonorités du mot m’y font croire : aucune nasale pincée, aucune labiale alanguie… mais je m’aperçois que je ne suis pas la première à remarquer la récente bonne fortune de drastique. Les journalistes du blog Langue sauce piquante (beau titre) s’en sont occupés hier pour le distinguer judicieusement du féroce draconien.
https://www.lemonde.fr/blog/correcteurs/2020/03/17/drastique-ou-draconien/

Alors je me rabats sur un autre mot :

Fortitude

Loin d’être un néologisme de Ségolène Royal, ce mot romain dont parle Cicéron dans son Traité des devoirs signifie « force d’âme » et sera une des quatre vertus cardinales chrétiennes. On voit sur la reproduction ci-dessous que la Fortitude de Giotto n’est pas aérienne comme les vertus théologales d’Espérance ou de Charité que je présentais dans mes billets du mois de janvier. Elle est robuste, pieds sur terre, bâton solide, grand écu armorié d’un lion.

Giotto, chapelle Scrovegni, Padoue, “Fortitudo”

La première fois que j’ai trouvé le mot en français c’est dans un roman de Balzac, je ne sais plus lequel, et j’ai aussitôt eu envie de l’adopter. Fortitude a également séduit mon neveu B. qui aimait lire Balzac et qui avait perdu sa mère peu de temps avant. Ce mot nous plaçait tous les deux dans une même petite bulle balzacienne consolante.

Je trouve encore le vent de la fortitude plus vif que celui de la résilience qui prévaut aujourd’hui, et j’aime inlassablement me confiner dans ces mots vigoureux et désuets que je fais miens.

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Le corps oscille encore

Librairie La Terrasse de Gutemberg, Paris XIIème, samedi 29 février. Florent Papin, Sabine Péglion, Jacques Robinet, Dominique Sierra.

La semaine dernière, lors d’une rencontre lecture autour des éditions La Tête à l’envers, j’ai posé une question que j’avais en tête sur le rythme en poésie. L’éditrice Dominique Sierra m’a répondu qu’étant persuadée que le rythme est lié à notre plus lointaine  expérience,  elle choisit parfois les textes qu’elle publie en fonction d’une musique qui agit sur elle – celle, par exemple, d’un emploi “sensitif” de l’imparfait –  plutôt qu’à partir du sens des mots. Ainsi, Payne, titre énigmatique du recueil de Florent Papin qu’elle vient d’éditer, est un poème du « mot avant le mot », qui “nous raconte un cheminement dans la mémoire intermittente et sinueuse” :  https://www.editions-latetalenvers.com/Payne.OD.htm

***

J’ai pensé alors au poète japonais Gôzô Yoshimazu (né en 1939), dont la recherche s’apparente selon Michel Deguy à une « poétique de l’onomatopée » et qui, dit sa traductrice Ryoko Sekiguchi, « prend le risque d’atteindre aux limites entre ce qui est langue et ce qui ne l’est pas, entre ce qui fait sens et ce qui échappe à toute signification, le chaos. » Elle ajoute que le réseau d’onomatopées que tisse Gôzô peut rappeler le babil d’un nourrisson.

Mais Gôzô met aussi en œuvre une manière tragique de se situer au bord du sens que j’ai trouvée dans le recueil Ex-voto, a thousand steps and more (1978, publié en France aux éditions les Petits matins, 2009), où il évoque sans l’énoncer directement une catastrophe ferroviaire qui eut lieu en 1951 à Yokohama. La première page se termine ainsi :

l’âme poussée vers la sortie, vide, le corps oscille encore,
comme si nous avions le souffle léger, et dans une gare de banlieue, décrocher les wagons

***

Cette phrase a résonné en moi avec l’étrange profération d’une pensionnaire d’un EHPAD que j’ai reproduite en italique dans mon récit À bout (éd. Isabelle Sauvage, 2019). Je me permets de recopier ici le passage intitulé cé acé (p. 107-108) :

« cé cé cé cé acé cé cé cé

Elle est assise, maigre et droite.

cé cé cé cé acé cé cé cé

On s’interroge : ― C’est assez de quoi ? de café, d’eau gélifiée ? Votre cuillère est tombée ?
Droite, antique, ne regardant rien ni personne. Pas appel. Pas hésitation. Pas protestation. Pas exclamation.

cé cé cé acé cé cé acé

On veut un sens : ― Vous voulez changer de place ? Assez d’être ici, assez de vivre ?

cé cé cé cé cé acé

Pas de sens. Pulsation.
Et soudain quelque chose dedans s’allume

Le ptit oiseau là le ptit oiseau qu’est-ce qu’y dvient

On regarde : rien sur le mur, rien nulle part.
Et s’éteint

cé cé cé cé acé »

***

Faible battement d’un cœur qui n’en peut presque plus ; bref éclat d’un ptit oiseau « âme poussée vers la sortie » ; morne et poignant poème d’un corps qui « oscille encore ».
Poésie du  quasi-mot après le mot.

 

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¡ Que c’est étrange ! (¡Qué estraño!)

pour Christelle Brocard

Le poète espagnol Juan Ramón Jiménez (1881-1958), né à Moguer en Andalousie, s’est vu en 1936 contraint à l’exil aux États-Unis et à Cuba, avant de s’établir à San Juan de Puerto Rico où il est mort sans être retourné en Espagne.

Dans ses aphorismes regroupés sous le titre Ideolojía, il déplore ses constants déménagements et la perte de maisons, affaires, livres, livres, livres, et surtout manuscrits, manuscrits, manuscrits… (p. XV).

Une des plus émouvantes séries d’aphorismes de ce recueil est, dans sa subtile mélancolie, celle de 1943 intitulée : Mon espagnol perdu (¡ Que c’est étrange !), p. 532-538, où l’on voit comment le sentiment de l’exil s’inscrit de manière ambivalente dans la chair de la langue. (Pour cette traduction provisoire j’ai ajouté en français le point d’exclamation renversé qui rythme visuellement le texte espagnol.)

Ce n’est pas la langue espagnole qui est perdue puisque le poète a trouvé asile dans un pays hispanophone, mais c’est mon espagnol :

Avant, il y avait pour moi un espagnol. Maintenant il y a ¡ que c’est étrange ! il y a beaucoup d’espagnols pour moi.
Tous les espagnols d’Espagne s’unissaient à Madrid en un. Tous les espagnols d’Espagne se séparent en Amérique en beaucoup.

Il craint d’abord ‒ autant qu’il le désire ‒ de découvrir de nouveaux pays d’Amérique latine, notamment l’Argentine, car il pense qu’il va  perdre son espagnol à lui tout en gagnant les espagnols des autres.

Et ce n’est pas que je croie que ces espagnols sont pires que mon espagnol. Au contraire, je pense ¡ que c’est étrange ! que certains sont meilleurs. (…)

Il entend en Amérique des voix humaines qui sont, par leur douceur, celles d’une Espagne fantôme réelle, d’une  sorte d’Andalousie d’Amérique.

A Puerto Rico, à Saint Domingue, à Cuba, j’ai remarqué pour la première fois les différences, de ravissantes différences. Parfois, les mots nouveaux pour moi me paraissaient plus faux que les autres ; d’autres, plus vrais, plus miens que les miens de… quand ? Plus proches des miens d’enfant. Faux par oubli, vrais par mémoire.

Le poète, à droite, avec le recteur de l’université de Puerto Rico, date non déterminée.

Il lui semble entendre en Amérique latine un espagnol plus proche de celui des siècles précédents, ou qui se serait rénové par des voies différentes de celles de l’Espagne, et il en vient à douter de son bon espagnol.  ¡ Que c’est étrange d’entendre un meilleur espagnol chez un Colombien, un Mexicain, un Bolivien ! Un espagnol meilleur que le mien ¡ que c’est étrange ! plus poli que le mien.
Oui ¡ que c’est étrange ! Un espagnol comme mon espagnol perdu (…).

Le semi-exil linguistique s’accompagne donc d’un retour à des sources perdues, avec un sentiment “étrange” d’être en même temps au plus loin et au plus près de soi-même.

Ceci a des incidences sur son inventivité poétique : il éprouve une nouvelle répulsion ¡ que c’est étrange ! envers sa poésie la plus sophistiquée, la plus littéraire, la plus castillane, à laquelle se joint la vive nostalgie de son espagnol maternel, oral, andalou, qu’il s’emploie à retrouver.

Mais comment vais-je reprendre toutes ces choses sans mes livres et sans mes papiers, tout ce que j’ai perdu en Espagne ? Quelles étranges questions !

La bibliothèque de Juan Ramón Jiménez a été apparemment reconstituée à Moguer, dans sa maison d’enfance transformée en musée.

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Oncle Raoul

Je pense aujourd’hui à mon oncle Raoul dont deux qualités me fascinaient :

– Il était né un 29 février, donc était 4 fois plus jeune que ceux qui avaient le crâne aussi dégarni que lui.

– Il était champion de France de bilboquet.

Je ne sais rien de plus de lui.

(Que mes abonnés m’excusent : je voulais poster ce billet demain, 29 février, mais j’ai cliqué sur “publier” au lieu de “modifier”, puis j’ai “supprimé” et finalement rétabli. Oncle Raoul, trop pressé d’accéder à une nouvelle notoriété terrestre, m’a fait cafouiller, du haut du paradis des bilboqueteurs où il réside 366 jours sur 366.)

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Un dromanaire

           Au Jardin des Plantes, un dromadaire se frotte de temps en temps contre une dune miniature. Je ne savais pas à quel point les dromadaires ont besoin de sable pour se gratter, se frictionner, se laver et se lover après leurs périples dans le désert. Il le mastique, il en a sur le cou, les joues, les naseaux, le pourtour de l’œil, s’immergeant comme il peut dans son désert parisien. Les yeux mi-clos, il fixe un point « derrière la muraille immense du brouillard”, (Baudelaire, “Le Cygne”) et rumine ses grains de sable, les pattes arrière recroquevillées.

           Une petite fille passe avec une tétine dans la bouche : « Un dromanaire, regard’, maman, un dromanaire ».

           Derrière le dromanaire, des merles s’éclaboussent dans un bassin.

           Chacun de nous  mène ici sa petite vie.

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“Ils s’aimaient à la folie”

Je m’apprêtais à parler de Diderot, de Baudelaire ou de je ne sais qui, mais je suis tombée hier sur ce Paris Match moisi et gondolé du 31 juillet 2003.

Combien y a-t-il eu cette année-là en France de “victimes de la passion” ?

Sans doute autant que de femmes tuées par leur compagnon.

Le chanteur de Noir Désir, piètre Othello, a repris sa carrière après 4 ans 1/2 de prison. Il se juge aujourd’hui victime des féministes et des médias.

Le “meurtre à la suite de violences conjugales” est le premier cas de féminicide reconnu par l’ONU, mais ce terme n’est inclus dans le code pénal d’aucun pays européen. En France, il a récemment été estimé “contre-productif”.

Pour ne pas enrager stérilement, j’ai trouvé un article solide sur le bien fondé d’une reconnaissance pénale du féminicide en France  : https://www.dalloz-actualite.fr/node/faut-il-qualifier-penalement-femicide#.XlDY1UrjKM8

Sur l’état des choses en Espagne, très en avance sur la France, un  article parmi d’autres : https://www.huffingtonpost.fr/entry/feminicide-espagne-exemple-france_fr_5d21c5b0e4b01b834738208b

 

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Portraits de Diderot

Je voudrais ajouter à mon billet d’avant-hier sur Diderot un portrait du philosophe. J’ai assez vite fait d’éliminer celui de Michel Van Loo qu’il n’aime guère car il s’y trouve « trop jeune, tête trop petite, joli comme une femme, lorgnant, souriant, mignard, faisant le petit bec, la bouche en cœur. (…) Que diront mes petits-enfants, lorsqu’ils viendront à comparer mes tristes ouvrages avec ce riant, mignon, efféminé, vieux coquet-là ! Mes enfants, je vous préviens que ce n’est pas moi. (…) » (Salon de 1767).

Denis Diderot, gravure de Pierre Chenu d’après J.-B. Garand.

 

S’il s’agit de faire plaisir à Diderot, choisissons celui de J.-B Garand : « On refait de moi un portrait admirable. Je suis représenté la tête nue ; en robe de chambre ; assis dans un fauteuil ; le bras droit soutenant le gauche, et celui-ci servant d’appui à la tête ; le col débraillé, et jetant mes regards au loin, comme quelqu’un qui médite. Je médite en effet sur cette toile. J’y vis, j’y respire, j’y suis animé, la pensée paraît à travers le front » (Lettre à Sophie Volland du 17 septembre 1760.)

 

Le philosophe y est en effet moins mignard, mais pas vraiment débraillé et nettement plus guindé que celui de Fragonard qui figurait dans mes manuels de littérature.

Hélas, on sait depuis quelques années que ce portrait ne représente pas Diderot. Le cartel du musée du Louvre est formel et sévère : « Figure de fantaisie autrefois identifiée à tort comme Denis Diderot”.

“Fantaisie”, “à tort”… mais le modèle de ce tableau « y vit, y respire, y est animé, la pensée paraît à travers le front ». Alors, qu’importe qu’il y ait erreur si l’erreur est juste ?

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« Je suis entraîné malgré moi… »

Je pense assez souvent avec sympathie au plus singulier graphomane que je connaisse, “le poète de Pondichéry » de Jacques le Fataliste.

Aux environs de la page 50, Diderot prend la parole en son nom propre dans une scène du roman dont l’origine serait autobiographique : un poète inconnu vient consulter le philosophe, lui fait les compliments d’usage sur son génie, puis soumet à son examen  des vers de sa composition. Après s’être assuré que son interlocuteur veut savoir la vérité, Diderot émet, avec sa manière de pousser les choses à bout, un jugement sans argument et sans appel.

Les répliques des deux personnages s’enchaînent allègrement :

— Non seulement vos vers sont mauvais, mais il m’est démontré que vous n’en ferez jamais de bons. — Il faudra donc que j’en fasse de mauvais, car je ne saurais m’empêcher d’en faire. — Voilà une terrible malédiction ! Concevez-vous, monsieur, dans quel avilissement vous allez tomber ? Ni les dieux, ni les hommes, ni les colonnes n’ont pardonné la médiocrité aux poètes ; c’est Horace qui l’a dit. — Je le sais. — Êtes-vous riche ? — Non. — Êtes-vous pauvre ? — Très pauvre. — Et vous allez joindre à la pauvreté le ridicule de mauvais poète ; vous aurez perdu toute votre vie, vous serez vieux. Vieux, pauvre et mauvais poète, ah ! monsieur, quel rôle ! — Je le conçois, mais je suis entraîné malgré moi…

Dans la suite de l’histoire, le poète ne court pas se pendre car on est au XVIIIème siècle : Diderot lui conseille d’aller faire fortune à Pondichéry, berceau commercial et financier de l’Inde française, puis d’écrire autant de vers qu’il le désire sans les faire imprimer « car il ne faut ruiner personne ».

Douze ans plus tard, le poète revient de Pondichéry chargé d’écus. Il montre de nouveaux vers au philosophe :

— (…) Ils sont toujours aussi mauvais ? — Toujours, mais votre sort est arrangé, et je consens que vous continuiez à faire de mauvais vers. — C’est bien mon projet…

Il existe beaucoup d’extravagants dans Jacques le Fataliste, mais aucun ne me plaît plus que ce graphomane invétéré qui me dit laconiquement que la « nécessité intérieure » est aussi impérieuse chez un poète de Pondichéry que chez Horace, Rilke ou Kandinsky. Qui sait même si, en un siècle plus poétique ou plus maladif, ses descendants ne tireront pas d’une vieille malle des poèmes sans queue ni tête,  “sans rythme et sans rime” qui feront la gloire posthume de leur ancêtre et leur fortune chez Drouot ?

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Avoir l’air, avoir un air

J’ai lu récemment dans En Marge des jours de J.-B Pontalis :

Irritants ces gens qui, vous croisant dans la rue, vous disent : « Tu as l’air fatigué, ou soucieux, ou en pleine forme et qui se trompent le plus souvent. (…)
« Elle avait l’air », « vous avez l’air ». Dévisager ne permet d’accéder ni au corps ni à l’âme. Les regards les plus indiscrets ne peuvent rien saisir de ce qui se passe à l’intérieur (p. 51).

Propos de psychanalyste qui préfère n’être attentif qu’aux paroles.  Il n’empêche que je me suis sentie concernée, et même un peu critiquée.

Car j’adore dévisager les gens ‒ surtout les inconnus, ce qui me met, j’espère, en dehors des personnes qui agacent Pontalis. Je trouve à chaque inconnu que je croise non pas l’air, mais un air, ou une espèce d’air (voir lien en fin de billet). Ce qui me fascine dans la rue ou dans le métro, c’est tous ces airs qui circulent et se côtoient. J’envie ma nièce Leito qui sait dessiner ça.

Leito de Courson, “Gens de voyage”, croquis de métro (certains de ses carnets ont fait l’objet d’expositions et sont inclus dans le recueil De lignes en ligne paru aux éditions Eyrolles en 2015).

J’imagine toujours qu’un regard sur la personne que je croise va m’ouvrir le livre qui doit tout m’apporter, mais la lecture en est si brève que je reporte aussitôt mon désir sur la personne suivante. Pour voir sans être vue, je peux poursuivre mes observations derrière la vitre d’un café mais le contact n’est pas le même, il y manque une qualité d’air remué.
Alors je me réfugie dans les vrais livres.

Je relis « Les Petites Vieilles » :

Honteuses d’exister, ombres ratatinées,
Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs.

Et surtout « Une Passante », dont je peux indéfiniment dévisager la première strophe :

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet.

(J’ai sur mon bureau Aperçues de Georges Didi-Huberman qu’on vient de me prêter. Je décide d’en picorer des phrases ici et là comme on croise quelqu’un dans la rue et de lire  “l’image qui passe, minuscule et mouvante, toute proche de nous dans la nuit”, p. 12).

Espèces d’airs

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