Je lis dans Cambouis d’Antoine Emaz (p. 189) :
Face au paysage, il y a un toucher particulier de chaque poète. Ce n’est pas le contact avec l’espace, le monde, qui change ; ce contact est commun même si tel poète est plus attentif à tel ou tel aspect du paysage. Non, c’est vraiment le toucher (1), la façon de jouer, comme en musique, qui distingue très fortement les écritures.
Un hispanophone sera porté à faire chorus, car jouer d’un instrument de musique se dit en espagnol toucher, “tocar”.
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En feuilletant Cambouis je lis aussi (p. 206) :
N’importe quel vrai artiste, connu ou non, vendable ou pas, fait cette expérience comme de toucher au but. (…) Il y a cette expérience de l’exact et la certitude qu’on a touché à ça. Alors, le reste de la vie, par n’importe quel moyen, vise à renouveler cette expérience.
Ici le mot but me gêne, peut-être parce que je ne suis pas une artiste et qu’il m’évoque un terrain de football ou un panier de basket. Je préfère la deuxième expression employée par Emaz : « la certitude qu’on a touché à ça ».
Mais à cette certitude rétrospective je préfèrerais finalement une expression d’apparence plus vague : “le sentiment que ça touche quelque chose”, afin d’ouvrir la possibilité que ce qui est touché ne corresponde pas au but visé.
Certes, un poète rigoureux comme Baudelaire peut le déplorer (ou feindre de le déplorer).
Sitôt que j’eus commencé le travail, je m’aperçus que non seulement je restais bien loin de mon mystérieux et brillant modèle (2) , mais encore que je faisais quelque chose (si cela peut s’appeler quelque chose (3)) de singulièrement différent, accident dont tout autre s’enorgueillirait sans doute, mais qui ne peut qu’humilier profondément un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du poëte d’accomplir juste (4) ce qu’il a projeté de faire. (Dédicace à Arsène Houssaye).
Ce but manqué, ce « quelque chose » sans nom qui ne fait pas « le plus grand honneur du poëte » fait, un siècle et demi plus tard, le plus grand bonheur du lecteur.
Notes : 1, 3, et 4 : c’est l’auteur qui souligne. 2. Gaspard de la Nuit (1842) d’Aloÿsius Bertrand.















