Issus de la pierre

Pierre Paul Rubens, Deucalion et Pyrrha

Je me demande parfois comment il se fait que presque tout le monde arrive à survivre à son enfance. Sommes-nous plus solides que nous le croyons ? Je relis le début des Métamorphoses, et je m’attache à Deucalion et Pyrrha, qui après le déluge repeuplent la terre en lançant des pierres derrière leurs pas. Issus de la pierre, nous sommes, dit Ovide, « une race dure, à l’épreuve de la fatigue ; nous donnons nous-mêmes la preuve de notre origine première ».

Ce mythe est plus encourageant pour les femmes que la côte d’Adam, plus vivifiant pour l’humanité que l’arche de Noé, et globalement très stimulant pour l’imagination.

Je me demande maintenant pourquoi Deucalion et Pyrrha ont inspiré aussi peu d’œuvres plastiques. On aurait pu concevoir une grande sculpture de Rodin et de Camille Claudel, lui modelant les hommes et elle les femmes. Deucalion et Pyrrha sont en effet les premiers sculpteurs, nés de la Terre et bénis des dieux. Ils sèment leur oeuvre immense au hasard sans regarder en arrière, et à l’inverse de Pygmalion, sans la ciseler et sans l’adorer. Sculpteurs aléatoires, ils laissent la matière se métamorphoser « telle qu’elle commence à sortir du marbre, à peine ébauchée, et toute pareille aux statues imparfaites », pour la laisser prendre forme d’hommes et de femmes osseux, veinés, poreux, durs, tendres, lisses, rugueux, ronds, anguleux…

 

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Dédicaces

Je ne fais pas la chasse aux dédicaces d’écrivains mais il y en a deux qui, pour des raisons différentes, m’ont beaucoup touchée. La première m’a été donnée par Nathalie Sarraute en janvier 1998, lors de l’entretien qu’elle m’a accordé quand je commençais ma thèse sur son oeuvre.

Après avoir bu la dernière gorgée du whisky JεB qu’elle prenait et offrait à cinq heures à ses visiteurs, je lui ai présenté le volume de la Pléiade que j’avais apporté. Elle m’a dit en souriant : « Je vous préviens que je ne sais pas écrire de dédicace originale. »

Elle s’est arrêtée un instant pour chercher une formule qui soit un peu plus personnalisée et j’ai senti, en lisant : “avec l’espoir de la revoir bientôt », que je tenais mon passeport pour une prochaine visite. Au moment de mon départ elle a paru soudain fatiguée et m’a demandé, avec un regard irrésistible, de revenir la voir. Je n’ai pas manqué de le faire un mois après, car j’étais sortie de chez elle encore plus désireuse de devenir sa dame de compagnie que de continuer ma thèse.

La deuxième dédicace qui me tient à cœur est celle d’un poète que je n’ai jamais vu mais dont j’admire profondément l’œuvre : Antoine Emaz. Quand mon amie C., qui le connaît bien, m’a écrit le mois dernier pour me dire qu’elle tenait depuis un certain temps à ma disposition un exemplaire dédicacé de son dernier recueil, Limite, j’ai trouvé l’attention gentille mais un peu insignifiante : je possédais déjà le livre (sur lequel j’ai d’ailleurs écrit ici-même trois billets en février 2017), et Antoine Emaz était trop incrusté en moi pour que je pense avoir besoin d’une parole extérieure au poème. Mais après avoir lu ceci j’ai compris que je me trompais :

Par cette dédicace, Antoine Emaz m’a offert un dernier poème de sa main “avec sa musique de peu et de peine, comme un long blues pour continuer ».

 

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Petites utopies

Il y a longtemps que j’ai cessé de croire aux grandes utopies mais je persiste à croire fermement aux petites utopies : une maison d’édition accueillant toutes les langues, un élevage de chevaux sans fouet, une famille recomposée où les talents s’unissent, un village-jardin dont les 50 variétés de roses ont conservé leurs parfums…

Mon ambition, quand j’enseignais, était de faire de chaque classe une sorte d’abbaye de Thélème, et j’ai éprouvé un grand bonheur les trois ou quatre fois où je m’en suis approchée.

Qu’est-ce qui est écrit sur cette pancarte ? Vis tes rêves ou Tristes rêves ? J’opte pour Utopie cou coupé. Place de la République à Paris en 2016 lors des soirées “Nuit debout”

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La Ramonda, maison des langues

Ramonda, fleur pyrénéenne

La langue française, en appelant maison le lieu où l’on fabrique les livres, montre bien qu’il s’agit d’un lieu d’accueil où l’on peut se plaire à séjourner. Une des maisons d’édition les plus hospitalières que je connaisse est La Ramonda, que j’ai découverte en flânant il y a quelques années au salon du Livre qui se tenait naguère en juin dans le beau cloître du lycée Henri IV à Paris. Une des premières choses qui intriguait le promeneur en s’approchant du stand était la présence de livres écrits en espagnol, en français, et en d’autres langues plus vaguement familières. Autre singularité : ces livres en espagnol ne traitaient pas spécialement de la Guerre civile ni d’anarchisme, mais plutôt de montagnes rugueuses et de gens bourrus. La ramonda, c’est en effet le nom donné à une petite fleur des Pyrénées qui vit dans des crevasses entre les rochers et résiste comme elle peut aux intempéries. Fondée en 2006, la maison d’édition qui s’est donné ce nom est spécialisée dans tout ce qui touche à la péninsule ibérique, en particulier l’Aragon. Elle accueille aussi les récits de vie et les témoignages, notamment de personnes isolées ou rejetées,  et développe un partenariat avec plusieurs éditeurs espagnols. Bien qu’une petite visite au site internet de la maison donne une idée suffisante de son originalité :
http://www.laramonda.com/
je ne résiste pas à l’envie de reproduire ceci :

 

 

 

 

 

 

On aura reconnu le chef-d’oeuvre de Saint-Exupéry traduit en catalan, aragonais, ladino (avec des caractères latins et hébraïques) à partir de l’espagnol ci-contre. Je jurerais avoir vu aussi l’an dernier sur le stand une dernière version en basque et je ne doute pas qu’il en existe une en galicien et une autre en “fala” d’Extrémadure.

Les langues sont plus souples et hospitalières que certains habitants des régions auxquelles elles appartiennent, et La Ramonda, en les accueillant sans discrimination, représente pleinement pour elles un lieu de passage, de rencontre et de refuge : tour de Babel ibérique, astéroïde du Petit Prince, ou tout simplement maison.

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Sur le roman “Où allons-nous ?” d’Ana Tena Puy

Où allons-nous ? Traduit de l’aragonais (ribagorzano) par Nathalie de Courson et Marina Sala

http://www.laramonda.com/

Ce roman que nous avons eu le plaisir de traduire, Marina Sala et moi pour les éditions de la ramonda, est l’histoire d’un vieillard solitaire, habitant un de ces villages isolés au pied des Pyrénées qui furent désertés à partir des années 50-60.

Dans un monologue découpé en 8 journées, le grand-père réfléchit, se plaint du vent et de la neige, se révolte, se raisonne, se résigne, et se souvient de son mariage, des vendanges, du partage des terres, des parties de chasse, de la guerre civile et de beaucoup d’autres choses.

Où allons-nous ? est un récit qui touche, une élégie bourrue où transparaît la mélancolie de son auteur. “Ta óne im », demande Ana Tena Puy en son aragonais rugueux et savoureux. Où allons-nous : où nous voudrons ? Où nous ne voudrons pas ?

Voici un extrait de la septième journée :

Je ne fais que dire n’importe quoi. Mais est-ce que j’ai mieux à faire que de penser, pendant que je marche à tous petits pas vers la maison ? Après tout, je peux même décider que je suis le roi d’Espagne, voyons qui me dira le contraire… Mais non. Je dois faire attention de ne pas perdre la raison, parce que là c’est sûr que je serais complètement fichu. Il vaut mieux que je garde les pieds sur terre et que je me distraie avec des choses bien réelles… Comme ces osiers, au bord du chemin, qui n’ont pas été taillés depuis des années et qui bouchent presque tout le passage. Le travail, si j’en cherche, j’en ai plus qu’il ne m’en faut.

 

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Fêtes nationales

Les fêtes nationales commémorent habituellement ce qu’il est convenu d’appeler une victoire, plus ou moins belliqueuse ou conquérante, mais contenant un élément fondateur: prise de Bastille, découverte de Nouveau Monde, indépendance, réunification… Internet m’apprend même que la fête nationale bretonne, Gouel Broadel Breizh, a lieu le 1er août, en souvenir de la bataille de Trans où Alan Barbetorte, dit « le Renard », mit fin en 939 à l’occupation des Vikings.

Il me paraît donc singulier que la fête nationale catalane ait lieu le jour de la capitulation de Barcelone le 11 septembre 1714 devant les troupes espagnoles. Célèbre-t-on Waterloo ? Pourquoi commémorer une défaite, si ce n’est pour entretenir une éternelle rancoeur ? Est-ce le sentiment d’humiliation et de haine envers l’Espagne qui fonde la Catalogne ? N’y a-t-il rien de plus réjouissant dans l’histoire de ce peuple qui incarnait, dans mon enfance franquiste, l’intelligence et l’ouverture ?

« C’est plus compliqué qu’ça », me dira-t-on. ― Alors expliquez-moi.

Mais laissons en attendant la parole à l’écrivain Juan Marsé et à son ami Jaime Gil de Biedma qui appartiennent à cette Catalogne que l’on aimerait retrouver.

http://www.huffingtonpost.es/2017/10/12/la-tribuna-de-juan-marse-ante-la-crisis-catalana-que-triunfa-en-las-redes_a_23241636/

 

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Charivari

Deux voitures voulant passer ensemble dans le détroit s’accrochent. Le premier conducteur refuse de bouger et bloque la rue : « J’m’en bats les couilles, j’m’en bats les couilles ». Des voitures klaxonnent, des motos coincées zigzaguent, des hommes s’interposent, leurs bras proposent, le conducteur gesticule : « J’m’en bats les couilles, j’m’en bats les couilles ». Combien cet homme a-t-il de couilles pour battre tambour aussi longtemps ? « C’est-yyyy pas fiiiiniiii » trompettent les klaxons. « Et brrrron, et brrron, et ratabrrron » vrombissent les motos en bourdon. « J’m’en/ bats/ les/ couilles/ j’m’en/ bats/ les/couilles » slamme et rappe et ratarappe le conducteur.

En moi s’élève une aria :

« Qu’il est doux d’écouter
le grand concert du monde
du haut de mon balcon. »

« Et qu’il est bon de ne plus enseigner en collège », me dis-je en fermant les volets.

 

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La comédie des respects

Le mot respect est à la mode, tout le monde partout revendique le respect.

Les indépendantistes catalans : ― Nous voulons l’indépendance parce que les Espagnols ne nous respectent pas.
Le gouvernement : ― Nous refusons une indépendance qui ne respecte pas la Constitution.
Les indépendantistes catalans : ― Le Tribunal constitutionnel ne nous a pas respectés et nous ne respecterons pas qui ne nous a pas respectés.
Etc.

Il paraît que les habitants du Val d’Aran trouvent que la Catalogne, à laquelle ils sont administrativement rattachés, ne les respecte pas. Peut-être que les habitants de hameaux de Val d’Aran trouvent que ceux de la ville de Vielha ne les respectent pas. Peut-être que tel habitant de tel hameau de Val d’Aran trouve que son voisin ne le respecte pas.
Etc.

On peut appliquer cela à cent pays et à mille situations.

Goya, “Duelo a garrotazos”, duel au gourdin, Madrid, musée du Prado

Dans le dictionnaire en ligne CNRTL, l’article « Respect » fait 110 lignes, avec 6 acceptions principales comprenant chacune un nombre variable de sous-acceptions et de sous-sous-acceptions. En voici une qui retient spontanément mon attention :

PHILOS. Chez Kant, sentiment moral spécifique, distinct de la crainte, de l’inclination et des autres sentiments, qui ne provient pas comme eux de la sensibilité mais qui est un produit de la raison pratique et de la conscience de la nécessité qu’impose la loi morale.

À vue de nez notre actualité n’est pas très kantienne, chacun développant une sensibilité virulente au respect qu’on lui doit et une indifférence non moins grande au respect qu’il doit. “C’est plus compliqué que ça”, me dira-t-on. Non. La Constitution qui assura en 1978 la transition démocratique longuement attendue d’un pays, et dont l’un des pères fut le communiste catalan Jordi Solé Tura, est   ̶  quelles que soient ses imperfections   ̶  plus respectable et conforme à la “raison pratique” que ces drapeaux étoilés passionnément, confusément et dangereusement agités par des gens qui au nom du respect aspirent au coup de force.

Telles sont les réflexions qui me viennent et me secouent en ce dimanche d’octobre, pendant que je fais craquer mes noisettes sous le casse-noisette et que je les engloutis avec une nervosité d’heure en heure croissante.

 

 

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Grain de goût

Les noisettes ont pour moi la couleur brun-doré, la consistance ligneuse et la rondeur de la table familiale de mon enfance.

J’aime beaucoup les ramasser en septembre sous mon arbre. J’ai l’impression qu’elles me ressemblent comme si dans une autre vie j’avais été noisetier, et leur goût m’est sympathique comme si dans une autre vie encore j’avais été écureuil. « Leurs goûts », devrais-je dire, car chacune a le sien selon l’orientation de la branche où elle se trouvait, sa place dans la grappe, la force du vent qui la balançait avant qu’elle tombe sur l’herbe, et d’autres hasards de la nature qui constituent les êtres vivants.

On a tendance à manger les noisettes goulûment car leur contact appelle le revenez-y. Quand il faut les décortiquer, elles croustillent sous le casse-noisette et on a envie de répéter sans fin l’opération avec cette coque plus tendre et plus aimable que celle de la noix. Si on les picore dans une assiette toute préparée, elles se laissent croquer si agréablement qu’on se précipite pour en avaler distraitement quatre ou cinq à la fois. On devrait pourtant prendre le temps de les déguster une à une car la noisette ne se donne pas tout de suite. Discrète mais surprenante par sa longueur en bouche, elle emplit peu à peu le palais comme une bonne huître ou un bon vin : ici, ferme, charnue, craquante, boisée, avec un soupçon d’amertume qui se dissipe. Là, fade, molle et fermée au premier abord, tendrement parfumée ensuite. Ici, c’est jeune, franc, vif, mais court. Là c’est d’abord bourru mais ça ondule, se déploie et décroît doucement.

Comme chaque individu a son grain de voix et chaque écrivain son grain de peau, chaque noisette a son grain de goût.

 

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Vocations de filles

Quisiera saber mi vocación                               Je voudrais savoir ma vocation
Soltera, casada, viuda, monja                          Vieille fille, mariée, veuve, bonne sœur
Soltera—casada—viuda—monja                      Vieille fille—mariée—veuve—bonne sœur

C’est ce que je chantais en sautant à la corde dans la cour de récré. Les tirets longs du dernier vers figurent les doubles tours de corde que nous donnions en scandant ces quatre destins de filles et en les martelant sur le sol. La vibration du pavé sous nos plantes de pieds se répercutait dans tout notre corps et atteignait nos fibres nerveuses. C’était plus efficace qu’une marche militaire, car outre le fait que le chant commandait nos muscles, réglait notre respiration, s’intégrait à notre rythme vital et s’inscrivait à jamais dans nos mémoires, la crainte de rater notre double saut sur « vieille fille » ou sur « bonne sœur » stimulait notre aspiration à la vie de femme mariée comme maman, dans ce « pour de faux/pour de vrai » que sont les jeux des enfants.

Je remuais un jour ces souvenirs en lisant Rosa Montero, quand, par une des étranges coïncidences qui révèlent notre affinité avec un écrivain en faisant jaillir un éclair fraternel, je tombe sur ceci :

Je me souviens que, petites filles, nous jouions à sauter à la corde avec cette chansonnette : « Je voudrais savoir ma vocation, célibataire, mariée, veuve ou bonne sœur », et selon l’endroit où tu ratais ton saut et marchais sur la corde, c’est tout ton avenir qui se traçait.

Rosa Montero, comme d’autres femmes de ma génération, suppose que cette chanson a contribué à la rendre allergique au mariage. Ce qui, ajoute-t-elle avec bonne foi, ne l’a pas empêchée de se marier sur le tard (comme moi et pas comme maman), pendant que les mères et les enseignantes s’employaient au fil des ans à modifier le texte de la comptine :  “pompière, karateka, plombière, présidente… »

Saine allergie, saine pédagogie, sain hasard, ou les trois ensemble : il se trouve que les gouvernements, municipalités et parlements espagnols de ces dernières décennies ont compté plus de femmes que ceux de la plupart des autres pays européens, notamment grâce à la Constitution de 1978, comme en témoigne cet article : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe/d000516-espagne.-l-acces-des-femmes-aux-responsabilites-politiques-par-brigitte-frotiee/article

Parmi ces personnalités politiques figurent mes camarades de cour de récré Ana et Loyola de Palacio. Il est vrai qu’avec elles c’est au basket que je jouais.

 

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