Facino Cane et le flâneur baudelairien

Les autres nouvelles de ce livre sont : Facino Cane, Pierre Grassou, L’Elixir de longue vie, l’Auberge rouge, Maître Cornelius, Un Drame au bord de la mer.

 Je relisais hier le merveilleux début de Facino Cane,  courte nouvelle de Balzac publiée en 1836, où un narrateur  ̶  double du jeune Balzac  ̶  aime flâner dans son quartier, aux abords de la place de la Bastille, et observer les mœurs du faubourg :

Chez moi l’observation était déjà devenue intuitive, elle  pénétrait l’âme sans négliger le corps ; ou plutôt elle saisissait si bien les détails extérieurs, qu’elle allait sur-le-champ au-delà ; elle me donnait la faculté de vivre de la vie de l’individu sur laquelle elle s’exerçait, en me permettant de me substituer à lui comme le derviche des Mille et Une Nuits prenait le corps et l’âme des personnes sur lesquelles il prononçait certaines paroles.

Et à la page suivante :

Quitter ses habitudes, devenir un autre que soi par l’ivresse des facultés morales, et jouer ce jeu à volonté, telle était ma distraction.

Cette ivresse du poète flâneur apte à se glisser dans le corps d’autrui ressemble beaucoup à celle que décrira une vingtaine d’années plus tard Baudelaire dans le poème en prose “Les Foules” (Le Spleen de Paris, XII) :

Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu’il peut être à sa guise lui-même et autrui. (…) Le Promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion.

Mais les flâneurs de Balzac et de Baudelaire ne semblent pas avoir le même grain de peau. La figure de l’observateur chez Balzac, douée de la puissance magique du derviche, dégage une énergie égale à celle de son auteur, un enthousiasme qu’il me communique irrésistiblement en m’interpellant : « Vous ne sauriez imaginer combien d’aventures perdues, combien de drames oubliés dans cette ville de douleur ! » L’observateur du poème de Baudelaire est un être solitaire, sans peau, « une de ces âmes errantes qui cherchent un corps », proches des « esprits errants et sans patrie » du poème des Fleurs du Mal  « Spleen » (4).


Au cours de ses déambulations, chacun des deux flâneurs-écrivains jette son dévolu sur certaines figures saillantes qui accaparent son œil et sa sensibilité. L’âme de celui de Balzac entre dans  le corps de Facino Cane, un ancien noble vénitien transformé par l’amour et la soif de l’or en un pauvre musicien aveugle.  Il le compare au masque en plâtre de Dante, puis à un vieil Homère qui garderait en lui-même une Odyssée condamnée à l’oubli. Cette double figure de poète fondateur est un nouvel alter ego de Balzac qui en 1836 sent qu’il possède les bases de sa Divine Comédie, de son Odyssée, de ses “Mille et une Nuits de l’Occident”.

Masque mortuaire de Dante, Palazzo Vecchio, Florence

Baudelaire multiplie de son côté les allégories du poète et de la poésie dans les figures qu’il croise dans Paris, mais ses aveugles à lui sont des êtres que l’Idéal a fuis, condamnés à tourner en vain vers le ciel « leurs globes ténébreux » à l’instar du poète exilé dans la cité (« Les Aveugles », Les Fleurs du Mal, XCII). Ou bien c’est une Passante en grand deuil, allégorie de la Beauté mélancolique recherchée et immédiatement perdue, plongeant le poète dans une autre cécité : « Un éclair… puis la nuit ! » (« Une Passante », Les Fleurs du Mal, XCIII). Ou c’est encore un saltimbanque, plus directement assimilé à un vieux poète

(…) sans amis, sans famille, sans enfants, dégradé par sa misère et par l’ingratitude publique, et dans la baraque de qui le monde oublieux ne veut plus entrer ! (Le Spleen de Paris, XIV)

Picasso, Le Guitariste aveugle, Institut d’Art de Chicago

Les auteurs sont fascinés  ̶  le prénom  Facino le dit – par les doubles malheureux qu’ils se sont trouvés. Mais Balzac s’arrête sur le seuil de ce qui réduirait à néant son entreprise romanesque. Son narrateur s’inquiète : « A quoi dois-je ce don ? Est-ce une seconde vue ? est-ce une de ces qualités dont l’abus mènerait à la folie ? » L’aveugle Facino Cane fait figure de double antithétique du narrateur-auteur qui ne suivra pas l’aventure qu’il lui propose, donnant à  son récit un dénouement presque abrupt. En revanche, le flâneur de Baudelaire est nerveusement happé par les figures qui l’obsèdent, la “gorge serrée par la main terrible de l’hystérie”.

Cette identification douloureuse et cet appel du gouffre révèlent une porosité à autrui dont le poète tire sa substance, tandis que le romancier pénètre magiquement dans les corps des individus pour consolider la peau de son oeuvre et lui faire contenir d’autres “aventures perdues”, d’autres « drames oubliés » qui formeront l’édifice de la Comédie Humaine.

Picasso, portrait de Balzac

En lien, un bel article de Pierre Loubier dans L’Année balzacienne : “Balzac et le flâneur”:

https://www.cairn.info/revue-l-annee-balzacienne-2001-1-page-141.htm

 

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Espèce d’air

Quand on croise des gens dans la rue, il se dégage de chacun cette chose que maman appelait une espèce d’air. Aujourd’hui, par exemple, plusieurs personnes occupaient le trottoir avec une espèce d’air important. Le corps de cet enfant qui descendait d’une voiture semblait dire : « Je n’ai pas besoin, moi, de faire des pitreries pour me rendre intéressant ». Cet homme qui s’avançait en lançant des regards pour répondre à d’éventuels saluts, bras légèrement écartés du buste… j’ai reconnu au moment de le croiser l’artisan-boulanger le plus en vue de la rue.

Parfois, des scènes de moins d’une minute projettent vers moi plein de petits piquants qui me griffent l’âme, comme ces branches épineuses que l’on prend dans la figure quand on marche derrière quelqu’un sur un sentier étroit : une femme, yeux clairs, française, cinquantaine, un peu soufflée, ride de souffrance au coin de la bouche, s’approche pour me demander le nom d’une rue, non, de l’argent. A quelques pas un homme impatient marche de long en large et me regarde en coin. C’est tout. Un monde s’est entrouvert, de cruauté, de renoncement, de masochisme, de coups, de brèves révoltes matées, d’une humiliation qui n’en finira jamais… bouffée d’une désolation qui atteint en moi certaines zones prêtes à la recevoir.

D’autres fois, je colle plus distraitement aux gens que je croise une seule étiquette, à la rigueur deux, qui sont des ébauches d’espèces d’airs : vieux, jeune, riche, pauvre, heureux, malheureux, droit, bossu, boiteux, bien coiffée, vulgaire, proprette, intello. L’autre jour j’ai croisé deux personnages qui condensaient dès le premier coup d’œil trois airs un peu disparates quoique compatibles : pauvres, homosexuels, heureux. Pauvres par leur attitude de pauvres : voûtés, épaules tombantes, air apeuré. Homosexuels, parce que ces deux hommes se donnaient la main. Heureux, parce que j’ai eu le temps d’entendre le premier dire : « Il vaut mieux être deux », et le deuxième répéter : « Il vaut mieux être deux » en hochant la tête. Ils se tenaient par la main sans pudeur mais sans provocation, séparés des autres et s’aidant à supporter le monde, avant de se taper dessus, peut-être, ce soir ?

J’ai écrit trois paragraphes, mais j’ai l’impression que je ne sais pas très précisément définir ce qu’est l’espèce d’air  ̶  proche de ce que Nathalie Sarraute appelle tropisme  ̶  que l’on sent très fort quand on croise les gens dans la rue.

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Le mot orteil

Salvador Dali, L’Ascension du Christ, Collection Pérez Simon, Mexico.

Il n’y a plus grand-chose de neuf à dire sur les orteils depuis que les surréalistes sont passés par là. Mais je reste surprise que ni la langue castillane, ni la langue catalane, ni la langue aragonaise, ni la langue galicienne, ni la fala extremeña, ni la langue portugaise, ni la langue roumaine ne connaissent de mot spécifique pour traduire orteil. Elles l’appellent simplement doigt de pied. Bloch et Wartburg m’apprennent pourtant que le mot provient du latin articulus signifiant articulation, jointure. Pourquoi cette lacune ? Quelle est la jointure absente ?

Je conçois que les Islandais possèdent beaucoup de mots pour désigner la glace et très peu de mots pour désigner les chasse-mouches. Je pourrais donc comprendre qu’ayant rarement l’occasion de chausser des tongs, les Islandais n’aient besoin du mot orteil que lorsqu’il s’agit d’amputer un doigt de pied gelé. Or Wikipedia m’informe que l’islandais, tout comme le norvégien et le suédois, traduit orteil par tá, mot qui invite moins aux chatouilles que notre orteil, mais dont la fermeté réconforte.

Jacques -André Boiffard. Le gros orteil, Centre Georges Pompidou, Paris

En revanche l’italien, plus bizarre encore que ses sœurs romanes, ne connaît de nom que pour le gros orteil : alluce, comme s’il n’accordait d’existence qu’à cette excroissance phallique qui a intéressé Jacques-André Boiffard et Georges Bataille et qui, dans sa “basse séduction”, se donne trop d’importance à mon goût. S’il me fallait choisir un orteil, je prendrais le petit, insignifiant, sans nom dans aucune langue, informe, sacrifié, plein de cors, piétiné, écrabouillé dans des chaussures trop étroites, et je le sauverais en l’appelant boudinet  ̶  ou alors je le trancherais, car la cruauté aime le petit.

Mais j’aurais tort dans les deux cas : ce qui donne leur valeur aux orteils c’est leur solidarité, cette fraternité chaleureuse que nous éprouvons tous les jours dans nos chaussures et qui devrait nous inciter à modifier nos expressions et nos usages : Unis comme les orteils du pied serait plus adéquat que comme les doigts de la main. Il se met l’orteil dans l’œil  ne serait pas réservé aux gymnastes et aux chimpanzés, puisque faire un pied de nez est déjà une expression courante. Et si le Poète commence son chant par Quand paraît l’Aurore aux doigts de rose…  ne pourrait-il dire aussi :

Quand le soleil couchant aux orteils de violette…

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Bouts d’oreilles

On décèle dans le regard des gens la profondeur de leur intelligence et la bonté de leur cœur, car les yeux sont le miroir de l’âme, dit la sagesse populaire.
En revanche, la forme des oreilles ne révèle rien de l’acuité de l’entendement. Je trouve que les gens qui ont l’oreille fine devraient avoir un pavillon plus ciselé et un lobe plus frémissant que les lourdauds, puisque l’oreille externe et interne a par elle-même la forme d’un instrument de musique raffiné.

Il est bizarre aussi que ce soit dans les yeux que se reflète ce qu’on entend : les musiciens qui jouent ont le regard comme tourné vers l’oreille. Ils ont aussi les narines qui se dilatent, les sourcils qui se froncent, la langue qui se tend dans la joue ou humecte les lèvres, les lèvres qui se pincent. Mais les oreilles ne bougent pas. L’expression dresser, tendre l’oreille est une métaphore sans réalité physiologique humaine. Les oreilles sont donc les organes les plus inertes de notre visage : remuer ses oreilles relève de l’attraction mondaine, ce sont d’ailleurs les sourcils que l’on bouge.

Avec l’oreille tout se passe à l’intérieur. Se tenant sagement sur les côtés, parfois enfouies sous les cheveux, servant au mieux de présentoirs à bijoux, les oreilles sont faites pour recevoir en profondeur.

                                                  

En chinois, m’apprend Anne Cheng, le mot « sagesse » contient le graphème de l’oreille. Atteindre la sagesse, c’est avoir l’oreille juste, ce que selon Confucius (Entretiens, II, 4), on atteint à un âge avancé :

六十而耳順

A soixante ans j’avais l’oreille accordée.

Avant d’atteindre une pleine liberté :
A soixante-dix ans, je peux suivre exactement les désirs de mon cœur sans outrepasser aucune règle.

Le contraire de Confucius, c’est le Père Ubu :

Alfred Jarry

Sur les dessins d’Alfred Jarry le Père Ubu n’a pas d’oreilles. L’avidité n’entend rien (“ventre affamé n’a point d’oreilles », disait déjà La Fontaine). Ubu propose comme supplice, entre torsion du nez et extraction de la cervelle, l’« enfoncement du petit bout de bois dans les oneilles ».

Il me semble qu’autrefois, dans les maternités espagnoles, venait une sorte de Père Ubu avec un instrument qui perforait les “oneilles” des petites filles. Parmi tous ces bébés également chauves et braillards, certaines étaient déjà marquées du sceau de la féminité par des petites boules dans les lobes des oreilles. Je ne peux pas m’empêcher d’associer aujourd’hui les oreilles percées des petites filles à une excision-décérébration.

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Être guéri

Beaucoup de gens se plaignent beaucoup quand ils ont mal quelque part mais ne se réjouissent jamais quand ils n’ont plus mal. On ne les entend pas s’exclamer : « Ah, quelle joie ! Je suis enfin guéri ! » On dirait qu’ils craignent d’effrayer la santé avec leurs exclamations, ou que la santé est une chose tellement normale qu’elle ne s’annonce pas et ne se commente pas, ou qu’ils regrettent de ne plus être dans un état souffreteux dont ils tiraient égards, avantages, et prétextes à différer ce qu’ils devraient ou voudraient faire. Si vous demandez : « Alors, tu es guéri ? » on vous répond, en dodelinant de la tête d’un air dolent, un « oui » qui ressemble à un soupir.

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Walser hors-sujet

Dans mon cahier Kelly j’ai recopié ce fragment du Journal de Michel Chaillou :

Dans un livre d’écrivain la phrase traverse plein de petits sujets abandonnés en cours de route (…) Une grande œuvre est toujours hors-sujet, la langue déborde le sujet apparent, l’entraîne ailleurs. Où ? Elle ne sait.

Et aussitôt je pense à Robert Walser, l’écrivain promeneur auquel ces propos s’appliquent avec une évidence sans pareille. Personne plus que lui ne possède cet art d’être hors-sujet, de picorer et de délaisser à sa fantaisie des sujets réels, ou apparents, on ne sait. Prenons presque au hasard le premier paragraphe de La Promenade :

Un matin, l’envie m’étant venue d’aller me promener, je posai mon chapeau sur ma tête, plantai là ma chambre aux écritures ou aux revenants, et dégringolai l’escalier pour filer dans la rue. Sur le palier, une femme me croisa, elle avait l’air d’une Espagnole, d’une Péruvienne ou d’une Créole, et affichait je ne sais quelle majesté pâle, fanée.

Ces quelques lignes sont d’une éblouissante simplicité, et presque aussi étranges que le début de La Métamorphose de Kafka, à ceci près que l’homme qui prend son chapeau ne s’est pas transformé en cancrelat. Son “je” engageant et sa référence aux “écritures” l’identifient à un employé de bureau (Walser a été commis aux écritures dans une banque), ou à un écrivain, et plus précisément à Robert Walser, narrateur primesautier très familier de son auteur et de son lecteur. “Posai”, “plantai”, “dégringolai”, et “filer” lancent avec une vivacité joyeuse le départ en promenade, mais nous envoient au passage deux fusées qui retombent, deux “petits sujets abandonnés en cours de route” : les “revenants”, et la femme croisée sur le palier qui ne réapparaîtra plus dans l’histoire. Ce sont deux étincelles de temps et d’espace : un passé fantasmagorique que l’on abandonne, et un royaume exotique indéterminé, aboli, onirique, évoqué avec une miette de désinvolture :  “je ne sais quelle majesté pâle, fanée”. Et la gaieté de Robert Walser se teinte d’une mélancolie à laquelle la fin du paragraphe suivant fera une brève allusion :

On eût dit que la morosité, la peine et toutes les idées s’étaient évaporées, bien que je ressentisse encore vivement une certaine gravité, devant et derrière moi.

Au cours de cette promenade légère et dense, les gens que l’on rencontre sont-ils des passants ou des revenants ? Écrire, est-ce sautiller sur des sentiers à la rencontre de ce qui vient, ou vagabonder pour faire surgir et disparaître des revenants et des revenantes ? Ne comptons pas sur Walser pour répondre à ces graves questions. Il est déjà ailleurs, très loin et très près de nous.

P.S. Je m’aperçois à l’instant que le nom de Walser (qui a pour homonyme évident le verbe valser) commence et finit comme le mot Wanderer, le vagabond. Mais beaucoup de gens ont sûrement découvert cette anagramme avant moi, à commencer par Robert Walser qu’elle a peut-être, sciemment ou non, influencé.

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Temps et temps

Quand on a envie de se resservir à boire et qu’on s’en empêche, les minutes passent extrêmement lentement.

Quand on écrit on ne voit pas le temps passer, comme si écrire tuait le temps.

Vaut-il mieux rallonger le temps en s’empêchant de s’enivrer, ou le tuer mensongèrement en s’enivrant de vin ou d’écriture ?

Baudelaire a déjà répondu : Enivrez-vous.

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Passages

Les débuts et la suite. Ah, la suite. Ah les débuts. Effrayante, la suite.

Il est plus dur de continuer que de commencer. Il est plus dur de continuer que d’en finir.

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Dans mon cahier Kelly

Ellsworth Kelly, Cité, 1951, San Francisco Museum of Modern Art

Je tiens plusieurs cahiers simultanés. Il y en a un qui m’est aussi intime qu’un journal à cadenas doré d’adolescente, c’est mon cahier Kelly, dont la couverture est un tableau d’Ellsworth Kelly.

Il ne contient pas une ligne de moi. J’y recopie des phrases entières de livres qui me touchent, comme l’article de Virginia Woolf intitulé « Un esprit terriblement sensible” (Lectures intimes). Woolf y parle du Journal de Katherine Mansfield, où « nous sentons que nous avons sous les yeux un esprit en tête à tête avec lui-même ». Je n’ai pas l’intention de taper ici les fragments de cet article que j’ai griffonnés sur mon cahier Kelly, mais d’essayer de mieux comprendre ce que signifie pour moi le terme de  griffomanie  que j’ai forgé et dont j’ai fait une rubrique de ce blog.

En recopiant les phrases de Woolf sur Mansfield, j’ai l’impression de devenir à la fois Woolf et Mansfield, de me pénétrer de la « terrible » sensibilité de l’esprit de Woolf en sympathie avec celle de Mansfield. Intimité triplée : journal intime de Mansfield dont j’ai des aperçus, relation intime de Woolf au journal de Mansfield, et relation intime de moi à ces deux femmes que j’accueille dans mon cahier Kelly. En grattant le papier, c’est elles que je veux toucher et graver en moi ; en traçant les lettres avec la pointe de mon stylo, j’imprime en moi les mots de Woolf sur Mansfield, saillants et rentrants comme un tatouage interne.

En général, quand je décide de recopier des phrases d’un livre dans mon cahier Kelly, j’ai déjà lu plusieurs pages de mon livre à l’avance. Je n’ouvre ce cahier que lorsqu’au moins une phrase du texte a déjà enfoncé sa pointe en moi. Mais il arrive ensuite que, faisant confiance à l’auteur, ma lecture se poursuive au fil de mon stylo et devienne une lecture par l’écriture, comme si j’étais en train de recréer le texte et d’en faire mon texte en le recopiant.

Aucun travail sur clavier ne me donne cette sensation, et je pense maintenant à Simon Hantaï qui pendant toute l’année 1958 a recopié quotidiennement, sur une grande toile, à la plume et à l’encre de Chine, des lignes d’écriture provenant de la Bible, de l’année liturgique et de lectures philosophiques, qu’il voulait sans doute, par ce travail de la main, imprimer en lui.

Simon Hantaï, Ecriture rose, détail, Centre Georges Pompidou, Paris

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A l’horlogerie du coin…


… j’ai acheté un bracelet de montre en simili crocodile marron dur comme du gros carton. Je mets un temps fou à enfoncer l’ardillon dans le trou le moins mal ouvert, et à plier le cuir pour le faire entrer au moins dans une des deux languettes. Je n’ai pas été très attentive en l’achetant car mon intérêt se portait sur les pékinois qui occupaient les trois quarts du comptoir, et – déformation professionnelle – sur le français parfait du vendeur asiatique qui m’assurait : « ça va s’assouplir. »

Je lui ai dit qu’une femme m’avait vendu ici il y a quelques années mon précédent bracelet de cuir rouge, et qu’elle m’avait dit : « Je n’aime pas le rouge à cause des khmers rouges. » (Je n’ai pas ajouté qu’elle m’avait raconté aussi des bribes de son enfance : «… Ils voulaient nous tuer. On s’est cachés dans la forêt. ») Il a ri d’un rire large et jeune et a dit : « Beaucoup de Cambodgiens n’aiment pas non plus le noir car les khmers rouges étaient habillés en noir ». Puis, en me regardant : « Ce qui s’est passé au Cambodge ne s’est passé nulle part ailleurs… Ni en Chine, ni en Russie, nulle part… Une civilisation entière détruite. »

Il y avait dans son visage rond enfantin, dans sa voix, dans ses manières, la gravité douce d’un homme de culture pris dans le fracas de l’histoire. Les horloges, les colliers et les figurines de plâtre peint de cette bijouterie-bibeloterie ont pendant cet instant acquis la densité des statuettes du cinéaste Rithy Panh. Au moment où je demandais si je pouvais photographier les pékinois, la femme est entrée en coup de vent et a lancé, rieuse : « C’est 5 euros par chien ! »

Il m’a laissé faire ma photo et je me sens maintenant largement remboursée de mon bracelet de montre en simili croco marron.

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