Tocar et toucher

L'extase de sainte Thérèse. Le Bernin

L’extase de Sainte Thérèse. Le Bernin

Parmi les divers sens de tocar (toucher en espagnol), j’aime bien celui de jouer d’un instrument de musique : « Tocar el piano ». Les langues créent parfois de ces synesthésies tangibles.
Parmi les divers sens d’être touché en français et en anglais, j’aime bien celui d’être atteint au fond de soi-même par l’amour ou par la grâce. Les langues creusent parfois de ces passages entre surface et profondeur.

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Un autre toucher

Pour faire écho à ce que je disais récemment sur Rimbaud, je retrouve mon cher Guillevic dont toute la poésie révèle un intense besoin de toucher quelque chose « qu’on ne connaît pas » (Creusement p. 77)

creusementToucher c’est découvrir,
Essayer

De toucher quelque chose
De ce qu’on touche,

Un quelque chose
Qu’on ne connaissait pas,

Qu’on ne connaît pas
Au moment
Où l’on va toucher,

Un quelque chose
                                                            Qu’on espère acquérir
                                                            Et garder.

Toucher pour découvrir, comme les enfants. Un jour je creuserai ça.

Et Guillevic me donne aussi l’occasion de renforcer ma conviction que ce qui se joue dans la création littéraire est de l’ordre du toucher (Etier, p. 118-119)

etier
Dire n’est ici qu’un moyen
Pour arriver à quelque chose

Qui serait de l’ordre
Plutôt du toucher,
D’un autre toucher.

Comme si les mots, les phrases
Étaient en nous les organes
D’un sixième sens.

 

 

 

 

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Rimbaud le Touchant

bateau1

Copie de la main de Verlaine

L’histoire littéraire dit que l’adolescent de Charleville-Mézières, invité par Verlaine, est arrivé à Paris en 1871 avec dans ses bagages Le Bateau ivre, ce grand poème considéré aujourd’hui comme emblématique du poète Voyant par la richesse de ses images hallucinées.

Dans les premières strophes, le bateau identifié au poète arrive à la mer et commence par flotter en surface : Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots. Mais aux strophes 5 et 6 s’amorce une étape décisive :

Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ; (…)

gb_eaureves
Or, en relisant L’Eau et les rêves de Gaston Bachelard, je tombe sur un passage consacré au poète allemand Novalis :

Au lieu de dire que Novalis est un Voyant qui voit l’invisible, nous dirions volontiers que c’est un Touchant qui touche l’intouchable, l’impalpable, l’irréel. (p. 172).

Et si Rimbaud, le Voyant par excellence, était lui aussi d’abord un Touchant ? Le bateau poète n’entre dans le Poème de la Mer qu’à partir du moment où il sent la  chair de l’eau pénétrer, traverser sa coque, pour que naisse un être qui se nourrit de poésie. Délivré de ses contours et de ses grappins, en contact direct avec l’eau verte  ̶  et le vert, plus qu’une couleur, est une substance palpable  ̶  il s’immerge dans les astres et les azurs verts du Poème.

Je ne chercherai pas à donner ici de plus ample développement à une observation qui a peut-être déjà été faite  ̶  tant Le Bateau ivre a suscité de commentaires  ̶  mais je crois qu’on trouverait dans d’autres poèmes (Aube, par exemple) la preuve que Rimbaud est un Touchant comme l’entend Bachelard, préoccupé d’atteindre et d’embrasser l’intouchable avant de s’exclamer ensuite, comme à la strophe 8 du Bateau ivre :

Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !

 

 

 

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Pourquoi écrivez-vous ?

À cette éternelle question, la meilleure réponse me semblera toujours celle de Blaise Cendrars : — Parce que.

 

 

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Dicton

On peut sa vie durant se mettre sous une poule.

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Prises de voile : préambule

Ce blog d’une mouette qui picore sa nourriture au jour le jour n’a pas pour objet la reprise de textes que j’ai déjà publiés ailleurs. Je ferai toutefois exception, en ces temps de remous vestimentaire, pour quelques séquences d’Éclats d’école (Le Lavoir Saint-Martin, 2014) qui concernent le port du voile et que je reproduis ici, avec de légères modifications, en quatre billets.

eclat-d-ecoleCes quatre observations de terrain échelonnées sur quinze ans – 1995-2010 – se nuancent les unes les autres et je n’y juge rien. J’aimerais qu’on les prenne comme quatre de ces infimes particules qui, jointes à des millions d’autres, finissent par constituer l’air du temps.

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1995 : nourris de poésie

Avant la visite au Louvre, les élèves de 1ère littéraire se promènent avec leurs professeurs Blanche et Guadalupe dans les jardins du Palais-Royal et s’assoient au bord du grand bassin. Il fait beau entre le Ministère de la Culture et le Conseil d’État, et on a du temps. Aïssatou se met à réciter  “Ma Bohême”, Fatma enchaîne avec « Souvenir de la nuit du 4 », puis Fatoumata avec “L’Invitation au voyage”, puis Farida avec « Je vous salue ma France aux yeux de tourterelle ». Aïssatou crie : « Vive la France ! »

Quelques passants bien habillés s’arrêtent, éberlués.

Au moment du ramadan, les élèves décident de créer, entre midi et une heure, un club nommé « Opération coup de cœur poésie » : si tu ne fais pas le ramadan tu apportes ton sandwich et les profs peuvent venir.

Ceci a eu lieu en 1995 au lycée Simone de Beauvoir de Garges-lès-Gonesse .

— A cette époque, se souvient Blanche, la question du voile  ne s’y posait pas.

— Exception, dit Guadalupe : une élève de Seconde, accrochée à son voile, n’a plus voulu suivre les cours de sport, puis les cours de littérature, puis les cours tout court. Un jour elle a disparu.

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2003 : Documentaire

Beate raconte : ― Dans mon ancien collège, où les relations entre les communautés d’élèves étaient plutôt sereines, la Principale nous a annoncé qu’une équipe de cinéma allait réaliser un documentaire. Si nous étions d’accord, ils pourraient faire leur tournage dans nos classes et mettre en valeur nos initiatives pédagogiques. Peu encline à dépister chez les gens les intentions douteuses, j’ai accepté de faire venir les vidéastes à mon atelier théâtre, comme certains d’entre nous qui mettaient en œuvre des projets pédagogiques.

C’était avant la loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux à l’école, et les réseaux sociaux n’existaient pas encore. Une élève de 3ème avait tendance à porter le voile dans l’enceinte du collège. Nous avions réussi à le lui faire enlever en cours, notamment de sport, en arguant qu’on n’autorisait pas les garçons à porter leur casquette. L’équipe des documentaristes l’a filmée avec son voile, tant et si bien que de jour en jour elle se complaisait à le serrer davantage sur son front tout en devenant plus agressive et fermée avec nous. Sa révolte en est arrivée au point qu’elle est passée en Conseil de discipline et a été exclue du collège, au désespoir de sa mère qui n’avait plus aucune prise sur elle.

Quand nous avons vu le documentaire à la télévision, nous avons été atterrés : aucune de nos expériences pédagogiques n’y figurait, l’ensemble du film était focalisé sur cette fille voilée que nous voyions prêcher, déclamer, commenter avec feu le Coran sous les caméras plantées dans la cour de récréation, menaçant tous les mécréants de l’Ange de la Mort et de l’Enfer. Et il se trouve que la Principale, présentée dans le film comme le parangon de la fermeté et de la laïcité, a été décorée de la Légion d’Honneur quelques années plus tard. Je doute que la destinée de la jeune fille ait été aussi brillante.

En attendant, un certain nombre de parents non musulmans ont réussi à changer leurs enfants d’établissement, et le collège a eu toutes les peines du monde à retrouver sa mixité sociale.

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2009 : Feydeau

Jihad, dans la rue, met son foulard blanc  ̶  pas très serré : c’est « par respect », mais dans le théâtre elle l’enlève, promis. Norma ne sait pas très bien à qui s’adresse ce « respect », mais Jihad est une des meilleures élèves de la classe de 1ère scientifique et aucun règlement n’interdit à quiconque de se couvrir la tête dans la rue. Norma regarde Jihad bavarder avec ses copines qui l’appellent Jiad, presque Jade : pas de chuchotement d’apparence prosélyte, simple vitalité d’adolescentes heureuses d’aller au théâtre. L’Âge d’or de Feydeau est interprété de façon leste. La salle n’est pas remplie et le rire éclatant de Jihad dans les scènes les plus osées se communique à tous les spectateurs.

A la sortie du même spectacle, Ecaterina dit, sans sa mèche blonde sur l’œil : « Il y a une actrice qui a parlé en roumain ! Je veux devenir actrice. »

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2010 Comment peut-on être voilée ?

Montesquieu, Lettres persanes, XXX :
Ah ! ah ! Monsieur est Persan ? C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ?

Nadia que l’on n’entend jamais lève le doigt :
― Montesquieu dénonce les gens qui vous regardent quand on est différent et qui sont intolérants pour la manière de s’habiller. Moi, par exemple, je me voile. On me regarde et on me dit : « Qui te dit de te voiler ? » C’est personne. L’année dernière, j’étais gothique, j’aime bien le style gothique mais je préfère ma tradition. C’est moi qui ai choisi ma tradition.

Lison voit Nadia dans la rue, voilée de noir jusqu’aux pieds. Son regard est triste et le voile noir est orné d’anneaux, de piercings de foulard.

― La question, se hasarde à penser Lison, est peut-être : comment, dans ce bric-à-brac confus de symboles, peut-on aujourd’hui être soi-même ?

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