Prises de voile : préambule

Ce blog d’une mouette qui picore sa nourriture au jour le jour n’a pas pour objet la reprise de textes que j’ai déjà publiés ailleurs. Je ferai toutefois exception, en ces temps de remous vestimentaire, pour quelques séquences d’Éclats d’école (Le Lavoir Saint-Martin, 2014) qui concernent le port du voile et que je reproduis ici, avec de légères modifications, en quatre billets.

eclat-d-ecoleCes quatre observations de terrain échelonnées sur quinze ans – 1995-2010 – se nuancent les unes les autres et je n’y juge rien. J’aimerais qu’on les prenne comme quatre de ces infimes particules qui, jointes à des millions d’autres, finissent par constituer l’air du temps.

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1995 : nourris de poésie

Avant la visite au Louvre, les élèves de 1ère littéraire se promènent avec leurs professeurs Blanche et Guadalupe dans les jardins du Palais-Royal et s’assoient au bord du grand bassin. Il fait beau entre le Ministère de la Culture et le Conseil d’État, et on a du temps. Aïssatou se met à réciter  “Ma Bohême”, Fatma enchaîne avec « Souvenir de la nuit du 4 », puis Fatoumata avec “L’Invitation au voyage”, puis Farida avec « Je vous salue ma France aux yeux de tourterelle ». Aïssatou crie : « Vive la France ! »

Quelques passants bien habillés s’arrêtent, éberlués.

Au moment du ramadan, les élèves décident de créer, entre midi et une heure, un club nommé « Opération coup de cœur poésie » : si tu ne fais pas le ramadan tu apportes ton sandwich et les profs peuvent venir.

Ceci a eu lieu en 1995 au lycée Simone de Beauvoir de Garges-lès-Gonesse .

— A cette époque, se souvient Blanche, la question du voile  ne s’y posait pas.

— Exception, dit Guadalupe : une élève de Seconde, accrochée à son voile, n’a plus voulu suivre les cours de sport, puis les cours de littérature, puis les cours tout court. Un jour elle a disparu.

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2003 : Documentaire

Beate raconte : ― Dans mon ancien collège, où les relations entre les communautés d’élèves étaient plutôt sereines, la Principale nous a annoncé qu’une équipe de cinéma allait réaliser un documentaire. Si nous étions d’accord, ils pourraient faire leur tournage dans nos classes et mettre en valeur nos initiatives pédagogiques. Peu encline à dépister chez les gens les intentions douteuses, j’ai accepté de faire venir les vidéastes à mon atelier théâtre, comme certains d’entre nous qui mettaient en œuvre des projets pédagogiques.

C’était avant la loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux à l’école, et les réseaux sociaux n’existaient pas encore. Une élève de 3ème avait tendance à porter le voile dans l’enceinte du collège. Nous avions réussi à le lui faire enlever en cours, notamment de sport, en arguant qu’on n’autorisait pas les garçons à porter leur casquette. L’équipe des documentaristes l’a filmée avec son voile, tant et si bien que de jour en jour elle se complaisait à le serrer davantage sur son front tout en devenant plus agressive et fermée avec nous. Sa révolte en est arrivée au point qu’elle est passée en Conseil de discipline et a été exclue du collège, au désespoir de sa mère qui n’avait plus aucune prise sur elle.

Quand nous avons vu le documentaire à la télévision, nous avons été atterrés : aucune de nos expériences pédagogiques n’y figurait, l’ensemble du film était focalisé sur cette fille voilée que nous voyions prêcher, déclamer, commenter avec feu le Coran sous les caméras plantées dans la cour de récréation, menaçant tous les mécréants de l’Ange de la Mort et de l’Enfer. Et il se trouve que la Principale, présentée dans le film comme le parangon de la fermeté et de la laïcité, a été décorée de la Légion d’Honneur quelques années plus tard. Je doute que la destinée de la jeune fille ait été aussi brillante.

En attendant, un certain nombre de parents non musulmans ont réussi à changer leurs enfants d’établissement, et le collège a eu toutes les peines du monde à retrouver sa mixité sociale.

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2009 : Feydeau

Jihad, dans la rue, met son foulard blanc  ̶  pas très serré : c’est « par respect », mais dans le théâtre elle l’enlève, promis. Norma ne sait pas très bien à qui s’adresse ce « respect », mais Jihad est une des meilleures élèves de la classe de 1ère scientifique et aucun règlement n’interdit à quiconque de se couvrir la tête dans la rue. Norma regarde Jihad bavarder avec ses copines qui l’appellent Jiad, presque Jade : pas de chuchotement d’apparence prosélyte, simple vitalité d’adolescentes heureuses d’aller au théâtre. L’Âge d’or de Feydeau est interprété de façon leste. La salle n’est pas remplie et le rire éclatant de Jihad dans les scènes les plus osées se communique à tous les spectateurs.

A la sortie du même spectacle, Ecaterina dit, sans sa mèche blonde sur l’œil : « Il y a une actrice qui a parlé en roumain ! Je veux devenir actrice. »

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2010 Comment peut-on être voilée ?

Montesquieu, Lettres persanes, XXX :
Ah ! ah ! Monsieur est Persan ? C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ?

Nadia que l’on n’entend jamais lève le doigt :
― Montesquieu dénonce les gens qui vous regardent quand on est différent et qui sont intolérants pour la manière de s’habiller. Moi, par exemple, je me voile. On me regarde et on me dit : « Qui te dit de te voiler ? » C’est personne. L’année dernière, j’étais gothique, j’aime bien le style gothique mais je préfère ma tradition. C’est moi qui ai choisi ma tradition.

Lison voit Nadia dans la rue, voilée de noir jusqu’aux pieds. Son regard est triste et le voile noir est orné d’anneaux, de piercings de foulard.

― La question, se hasarde à penser Lison, est peut-être : comment, dans ce bric-à-brac confus de symboles, peut-on aujourd’hui être soi-même ?

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Eclaircie à Merville

La pluie vient de cesser, la route est soudain pleine d’enfants qui s’échappent de chez eux, oubliant de fermer les portails, zigzaguant sur leurs vélos, entraînant des labradors qui menacent de renverser d’autres enfants. Les mères frappent les chiens, appellent les enfants, des attroupements se forment, les maîtres parlent de ces saloperies de gastéropodes qui envahissent les jardins, comparent leurs haies, leurs chiens et secrètement leurs enfants, scrutent le ciel comme d’autres le faisaient soixante-douze ans plus tôt entre deux bombardements.
On est entre voisins.

Un camping-car vert salade s’arrête. Un couple descend sur la route. Ce qui vient de débarquer, c’est l’autre et l’excès. Il est un excès d’arrogance : royal, il lâche trois molosses qui barrent la route et envahissent les bas-côtés, suivis d’une fillette moins haute que leurs pattes. Quelques mètres en arrière, Elle est un excès de mollesse : yeux vitreux, cheveux dénoués, elle porte sur les bras dans l’attitude d’une pietá passive un nouveau-né tête ballante. Les voisins se taisent et tiennent les labradors au collier, les enfants pétrifiés s’arrêtent, le cortège passe.

Les premières gouttes tombent : on se salue et on rentre chez soi. L’empereur, les molosses, la fillette et l’impératrice molle courent se réfugier dans le camping-car vert salade.

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La première mûre noire

2016-08-10 10.48.26Je me suis assise à marée basse contre les rochers avec la ferme intention de contempler. Tout peut se voir ici de gauche à droite et de droite à gauche comme sur un écran : baie, pointe, église carrée, phare, débarcadère, je peux nommer tous ces repères, je pourrais les entourer d’un rond, composer une table d’orientation.
Pour rendre justice au paysage, me dis-je avec une bonne volonté, il ne faut pas négliger ce qui est situé entre les repères : les routes, les maisons banales, les masses végétales indistinctes, comme on essaie de regarder les filles les plus ternes dans une bande qui passe sur la plage, ou les œuvres mineures qui entourent un tableau célèbre dans une salle de musée.

Mais les sons, eux, ne se laissent pas ordonner et subordonner, arrivent dans une superposition brouillonne de cris de mouettes, tintements de drisses, grondements d’avions. Ou d’orage ? Un animal gémit : âne ou oiseau ? Des promeneurs murmurent en néerlandais, ou en allemand ? Ils me regardent.

Ai-je l’air trop vacante ?

Je fais fausse route.

Un chien étalé, museau collé au sol, dresse l’oreille au passage d’une mouche. Les bateaux à demi échoués dans la vase ne tremblent pas. Ma tête se pose sur le rocher, le corps pèse dans le sable, la tête se vide. Dans l’arc-en-ciel des cils un bateau se balance

et je me désagrège lentement comme un chien sculpté dans le sable

2016-08-10 10.28.21

Sur le chemin du retour je me trompe de direction mais tout m’englobe dans son évidence éclatante : les rides de l’eau, les petits pas des mouettes dans la vase nourricière, trois hommes épais attablés devant des ballons de rosé, et dans un buisson, brillant vers moi, la première mûre noire.

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soleil d’été / soleil d’automne

C’est la plage d’été, la plage de beau temps d’été, de beau temps de plage du nord d’été, avec son vent frais, froid, du soleil, des vagues qui renversent, des gens qui me sourient ou qui sourient à mon chapeau à pois, qui sautent dans les vagues et se font renverser, dont les labradors sautent dans les vagues et rebroussent chemin, des gens qui se jettent dans le sable pour arrêter des ballons, des pêcheurs à épaules poilues qui jettent leur ligne, des kite surfs et des cerfs-volants qui s’élancent en l’air. Tout est réjoui, les vagues frétillent d’écume et les algues brunes bordent la plage d’un grand sourcil attentif.

Sur des chaises roulantes, quelques dames très vieilles et très blanches de la résidence Soleil d’automne sont rassemblées pour prendre un goûter avec leurs infirmiers. Un unique vieux Monsieur pérore au milieu d’elles avec un succès qu’il n’a jamais eu de sa vie. Les soignants ouvrent un grand coffre contenant des jus de fruits, des brioches, des chaussons aux pommes. Ils déplient une table et servent à manger en parlant gaiement. Décidément ces vieillards sont bien soignés, spécialement bien soignés. Peut-être qu’un jour je serai moi aussi à Soleil d’automne et que j’aimerai moi aussi respirer l’air de la mer avec le souvenir flou du temps où je m’y jetais.

Je m’approche. Une vieillarde ronchonne, une soignante lui dit : « Eh bien on va vous ramener à la maison, c’est tout ce que vous méritez ». La voix est celle de Madame Lombez, ma maîtresse de CE1 qui me gourmandait toujours.

Je m’éloigne du groupe et de la perspective d’être internée à la résidence Soleil d’automne. Si philosopher c’est apprendre à mourir  ̶  ou du moins à vieillir  ̶  je ne suis pas encore philosophe.

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Non bain à Merville

Le soleil sort, l’écume de mer pétille. Me déshabiller ? Le soleil se renfrogne, évite les coins de ciel bleu. Je me ravise. Depuis un quart d’heure je reste à gratter mes boutons de moustique, malmenée par l’atmosphère. Quelques femmes tricotent tapies derrière un pare-vent, trois garçons donnent le change en exécutant des prises de judo, des enfants énervés escaladent le dos de leur père. Je compte trois personnes dans l’eau dont deux jusqu’à mi-cuisses, l’abdomen contracté.

J’avance de quelques mètres et me fais battre par le vent d’ouest. Il faut que je rentre mon linge avant la pluie ! J’enlève l’antivol de mon vélo, des garnements crient : « T’es un crapaud ! Ton vélo il est pas beau ! » Double honte.

Devant la corde à linge le soleil me picote, les nuages se donnent des joues joviales. Je prends un livre et m’installe sur la terrasse, les fougères se mettent à trembler, une goutte tombe sur ma page, je pars lire à l’intérieur.

Dans mon roman les choses ont lieu : des rencontres, des séparations, des actions, des réactions, des rebondissements, des dénouements. Quand il pleut il pleut, quand il fait beau il fait beau.

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Plage voilée

Mes filles s’éloignent au bord de l’eau vers Cabourg, je suis des yeux leurs trois chapeaux dans la lumière voilée de midi, je viens de lire Le Guépard et mon coeur est nostalgique.

Les vaguelettes déferlent, l’écume se forme et se défait dans une traînée de nuages effilochés.

Je prends ma planche, j’entre dans la mer, je compte mes battements de pieds, cinq cents. Je pose ma tête sur la planche et je ne bouge plus. Les chiffres défilent en moi comme des grattements d’algues.

Depuis longtemps les trois chapeaux ont disparu.

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