La sincérité de Katherine Mansfield

“Vérité”, “honnêteté”, “loyauté”, “sincérité”, sont des mots que l’on trouve dans le Journal de Katherine Mansfield.

Je lis et relis, par exemple, ces deux paragraphes de juillet 1920 (p. 335) intitulés “L’épanouissement de soi » :

A l’époque où les albums d’autographes étaient à la mode (…) la popularité de ce dicton à la fois ambigu et difficile : « Sois sincère envers toi-même » faisait le désespoir des collectionneurs. C’était décourageant, assommant de tomber toujours sur la même phrase. Et, de plus, fût-elle de Shakespeare, cela ne l’empêchait pas (…) d’être un affreux truisme. Il en résultait évidemment que si l’on était sincère envers soi-même… sincère envers soi-même ! Et lequel soi-même ! Lequel de mes nombreux moi était-il en cause ? Car avec mes complexes, mes vibrations, il y a des moments où j’ai le sentiment de n’être rien que le gérant d’un hôtel sans propriétaire qui n’a qu’à inscrire les noms et tendre les clés à une foule d’hôtes pleins d’autorité.

 

C’est la question que posera soixante-neuf ans plus tard Nathalie Sarraute qui a lu et aimé Katherine Mansfield : « Vous ne vous aimez pas ? Qui n’aime pas qui ? » (Tu ne t’aimes pas, 1989)
Mais Mansfield ne s’arrête pas là :

Néanmoins, il y a des signes que nous voulons plus que jamais dominer et mener notre petit soi particulier. Der Mensch muss frei sein (L’homme doit être libre) – libre, sans entrave. Il est possible que ce goût effréné pour les confessions, les autobiographies, et spécialement les souvenirs d’enfance, s’explique par cette mystérieuse croyance que nous avons en un moi continu et permanent et qui, dédaigneux de tout ce que nous avons acquis et abrité, pousse sa tige verte à travers les feuilles mortes et la terre meuble, et projette un bourgeon écailleux pendant des années d’obscurité jusqu’au moment où la lumière le découvre et délivre la fleur (et alors – nous vivons – nous fleurissons, pour un moment sur la terre).

L’ironie de Mansfield sur le « petit soi particulier » ne s’applique pas seulement aux autres. Bien qu’elle vienne de se comparer au « gérant d’un hôtel sans propriétaire », elle s’inclut par le « nous » dans cette humanité qui s’imagine avoir « un moi continu et permanent » comme un bourgeon prêt à fleurir.
À la fin du paragraphe, elle creuse encore plus loin :

C’est après tout pour ce moment-là que nous vivons – ce moment où nous sentons le plus intensément que nous sommes le plus nous-mêmes, tout en étant le moins personnels.

La sincérité de l’écrivaine Mansfield se définirait alors comme le sentiment intense d’être soi-même au moment où l’on se dépersonnalise le plus. Ici encore, on n’est pas loin du “for intérieur” de Nathalie Sarraute.

Ce fragment du Journal est l’oeuvre d’une personne de 32 ans, qui n’en avait plus que pour deux ans et demi à  “fleurir sur la terre »… Est-ce le pressentiment de la brièveté de sa vie qui lui donne cette profondeur ?

Sur le thème de la sincérité en littérature, voir surtout sur ce blog Gide :

http://patte-de-mouette.fr/2019/04/06/sincerite-de-gide/   

Et aussi : http://patte-de-mouette.fr/2019/04/08/sincerite-et-justesse/

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3 réponses à La sincérité de Katherine Mansfield

  1. robinet dit :

    Magnifique citation de K. Mansfield. Se profile tout le débat entre le Je et le Moi, cher à la psychanalyse. Saurons-nous jamais qui nous sommes, ébahis et parfois émerveillés d’avoir germé sur un tel terreau d’ignorance. C’est de ce non-savoir que la surprise constamment surgit : d’un rêve, d’un mot d’esprit , d’un poème… d’une rencontre!
    Un abrazo – Jacques

  2. Apprenant sa mort, Virginia Woolf écrira dans son journal : « Je ne voulais pas me l’avouer, mais j’étais jalouse de son écriture, la seule écriture dont j’aie jamais été jalouse. Elle avait la vibration. »

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