Décidément, l’œuvre d’Hubert Lucot m’inspire des sentiments mi-figue mi-raisin. Voici une de ses phrases qui ne me plaît pas beaucoup :
Je distingue réminiscence (richesse) et nostalgie (misère). La réminiscence enrichit et explique le présent, la nostalgie vise à l’annuler (Sonatines de deuil, p. 47).
Je comprends qu’en temps de deuil on évite de s’enliser dans la nostalgie, mais je comprends moins qu’on s’en débarrasse par des propos qui visent à la généralité.
Jankélévitch, dans L’Irréversible et la nostalgie, imagine un nouveau Chant de l’Odyssée où Ulysse revenu à Ithaque serait pris d’une nostalgie de ses années de voyage. Quel exilé, quel immigré, quel expatrié ne connaît cette situation où le retour n’annule jamais l’autre temps et l’autre lieu ? Chacun de nous peut se poser la question qui fait le sous-titre du livre de Barbara Cassin La Nostalgie : « Quand donc est-on chez soi ? » On pourrait se demander de même : Où donc est-on chez soi ?
Je crois posséder dans ma nature une sorte de nostalgie qui parfois me mord les entrailles sans cause raisonnable. Je ne suis pas sûre qu’on puisse lui donner ce nom car elle concerne moins mon propre retour que celui des autres, quand je vois par exemple les bottines de ma fille par terre après son départ de la maison. Je trouve d’ailleurs que des bottines sur le sol incitent à la nostalgie et je ne peux pas m’empêcher de voir dans le tableau de Magritte une chaussure qui aurait la nostalgie de son pied. Je sais que ma fille n’est pas partie pour toujours, mais je sais aussi que le temps de son retour ici ne sera jamais le même que celui qui vient de s’achever.
Alors je cultive une contre-nostalgie mêlée de nostalgie anticipée qui m’amène à me livrer à certains rites que l’on jugera sans doute puérils : quand j’arrive à Merville j’ouvre les volets, je salue le moi-même que j’ai laissé là au séjour précédent, je l’apprivoise et je le joins à mon nouveau moi-même en lui racontant brièvement les principaux événements écoulés depuis mon dernier passage. Ensuite je me promène sur la plage et je parle aussi à la plage. Je ramasse un galet qui par sa forme ou sa couleur correspond à quelque chose que j’ai en tête, et je le dépose derrière une certaine clôture pour le retrouver à mon séjour suivant. J’ai en ce moment dans ma cachette un galet plat qui signifie « choses à plat », un galet plein de trous qui signifie “il y a moyen de passer », et d’autres dont j’ai oublié la signification ou qui n’en ont pas de particulière. Je laisse aussi volontiers un caillou ou une coquille dans la poche de mon blouson de Merville pour trouver à mon retour ce petit fragment de passé.
Philippe Pons raconte que les aviateurs japonais lors de la dernière guerre mondiale tenaient dans leur main un galet de leur terre natale au moment de se lancer dans leur opération kamikaze.
“Ne craignez point, mes frères, dit le petit Poucet ; mon père et ma mère nous ont laissés ici, mais je vous ramènerai bien au logis : suivez-moi seulement.” Un des moments les plus terrifiants du conte est pour moi celui où il s’aperçoit que les oiseaux ont mangé les miettes de pain qu’il avait semées, et qu’il est livré avec ses frères à la forêt sans retour possible.
Un sujet comme la nostalgie ne s’épuise pas en un billet de blog, mais je voudrais répondre à Hubert Lucot que c’est grâce à un certain esprit de nostalgie qu’existent les contes, la musique, la poésie, le rythme, les rituels, les cérémonies, la fidélité à soi et aux autres, et tout ce qui fait activement retour.
Quand Balzac parle, à propos des plats auxquels le cousin Pons n’a plus droit, de « cette nostalgie produite par une habitude brisée », cela me semble tomber parfaitement juste. La nostalgie a rapport à l’habitude brisée, notamment en matière de cuisine, de ce qui se hume et se goûte. En revanche, une phrase de Saint-Exupéry trouvée dans le Robert : « la nostalgie c’est le désir d’on ne sait quoi » me sonne faux : la vraie nostalgie n’est pas un désir vague, c’est un désir de retour, un désir que les choses existent et se répètent ̶ avec un horizon de perte irréversible.
Lien vers une intéressante émission de la radio suisse RTS https://www.rts.ch/play/radio/philo-dun-mot/audio/la-nostalgie?id=10616022&fbclid=IwAR2-w3wqjgMkRUdXiHP47k7Ifb7rd0s8vJz1fYzJGaocAASXiBEpVT4_XYM
“La nostalgie c’est un désir de retour, un désir que les choses existent et se répètent ̶ avec un horizon de perte irréversible.” Je me retrouve bien dans cette phrase : par moments, surtout quand il m’arrive quelque chose d’important et de joyeux, je voudrais en parler à mes parents, d’abord à mon père, qui est resté parfaitement conscient des choses jusqu’à la fin de sa vie, et à ma mère avant qu’elle ne perde la raison, plusieurs années avant sa mort. Je me tourne physiquement vers un interlocuteur invisible, je cherche le téléphone des yeux, mais le geste s’arrête et survient un petit coup dans l’estomac : ils ne sont pas là, plus là, ne seront plus jamais là pour m’écouter et répondre. Reste à imaginer ce qu’ils m’auraient dit ; j’entends le timbre de leur voix rieuse à l’accent du Sud-Ouest : Eh beh oh, c’est quelque chose ça ! Nous sommes très contents pour toi ! Alors finalement, ils sont peut-être, sans doute, sûrement, encore là… Une nostalgie joyeuse qui me serre un peu la gorge quand même…
Merci pour ce billet Nathalie !
Oui, il existe bien une “nostalgie joyeuse”, comme il existe une nostalgie active qui pousse à chercher des traces de personnes que nous aurions aimées si nous les avions connues.
Au moment où je rédigeais ce billet, je venais d’entendre à la radio l’historien François Hartog qui parlait du “présentisme”, et je me disais que cette nostalgie dont nous parlons, c’est tout le contraire !
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Très, très riche/dense ce billet (aussi!) : tant de nuances, encore !
Alors… il y a autant de nostalgies que de… personnes (individus) ?
Je ne sais pas… Je sais plutôt qu’il est bon d’avoir plusieurs pays, plusieurs exils pour s’exiler un jour de son exil…