Guillevic : toucher contre la peur

Jean Dubuffet, “Fragment Terraqué”, hommage à Guillevic, 1944

Au cours de la sombre  année 1942, deux poètes publient leur premier vrai recueil : Francis Ponge, Le Parti pris des choses, et Eugène Guillevic, Terraqué. Ils ont en commun de parler, à l’écart de l’univers onirique ou politique surréaliste, des choses quotidiennes et palpables.

J’ai évoqué ici le mois dernier Le Savon de Francis Ponge, matière mousseuse qu’il se plaît à retourner dans ses mains et dans ses mots en un temps de guerre et de pénurie.
Mais Guillevic reste pour moi le plus authentique des « poètes touchants” car Terraqué s’écrit à partir d’une peur profonde que la réalité du monde tangible peut seule conjurer.

Jean Tortel l’a perçu il y a longtemps (Guillevic, Poètes d’aujourd’hui, Seghers, 1954) :  “Toute la poésie de Guillevic est possédée de l’intense besoin de toucher, afin d’éprouver la présence d’une espèce d’épaisseur. » Dans Terraqué cette poésie touche les pierres, les écorces, pourrait même se blottir contre le ventre d’un boeuf écorché, et palper les murs de notre cellule afin qu’ils cessent de se comporter comme des monstres.

Nous liquiderons la peur. De la nuit
Nous ferons du jour plus tendre —

Et nous n’aurons besoin
Que du toucher des peaux.

(Terraqué)

Dans le recueil Exécutoire (où l’on entend “exutoire”), ce toucher permet de savoir, ou de croire savoir :

Les mots,
C’est pour savoir.

Quand tu regardes l’arbre et dis le mot : tissu,
Tu crois savoir et toucher même
Ce qui s’y fait (…)

Et la peur
Est presque partie.

(Exécutoire)

La suite de l’œuvre, plus sereine, développe cette recherche du contact immédiat et vital, comme le montrent d’autres vers de Guillevic glanés sur ce blog touche-à-tout, “Car sans toucher / On ne fait rien” (Etier, 1979). http://patte-de-mouette.fr/2016/10/10/un-autre-toucher/ Et aussi : http://patte-de-mouette.fr/2018/04/10/humilite/ 

 

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3 réponses à Guillevic : toucher contre la peur

  1. robinet dit :

    Que penserait-il de ce monde où toucher devient dangereux?
    Plus rien n’est rassurant où virus et pesticides rendent hostiles tout ce qui se présente comme amical.
    La “paroi” si chère à Guillevic lentement se fissure et s’effondre. Bon, me voila pris à jouer les Cassandre! Nous trouverons encore des raisons pour nous rassurer!

  2. Merci Nathalie de me faire relire Guillevic. Je n’ai pas Terraqué sous la main, mais Sphère et Carnac.
    Anne-Marie Mitchell, Guillevic Collection rencontres Le Temps Parallèle, 1989.

    AM.M. Il vous arrive d’employer le verbe Pétrir et notamment dans Terraqué
    Pâte à ne plus pétrir
    De joie.
    Symbole de la matière informe, la pâte que l’on pétrit trahit-elle chez vous une volonté virile de palper l’intérieur et de vaincre intimement cette union de la terre et de l’eau, de terra/aqua?

    Eugène Guillevic
    J’ai l’instinct du toucher. Je suis privé à 80% d’odorat, j’ai une mauvaise vue, mon goût est affecté. Si bien que mon sens tactile est très développé. J’ai besoin de toucher. Je suis toujours en train de palper. Palper, toucher, pétrir, ça va ensemble. Mais pétrir, c’est aussi manifester une certaine puissance, un besoin de toucher, mais un besoin actif. Je pense que c’est ce que vous entendez par volonté virile.

    • Passionnante, cette interview que je ne connaissais pas du tout, et surtout très stimulante pour moi, car si Dios quiere, j’aimerais développer un jour cette question des “écrivains touchants” que j’ai en tête depuis à peu près 20 ans. Merci !

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