Dans le Passage qui mène à Carrefour city, je vois arriver — si on peut dire arriver — un vieil homme chancelant, appuyé d’une main sur le mur et tenant de l’autre une canne sans savoir l’utiliser.
Je lui propose mon bras et nous convenons que je l’emmène jusqu’au bout du Passage. Il me dit : « Ensuite je prendrai le métro pour boire mon café à Saint-Ambroise ».
À mesure que nous avançons — si on peut dire avancer — il m’explique qu’il habite au n°11 avec son frère jumeau et qu’il est atteint, depuis une dizaine d’années, d’une maladie évolutive handicapante, « alors que lui n’a rien. » (Comme il est injuste d’être le mauvais jumeau…)
Mètre après mètre son projet de Saint-Ambroise me semble plus irréalisable et je crois que lui aussi commence à s’en apercevoir. Je lui demande : « Vous êtes sûr que vous vous sentez en forme pour descendre les escaliers du métro ? ». Je dis aussi des choses comme : « Il y a des jours où ça va mieux que d’autres, vous ne devriez peut-être pas forcer aujourd’hui… » Il reconnaît qu’il est déjà tombé récemment et je le vois de plus en plus préoccupé, sombre. Peut-être se dit-il qu’il est entré dans une phase de sa maladie qui l’empêchera à tout jamais de prendre le métro.
Son bras est lourd et le Passage ne m’a jamais semblé aussi long.
Je l’installe sur une chaise du boulevard pour qu’il appelle son frère. Quand je reviens de Carrefour city la chaise est vide.
Il m’a dit son âge, c’est le mien.
Hélas! ces croisements de la misère ou de la maladie, si fréquents quand l’on habite à Paris ; que l’on oublie un peu quand on a choisi le refuge d’un village, comme moi ! Il y a de la douceur dans cette rencontre impitoyable. C’est celle de la parole qui jette des passerelles sur l’abîme. Fraternité humaine qui peut se dire. J’aime la façon très simple dont tu témoignes de tout cela. A ton retour la chaise était vide, mais notre cœur habité!
Un abrazo
Rencontre dans un Passage ! Il s’agit bien de passer, traverser…
Merci, Jacques. Oui, on en trouve, dans la grande ville, des Passages et des Carrefours.
Il y a des cas d’inégalité des jumeaux comme il y a des cas d’égalité –des triangles, par exemple. Mon frère jumeau roule en fauteuil depuis quelques mois; moi, je marche encore d’un bon pas.
Inégalités de santé, contrastes de longévité. Hier (dans un village comme M.Robinet, du sud-ouest) un ami, très âgé mais très valide, me resassait la mort à 22 ans de son enfant qui “était beau, que les filles adoraient…”
Vous avez eu les paroles justes, et nous ne devons pas laisser les malchanceux nous culpabiliser. Nous finirions par leur en vouloir d’être si mal lotis.