Ta mélancolie, Jacques, n’a d’égale que ton intense bonheur de vivre. Ton dernier livre continue d’en témoigner ‒ chronique où tu « notes des reflets », sans date, mais avec des saisons et des mois de l’année.
« L’attente » de quoi ? De la mort, bien sûr. Je te vois parfois en Saint Jérôme tenant un crâne entre ses mains, comme sur le tableau de Ribera du musée Thyssen-Bornemisza. La mélancolie est la basse continue qui soutient les trilles écervelés de l’espérance, dis-tu.
Ces notes prises au cours de la morne année 2020 rendent compte de départs et de fins : fin du métier d’analyste exercé pendant plus de cinquante ans ; départ de Paris ; déménagement définitif au village du Loiret qui porte le doux nom d’Ondreville. La maison a un jardin qui jouxte l’église millénaire :
Combien de temps encore avant le grand dépouillement obligatoire ? Je rôde parfois autour du trou, déjà creusé au chevet de l’église, où mes cendres seront légères.
Mais dès la première page ‒ malgré tous les changements d’humeur qui parsèmeront ces notes ‒ c’est l’attente tout court, l’attente en forme d’amour de la vie qui l’emporte. Et avec elle la poésie dans ce qu’elle a d’intense et de fugace. Je pourrais citer ici presque tout le livre :
Lumières changeantes, jeux du vent dans le feuillage, tout ce qui se donne et se dissipe (…) Combien de temps m’aura-t-il fallu pour faire d’un beau poème une rencontre amoureuse ? Je m’émerveille sur le tard des gammes ensorcelées que la vie m’offre en se retirant.
Ou :
Sentiment étrange que tout ce qu’on m’enlève m’est rendu autrement. L’âge, les attaques du corps me dépouillent malgré moi et je m’étonne de cet apaisement qui insensiblement les remplace.
Ou :
Moments où l’on titube comme un rêveur ébloui. La beauté du monde déferle, emporte. La parole ne sait plus si elle chante ou bafouille. Du clair à l’obscur court la sarabande.
Et l’importance du mot réconcilié, qui rappelle le titre d’un précédent livre.
Toutes sortes d’anges ou d’alliés épaulent le rêveur. Le compagnon réel Renaud, bien sûr ; mais aussi des musiciens : Bach, Schubert, Haydn, Beethoven… ; des philosophes ou des poètes comme Nietzsche, Rimbaud, Jaccottet ; des psychanalystes rayonnants comme Françoise Dolto ou Nata Minor qui te sauva littéralement la vie ; et surtout la « Parole vibrante de vérité et d’amour » du Christ. « La foi n’est pas une affaire d’émotion mais d’adhésion », dis-tu.
Je suis mal placée pour aborder ce sujet car je suis depuis longtemps tout à fait athée, comme tu le sais (les églises espagnoles des années 60 n’y sont peut-être pas pour rien…) Plusieurs personnes ‒ dont ton éditeur ‒ sont toutefois sensibles à cette foi contemplative, dubitative mais intense qui est la tienne : Dieu, cet autre nom du désir jamais réduit au silence.
Ce Dieu là est pour moi tout à fait abordable !
Et je recopie dans mon cahier de laitière cuisinière :
Ecrire c’est donner voix aux mille voix qui nous pressent, c’est obéir à la poussée de tous les rus éparpillés qui convergent en cet instant où on soulève la vanne qui leur permet de suivre leur cours.
Et :
L’écriture serait un vain refuge si elle n’ouvrait le chemin d’une intériorité plus profonde.
Et :
Ecrire pour séparer les eaux qui nous submergent, pour chercher le passage au secret de soi. Chemin du plus vivant silence.
Un abrazo
“Une phrase, un mot parfois, comme une clé étincelante, celle de la serrure condamnée. Pendant un instant la porte s’entrebâille, un courant d’air frais s’infiltre dans la chambre, puis tout se referme. Le mot est encore là, qui agonise comme un poisson tiré de l’onde. On pose le livre. Un ange est passé, qu’on n’a pas su retenir. Ne demeure que la vibration d’un secret qui s’éteint. J’évoque ici les visitations du langage, ses effets métaphoriques, ses inventions qui découragent l’usure des jours.” (La Monnaie des jours).
“Ne demeure que la vibration d’un secret qui s’éteint”. Je retiens. Merci !
Chère mouette, revenue après tant d’années de silence, se poser à nouveau sur mon rivage, comme je suis touché de te voir ainsi picorer ces pages que je jette au vent ! Merci de tout cœur. Il arrive que les mots semblent bien misérables quand le partage est si profond.
Merci à vous aussi, cher Jacques Lèbre, pour cette citation. Quel immense privilège et quel bonheur de s’apercevoir qu’on n’écrit pas pour les murs !
Muy agradecido. Un abrazo.
P.S. Comme le Saint Jérôme du musée Thyssen, tu as beau avoir le crâne devant toi, ton regard contemple autre chose. Mais avec plus de sérénité que lui !