Voici ce que j’écrivais en 2014∗ :
Lison tente d’expliquer à ses lycéens le fameux chapitre 5 du livre XV de L’Esprit des lois : « De l’esclavage des nègres ».
« — Regardez bien la première phrase, car tout est là :
Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais.
Remarquez bien qu’il s’agit d’une phrase… Oui, Kevin, il y a le mot nègre, mais regardez le si ! Qu’exprime le conjonction si ?… Oui, c’est ça, une condition ou une hypothèse : si j’avais ; suivie du conditionnel : je dirais… Si j’avais à, que nous dit ce verbe ?… Que dites-vous, Habsatou ? « Les nègres » ?… Oui, Samuel, à l’époque ce n’était pas une insulte comme aujourd’hui, regardez la note 1 du texte. Si j’avais à… Verbe exprimant une obligation : “si je devais, si on m’imposait de justifier l’esclavage, voici ce que je dirais…” Est-ce que Montesquieu veut réellement justifier l’esclavage ?… A votre avis ?… Non, évidemment ! »
Les élèves, inégalement convaincus, hochent plus ou moins la tête. Lison ne veut pas baisser les bras.
« — Regardez la suite : est-ce que ces arguments sont logiques ? Peut-on, quand on est philosophe des Lumières, trouver naturel le massacre des Indiens d’Amérique qui entraînerait obligatoirement l’esclavage des Africains pour défricher les terres américaines? »
Lison redoute l’arrivée de l’argument 3, il faut que d’ici là tout le monde ait saisi l’ironie du texte.
« — Alors, est-ce que ça a du sens de rendre les gens d’un continent esclaves parce qu’on a massacré ceux d’un autre continent ?… Et l’argument économique qui suit : Le sucre serait trop cher s’il n’était cultivé par des esclaves, à quoi fait-il allusion ?… Oui, Samuel, au commerce triangulaire… C’est le fond de l’affaire, non ? »
Lison sent que son débit de parole se précipite : “Imaginez à Bordeaux un gros armateur de bateaux en perruque…” Respire, Lison, moins de gestes avec tes mains, n’avance pas le cou vers eux, laisse-les réfléchir au lieu de répondre à leur place.
— Il faut qu’ils franchissent deux caps, se dit-elle, l’un qui concerne le recul historique, et l’autre l’ironie.
« — Qu’est-ce que l’ironie ? Oui, Diarra… Nous y sommes. Stessie, vous bavardez depuis cinq minutes avec Meggie, qu’est-ce qu’il y a ? Quoi, les nègres ? Mais on vient de dire que… »
L’heure tourne. Lison évalue que Samuel, Kevin et Diarra ont saisi l’ironie du texte, que d’autres sont intrigués, inquiets, bougons ou malheureux. Il faut en arriver à l’argument 3, le voici, mais pourquoi Meggie et Stessie ont-elles cessé de parler ?
Ceux dont il s’agit sont noirs des pieds jusqu’à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre. « Qui pouvait soutenir pareille idiotie ? » dit Lison sans respirer.
Silence inhabituel. Habsatou rejette ses nattes en arrière et finit par dire timidement : “Mais… c’est vrai qu’on a le nez écrasé “. Rires, protestations, brouhaha.
A la fin de l’année, Habsatou, accompagnée de Meggie et Stessie, demande en privé à Lison: « C’est vrai, Madame, qu’au bac les noirs de la classe ne seront pas interrogés sur Montesquieu ? — Qui vous a dit ça ? — Madame Habilys, quand elle a interrogé Franz à l’oral blanc, lui a dit : “Si j’avais su que vous étiez black (le terme racisé n’existait pas encore), jamais je ne vous aurais donné ce texte à expliquer.”»
2020 : Je salue le courage des enseignants de Lettres qui osent encore faire découvrir à leurs élèves – parfois contre leurs collègues – le texte le plus implacablement antiesclavagiste de la littérature française.

Nadar, 1856 : “Maria l’Antillaise”
∗ Eclats d’école, éditions du Lavoir Saint-Martin, 2014. Tous les faits rapportés ont eu lieu au début des années 2010 dans une classe de première économique et sociale d’un lycée parisien.