« Pour faire ce métier, il faut avoir du cœur », disait l’aide-soignante du vieil About. Cela m’a plus touchée que si elle avait employé le mot empathie.
En littérature, il me semble que le mot cœur et tout ce qu’il suppose est encore en France suspect de sentimentalisme néo-romantique larmoyant. La poésie d’aujourd’hui hésite à transcrire ce qui sort du cœur sans ellipse ni circonlocution.
J’ai remarqué que les Asiatiques avaient, dans le domaine des sentiments et des émotions, la bouche moins pincée et les artères moins bouchées. J’en ai eu la confirmation hier en lisant les phrases que je vais reproduire ici. Je remercie Marie-Paule Farina de m’avoir fait découvrir sur sa page Facebook ce beau texte de Bi Feiyu, écrivain chinois né en 1964 et “forgé par les valeurs de patience, d’endurance, de partage de son enfance paysanne », dit la présentation de l’éditeur (qui heureusement préfère le mot endurance à résilience).
BI FEIYU (Traduit du chinois par Myriam Kryger)
LE BUFFLE
[…] Les grands yeux humides et mélancoliques du buffle sont envoûtants. On y lit la vulnérabilité et l’impuissance, la tragédie d’un destin. Ce regard, à la fois malheureux et obstiné, m’a toujours transpercé de douleur. Les grands yeux sont toujours tristes, ils donnent l’impression que quelque chose va mal tourner.
Le corps du buffle n’est pas en harmonie avec ses yeux mélancoliques et son âme délicate. […]
Comme tous les êtres raffinés, le buffle est conciliant et indulgent. Il supporte tout, il ne se fâche jamais. Et pourtant il n’est ni aimé ni respecté. Il reçoit sans cesse des coups de fouet, il subit, il endure.
Il ne devrait pas accepter autant de souffrance.[…]
De tous les êtres vivants, le buffle mange de la manière la plus raffinée. Il a toujours l’air de savourer les mets rares d’un banquet impérial. Il mâche lentement, il avale délicatement, il ne rote pas, il garde la bouche fermée. Seule sa mâchoire inférieure bouge légèrement, à un rythme régulier. Même affamé, il conserve cette distinction. Une fois son repas terminé, il rumine doucement.
(Extrait de Don Quichotte sur le Yangtsé, Editions Philippe Picquier)
Un Français d’aujourd’hui aurait-il osé : « Ce regard (…) m’a toujours transpercé de douleur » ? Qui donc, ici, saurait décrire avec autant de précision un buffle qui mange bouche fermée sans roter, et avec autant de sensibilité ces grands yeux qui « donnent l’impression que quelque chose va mal tourner » ?
Mon précédent billet avait pour titre : « Comment je lis ». Aujourd’hui je me réponds : avec les yeux, les oreilles, la peau et le cœur.