Une héroïne de Stendhal

À la question du questionnaire de Proust : « Quelles sont mes héroïnes favorites de la fiction ? », je répondrais aujourd’hui : Lamiel de Stendhal, que j’ai découverte il y a peu.

Dans une bourgade normande, le bedeau-chantre-maître d’école et sa femme ont adopté une petite fille de l’hospice, Lamiel. Voici la première apparition de la mère adoptive avec l’enfant :

Cette femme avait un air de pédanterie et conduisait par la main une petite fille de douze à quatorze ans, dont la vivacité paraissait très contrariée d’être ainsi contenue. 

La petite Lamiel est pleine d’esprit et d’imagination. Dans cette société compassée, elle est douée d’une grande qualité stendhalienne : le naturel.  Elle devient la lectrice privée de la duchesse du village et accède à toute sa bibliothèque.

Ce qui la caractérise plus précisément est « une âme ferme, moqueuse et peu susceptible d’un sentiment tendre. » Sa curiosité la pousse à courir dans les champs, et à ordonner à un garçon du village de l’embrasser, puis de faire d’elle sa maîtresse. Quand l’acte est consommé :

Lamiel s’assit et le regarda s’en aller (elle essuya le sang et songea à peine à la douleur).

Puis elle éclata de rire en se répétant :

« Comment, ce fameux amour, ce n’est que ça ! »

Elle mènera ensuite la vie la plus libre, délaissant un jeune duc qui l’avait emmenée à Rouen pour voyager de ville en ville jusqu’à Paris. Dans les auberges où elle passe, elle lance des épigrammes féroces aux commis voyageurs qui l’importunent, ou bien se maquille une joue de vert pour faire croire qu’elle est affligée d’un dartre.

Le roman reste inachevé. Peu importe, car ses 100 pages suffisent à transmettre une joie de vivre et un esprit de liberté peu communs.

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Dans le métro parisien

République : une jeune femme s’apprête à sortir d’un air décidé. De la banquette saute une fillette qui gémit “Mama…” La mère, comme à regret, lui prend la main et descend avec elle. Je la vois marcher sur le quai à grands pas, trop vite, trop vite…

Strasbourg Saint-Denis : s’assied en face de moi une femme qui lit la thèse d’un de ses étudiants. Elle mouille son doigt en tournant les pages qu’elle parcourt d’une main énergique. Une annexe tombe par terre. À ce que je peux voir les paragraphes sont bien détachés les uns des autres, un peu trop… l’étudiant sera soupçonné de remplir son texte de vide. Elle lit ; sa bouche se pince par instants ; je l’entends déjà dire à la soutenance : “C’est indigent”. Vingt pages avant la fin elle s’arrête, l’air soudain intéressée (c’est sans doute un passage où son étudiant la cite).

Un jeune homme circule dans la rame : “Si éventuellement vous pouvez me dépanner… Ch’uis un fils de bonne famille à la base… “

Madeleine… Concorde… Invalides : une jeune femme regarde des photos sur son portable, repliée sur elle-même, sanglotant silencieusement. Personne ne semble la remarquer et je fais semblant de rien. À La Tour-Maubourg où je dois descendre je me décide : je lui touche le bras et lui dis : “Bon courage”. Elle me regarde, l’oeil flou, hésite, murmure :  “Merci” .

Je ne saurai jamais si je l’ai gênée en la distrayant de son chagrin.

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Suite du billet du 23 septembre

Ce que la photo reproduit à l’infini n’a eu lieu qu’une fois. Elle répète mécaniquement ce qui ne pourra plus jamais se répéter existentiellement, dit Roland Barthes.

S’il y a du mécanique dans la photographie, on trouve une sorte de surmécanique informatique dans le “revoyez vos souvenirs” de Facebook dont je parlais l’autre jour. Car, au lieu d’aller, comme à l’époque de Barthes, chercher les souvenirs dans un album, un tiroir ou une cave où ils ont peut-être jauni, pâli, pris l’humidité, je les vois surgir sur l’écran à l’identique avec la netteté d’une hallucination, provoquant de manière aiguë et imprévue cette chose un peu terrible qu’il y a dans toute photographie : le retour du mort.

Ce n’est pas un détail particulier de la photo de Charles Mérigot qui crée pour moi un saisissement voisin de ce que Barthes nomme punctum et dont il donne des exemples sur les photos dont il parsème son livre (la collerette d’un enfant, les cailloux d’une route, la matière des ongles d’Andy Warhol…), mais le fait même de son retour inopiné sur le réseau social.

Le punctum est aussi bien autre chose. Barthes le développe au moment où il évoque la fameuse photo de sa mère enfant au Jardin d’Hiver, qui plus que toute autre a tracé en lui la zébrure fulgurante – au point que c’est cette photo qui a déclenché ce livre de deuil, le dernier écrit par l’auteur, je crois. Le punctum a lieu à partir d’un air, (une « espèce d’air » comme disait ma mère à moi), une expression des yeux, du visage, qui résume et atteste en un instant toute la personne dans toute sa vie.

L’air est ainsi l’ombre lumineuse qui accompagne le corps ; et si la photo n’arrive pas à montrer cet air, alors le corps va sans ombre, et cette ombre une fois coupée, (…) il ne reste plus qu’un corps stérile.

Le hasard a fait que j’ai peut-être un jour capté sur mon smartphone un petit quelque chose de l’air de Charles : à la fois poli, débonnaire, content d’avoir son bras posé sur sa “caseta” (le tout assisté d’un commentaire goguenard)… Mais brisons là, car l’air véritable s’impose en dehors des adjectifs et des commentaires.

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Du deuil et des réseaux sociaux

Quand je suis allée pour la première fois à la fête du livre de Huesca, en juin 2018, j’ai pris cette photo de l’éditeur Charles Mérigot devant son stand. Je l’ai publiée sur ma page Facebook et il l’a reprise sur la sienne (fonction appelée « partager », prévue par le réseau), accompagnée d’un petit commentaire :


Allez, un rappel de ce beau Festival du Livre de Huesca, tellement sympathique. Cela avait bien commencé : je pose pour Nathalie de Courson, traductrice de Où allons-nous ?, devant le stand de la ramonda (*nom de la maison d’édition). La fameuse caseta (*stand), bien agréable, sur la place Lopez Allué ou « del mercado ». Pas mal, non ?

*Les explications entre parenthèses sont de moi.

Ensuite, cette photo et son commentaire ont été recouverts par d’autres photos, d’autres commentaires. Ils se sont perdus au fil des semaines, des mois et des années dans la galaxie du net.

Charles est décédé en février 2022.

Il y a trois mois, l’ensemble m’a été rappelé par une fonction de Facebook appelée  “Revoyez vos souvenirs “. Comme je ne l’ai pas republié le jour-même sur ma page, il s’est à nouveau englouti et j’ai eu du mal à le retrouver.

Tout ce processus de reprise-apparition surprise-disparition propre aux réseaux sociaux rend le regard et le commentaire goguenard de Charles étrangement présents.

Il y a d’abord ma reconnaissance du personnage qui prend la pose : son demi-sourire, sa petite bedaine, son déhanché… Et dans le commentaire, je retrouve une auto-promotion simple et souriante que l’on n’a pas toujours sur ce réseau social, sans oublier le nom et la qualité de celle qui fait le cliché. Son amour pour la ville de Huesca transparaît aussi dans la précision avec laquelle il donne le nom officiel, puis le nom officieux de la Place.

Pouvais-je me douter, au moment où je prenais cette photo, de ce qui se produirait moins de quatre ans plus tard ? Rien ne condamnait Charles à si brève échéance.

Mais par ailleurs, il y a dans ces retours et disparitions inopinés sur Facebook quelque chose d’un peu mécanique, effrayant, presque désolant. Comme si Facebook n’était pas vraiment fait pour les morts et qu’une intelligence artificielle aveugle leur donnait une survie de faux spectres tout aussi artificielle.

J’ai eu, avec ce petit malaise en moi, le désir de relire La Chambre claire de Roland Barthes, dont je parlerai dans un prochain billet.

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Boum boum boum

Je parlais l’autre jour ici (billet du 10 septembre) des lieux de repli heureux, comme ma petite chambre appelée Zeno où les boum boum boum de la rue et de la cour me passent presque inaperçus.

Mais il y a d’autres boum boum boum. Sur le marché de Merville, j’ai demandé la semaine dernière à une maraîchère ukrainienne qui travaille avec son mari et ses filles comment allait le reste de sa famille restée au pays. Elle a fait venir sa mère chez elle en Normandie l’année dernière, mais un certain nombre de ses cousins et amis ont disparu. Au printemps, elle s’est rendue dans la région d’Ukraine où vivait sa mère pour aller chercher des papiers. Elle m’a dit : « Ici en France on entend quelquefois un moteur d’avion, d’hélicoptère, et on lève les yeux un moment. Là-bas, c’est tout le temps. Et puis aussi boum, boum, boum… Tout le temps. » Elle semblait en parlant entendre ces boum, boum, boum, et il me semblait les entendre aussi.

En Normandie, en 1944, les boum boum boum ont duré quelques mois. Mais combien de temps peut-on vivre ça ? Et au bout de combien de temps peut-on se remettre de ça ?

Souvent me revient le poème de Michaux intitulé « La Faille » (1949) :

Ce fut une épopée de géants. Nous la vécûmes en fourmis. Nous triomphâmes ainsi. Succès par la porte basse. Mais une altération en nous, après des années écoulées, s’aggravant sans cesse, nous avertit présentement de la faille qu’en géant il fallait surmonter, désormais dans nos organes installée, étrangement petite encore, mais grandissant posément, pour le dérèglement définitif de tout notre être en vain livré aux regrets.

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Tout en moi-même

Dans Les Confessions, Rousseau parle du bonheur qu’il a éprouvé avec Madame de Warens à la maison des Charmettes en disant que ce bonheur n’était “dans aucune chose assignable”, mais “tout en moi-même”.

Certains lieux plus que d’autres appellent cette intériorité heureuse. J’ai à Paris sous les toits une chambrette que nous avons baptisée Zeno en mémoire du livre d’Italo Svevo La Conscience de Zeno. Je ne chercherai pas à la décrire car elle n’a pas grand-chose de plus que toutes les chambres de bonnes parisiennes, sauf deux fenêtres ouvrant sur de petits balcons en zinc.

En ce moment, Zeno tremble sous les travaux de la chambre d’à côté, « boum, boum, boum » ; plus les crissements de l’échafaudage de l’immeuble d’en face ; plus les bruits de grue, de gravats et de matériaux dans la rue que la Ville de Paris transforme en voie piétonne.

Et pourtant, magiquement, Zeno reste ce lieu où je peux être “tout en moi-même”.

Un livre de Tonino Guerra semble attendre tranquillement d’être ouvert.  Je lis :

Certains jours je fixe longtemps
quelque chose, ce peut même être un verre
jusqu’à ce que je ne le voie plus
et que je sois comme une bulle de savon
qui vole qui sait où !

“Tout en moi-même”,  jusqu’à l’envol de “moi-même”.

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Dernières notelettes d’août

Passants

Quand je travaillais au lycée de Garges-lès-Gonesse il y avait des jeunes professeurs dont toute l’attitude disait clairement : « Je suis ici un passant considérable. »

Mais à part ce cas, on a facilement l’air niais quand on est un passant : le regard d’un passant sur des gens attablés est indiscret, alors que le regard d’un homme attablé sur des passants est aigu.

A propos de Rimbaud, aucun pas gagné pour moi ce mois.
Mais quelques coups d’ailes et un bébé hérisson passant au fond du jardin.

                                                                                ***
Nuit sur le jardin

La nuit tombe sur le jardin
comme des coups de vieux qu’on prend.

Si, avec l’âge, des portes se ferment,
ouvrons nos cahiers.

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Notelettes d’août

Il ne m’arrive pas rien
mais pas grand-chose non plus.
Rouge-gorge sur la branche
du noisetier.


Quand je vois mon toit pointu
j’éprouve une joie d’accueil.
J’aime mieux les pans de toit
que les rooftops.

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S’autotraduire

Je ne parle pas ici des cas célèbres de Nabokov ou de Beckett, mais de deux romanciers espagnols que j’ai rencontrés récemment et qui ont écrit chacun deux versions d’un même roman.

La première version en aragonais — langue de leurs ancêtres et de leur terre.
La deuxième version en castillan — langue nationale, scolaire, très largement partageable.

Les deux m’ont dit qu’ils avaient modifié leur récit dans la deuxième version, car le castillan affadissait le contenu de la version aragonaise. Elena Chazal, dans Lo que nunca se olvida (Ce qui jamais ne s’oublie), a par exemple écourté ou éliminé des éléments se rapportant aux travaux des champs, et y a introduit des références à Paris au moment des événements de mai 68.

Le cours et la logique de la langue adoptée la conduisaient imprévisiblement vers d’autres espaces et d’autres activités.

À chaque langue son élan, ses paysages, sa matière propre.

Je m’apprête à traduire en français un texte du siècle dernier savoureusement écrit en  aragonais. N’étant pas l’autrice, je n’aurai pas la liberté de transformer les mulets en voitures électriques.

Tant pis. (Ou peut-être tant mieux.)

 

 

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Retour à Paris

Dans l’autobus assez plein monte une femme algérienne accompagnée de quatre enfants :  un de quatre ans, un en poussette, une dans les bras, et une de deux ans qui se tortille debout près de la poussette. La femme est jeune et simple, si sereine que pendant trois ou quatre stations personne ne songe à lui céder sa place. Une autre jeune femme finit par le faire.

Arrive un ivrogne efflanqué à casquette, homme d’un autre siècle surgi des Pieds nickelés ou d’un livre de Charles-Louis Philippe. Il grommelle : « Fallait me laisser la place. C’te femme-là, elle est pas de chez nous, on donne pas sa place à une qu’est pas de chez nous.» La femme qui avait cédé son siège réplique : « C’est les racistes qui n’ont rien à faire dans ce bus. » La jeune mère dit : « Merci Madame. » Croquignole grommelle. Un jeune homme assis lui dit : « Non mais t’arrêtes ? Si tu continues je te casse la gueule. » Silence dans le bus. Croquignole maugrée plus doucement. Une place à côté du jeune homme se libère. Croquignole s’y installe largement et re-grommelle. Nous retenons notre souffle. Le jeune homme dit : « Tu pues de la gueule. T’arrêtes de parler et de me souffler à la figure ou je te casse la gueule. » On entend encore quelques grognements, quelques « tu pues de la gueule »…

Et le calme revient dans l’autobus.

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