Un critique touchant

 

Comment touche-t-on l’œuvre que l’on commente ? Au cours de mes études littéraires j’ai toujours été rebutée par une critique plaquant sur son objet un discours scientifique trop extérieur à lui. J’étais davantage attirée par la « critique de la conscience », définie ainsi par Georges Poulet : « Chacun s’y efforce de revivre et de repenser par soi-même les expériences vécues et les idées pensées par d’autres esprits. » Ceci suppose des variations de distance entre l’auteur et le lecteur, et s’il y a contresens, essayons de faire en sorte qu’il soit beau, conseillerait Proust.

J’ai été frappée par le cas du critique Jacques Rivière, que Georges Poulet décrit comme très peu sûr de lui, conscient de sa faiblesse, et presque maladivement tactile dans son appréhension des œuvres, auxquelles il semble avoir besoin d’adhérer au point d’y fondre la sienne. Poulet le cite:

Je n’aime, je ne comprends, je ne crois que ce que je touche, que ce qui est à la mesure de mes sens et sous ma main, et qui laisse un goût sur mes lèvres… Rien ne m’est prouvé que par le contact.

Puis Georges Poulet commente :

On dirait que chez Rivière le progrès de la connaissance suit une voie qui est celle empruntée habituellement non par les voyants mais par les aveugles : avance à tâtons, suivie d’un contact physique et de l’exploration des surfaces.

Il parle ensuite de « corps-à-corps, d’étreinte imparfaite » afin de faire apparaître « la texture, le grain, la solidité » de l’œuvre lue.

Jacques Rivière lisant

Je suis à mon tour touchée par cette palpation exploratrice, scrupuleuse, sans surplomb et sans annexion. Comment un homme aussi important dans le milieu intellectuel de l’entre-deux-guerres, Directeur de la NRF, un des premiers à avoir apprécié Aragon et Proust, pouvait-il s’oublier à ce point, et pourquoi ne l’ai-je pratiquement pas lu ?

Un numéro récent de la revue Europe lui rend hommage :
https://www.europe-revue.net/produit/n-1082-1083-1084-jacques-riviere-jean-prevost-juin-juil-aout-2019/ (Un article de Jérôme Roger mis en ligne nous y donne un autre aperçu du tact littéraire de Jacques Rivière).

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A la recherche de l’intouchable

On touche parfois mieux les choses ailleurs qu’en elles-mêmes.

Dans la dernière partie d’Albertine disparue le narrateur se promène autour de Combray, dans les lieux de son enfance qui sont de nouveau à portée de sa main, et se sent désolé de ne pas y revivre ses années d’autrefois. Les éléments du paysage n’ont pas foncièrement changé, mais « il n’y avait pas entre eux et moi cette contiguïté d’où naît avant même qu’on s’en soit aperçu l’immédiate, délicieuse et totale déflagration du souvenir ».
On sait que la grande déflagration aura lieu inopinément dans Le Temps retrouvé, au contact des pavés de la cour de l’hôtel de Guermantes à Paris.

***

Jean-Luc Parant (Machines à voir) :
– « L’homme est à la recherche de ce qui a disparu et qu’il ne peut pas toucher […] À la recherche de ses propres traces intouchables. »

Toute personne qui aime et veut écrire le sait.

– « Quand l’homme touchera ce qui est le plus intouchable et ce qui lui brûle les doigts il ira si loin qu’il disparaîtra », ajoute-t-il.

Matisse, Icare

Il est curieux de voir à quel point la pensée de la mort, liée à la découverte d’un accès possible au temps perdu, hante le narrateur dans les dernières pages du Temps retrouvé. Comme si, au moment de toucher enfin son pan de mur jaune à lui, il craignait de s’écrouler comme Bergotte ?

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L’amour de loin

L’autre soir à la télévision une jeune promeneuse enjouée expliquait au reporter : « Quand tu rencontres quelqu’un qui t’plaît, c’est gênant de lui d’mander au moment de s’embrasser : ‒ Tu vas m’filer l’corona ? »

Cette année la saison des amours semble meilleure pour les oiseaux que pour les humains.

Mais les oiseaux ne connaissent pas les sites de « rencontre virtuelle » dont la fréquentation était en grande hausse ces derniers mois.

Je repense aux romanciers qui savent décrire l’amour de loin.
J’ai lu il y a assez longtemps Le Dieu des petits riens de l’écrivaine indienne Arundathi Roy. Comme une adolescente, j’avais été emportée par l’ardente passion du serviteur intouchable Velutha – un intouchable au nom velouté ‒ pour une femme de caste supérieure dont j’ai oublié le nom.
Toute l’intensité passait dans des présences et des silences insolemment respectueux accompagnés de regards brûlants.
Puis, les deux êtres bravaient l’interdit social, se touchaient enfin, et le livre plongeait dans la banalité.

P.S. Au moment de publier ce billet, je m’aperçois qu’une chronique du Monde de ce soir traite du même sujet en prévoyant que cet été “sexualité rimera avec austérité”.

 

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Toucher les méduses

On n’imagine pas qu’un historien puisse être « touchant » au même titre qu’un poète, et c’est pourtant le cas de Michelet qui possède au plus haut point l’art de prendre tendrement les êtres entre ses mains. On le découvre notamment dans les œuvres qu’il consacre à la nature : L’Oiseau, L’insecte, La Mer, La Montagne.

J’ai en mémoire un chapitre de La Mer (1861) concernant un animal dont on redoute habituellement le contact : la méduse au nom terrible et pétrifiant, nom particulièrement mal adapté à cette créature fragile, transparente et sans coquille, dit Michelet qui écarte  Méduse pour toucher les méduses.

En séjour à Hyères, il remarque une méduse déposée par une vague entre des rochers, que le vent a retournée et desséchée :

Très froissée en ce pauvre corps, elle était blessée, déchirée en ses fins cheveux qui sont ses organes pour respirer, absorber, et même aimer. Tout cela, sens dessus dessous, recevait d’aplomb le soleil provençal, âpre à son premier réveil, plus âpre par l’aridité du mistral qui s’y mêlait par moments. Double trait qui traversait la transparente créature. Vivant dans ce milieu de mer dont le contact est caressant, elle ne se cuirasse pas d’épiderme résistant, comme nous autres animaux de la terre ; elle reçoit tout à vif (p. 151).

La méduse, un animal sans peau… Craignant davantage pour la mienne, je me contente de tâter parfois d’un orteil timoré les méduses qui parsèment parfois, comme des tutus bleus ou violets,  mon rivage normand.

Méduse bleue sans tentacules échouée sur la plage de Merville.

Après avoir avoué « un peu de répugnance » aussitôt surmontée, l’auteur saisit l’animal gélatineux qu’il nomme « délicieuse créature, avec son innocence visible et l’iris de ses douces couleurs » :

Je glissai la main dessous, soulevai avec précaution le corps immobile, d’où tous les cheveux retombèrent, revenant à la position naturelle où ils sont quand elle nage. Telle je la mis dans l’eau voisine (p. 152).

Et il lui sauve la vie.

Je ne connais pas assez bien Michelet pour savoir si son appréhension des faits historiques est aussi délicate que sa saisie de la méduse en détresse. Lui qui s’est comporté de manière si contraire à celle du héros décapiteur Persée revalorisé en 1792, comment a-t-il pu aborder les chapitres sur la Terreur ?

“Custine décapité”, musée Carnavalet, Paris

Je crois avoir lu (mais je n’ai pas sous la main La Montagne qui aborde ce sujet), que la rédaction des passages de l’Histoire de la Révolution française concernant 1793 avait ébranlé ses nerfs au point que son médecin lui avait prescrit une cure de bains de boue dans un établissement thermal italien. En bon “touchant », il s’était senti régénéré par ce contact et je me souviens de son exclamation émerveillée « Terra mater ! »

(Une brève recherche sur Internet me confirme cette résurrection par la terre : il s’agit du chapitre de La Montagne intitulé « La Bollente, Acqui. Comment je fus inhumé pour revivre ».)

 

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Guillevic : toucher contre la peur

Jean Dubuffet, “Fragment Terraqué”, hommage à Guillevic, 1944

Au cours de la sombre  année 1942, deux poètes publient leur premier vrai recueil : Francis Ponge, Le Parti pris des choses, et Eugène Guillevic, Terraqué. Ils ont en commun de parler, à l’écart de l’univers onirique ou politique surréaliste, des choses quotidiennes et palpables.

J’ai évoqué ici le mois dernier Le Savon de Francis Ponge, matière mousseuse qu’il se plaît à retourner dans ses mains et dans ses mots en un temps de guerre et de pénurie.
Mais Guillevic reste pour moi le plus authentique des « poètes touchants” car Terraqué s’écrit à partir d’une peur profonde que la réalité du monde tangible peut seule conjurer.

Jean Tortel l’a perçu il y a longtemps (Guillevic, Poètes d’aujourd’hui, Seghers, 1954) :  “Toute la poésie de Guillevic est possédée de l’intense besoin de toucher, afin d’éprouver la présence d’une espèce d’épaisseur. » Dans Terraqué cette poésie touche les pierres, les écorces, pourrait même se blottir contre le ventre d’un boeuf écorché, et palper les murs de notre cellule afin qu’ils cessent de se comporter comme des monstres.

Nous liquiderons la peur. De la nuit
Nous ferons du jour plus tendre —

Et nous n’aurons besoin
Que du toucher des peaux.

(Terraqué)

Dans le recueil Exécutoire (où l’on entend “exutoire”), ce toucher permet de savoir, ou de croire savoir :

Les mots,
C’est pour savoir.

Quand tu regardes l’arbre et dis le mot : tissu,
Tu crois savoir et toucher même
Ce qui s’y fait (…)

Et la peur
Est presque partie.

(Exécutoire)

La suite de l’œuvre, plus sereine, développe cette recherche du contact immédiat et vital, comme le montrent d’autres vers de Guillevic glanés sur ce blog touche-à-tout, “Car sans toucher / On ne fait rien” (Etier, 1979). http://patte-de-mouette.fr/2016/10/10/un-autre-toucher/ Et aussi : http://patte-de-mouette.fr/2018/04/10/humilite/ 

 

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Les ailes du monde

Merci à Jico pour cette photo prise la semaine dernière sur son balcon parisien (voir billet du 10 mai,  “Nostalgie anticipée”)

Parlons maintenant au futur antérieur :

– On aura cessé d’entendre les avions, dit Lulu.
– J’aurai vu un papillon orange et noir sur mon balcon, dit tante Marie.
– « En chassant les marchands du temple, Jésus aura libéré les colombes », écrit presque Jacques.

Et moi je suis au présent étonnée que le monde vole si bien sans nous.

 

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Nostalgie anticipée

Je n’entendrai plus en ouvrant les volets

les pas des coureurs dans ma rue sans voitures.

Et les gens actifs sembleront moins actifs.

 

 

 

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Excentricités du tact

Dans La Peinture incarnée (p.16-17), Georges Didi-Huberman fait état d’une maladie mentale répandue au XIXème siècle nommée Folie du doute (avec délire du toucher). Il s’agit d’un « délire à caractère spéculatif », explique l’auteur, où le sujet se fossilise dans des questions qu’il se pose à tout propos, ce qui rend les actes ordinaires de sa vie de plus en plus compliqués et aboutit à certaines « excentricités du tact » :

Celui qui « se doute » que tout l’espace est une peste ne touchera personne, certes, brûlera ses vêtements, et tous les objets mis en contact avec autrui ; mais lui-même se lavera jour et nuit, s’enduira d’onguents, et voudra jeter de la chaux vive sur les murs de sa maison, peut-être sur tout ce qui « le regarde ».

***

Quels exemples de tact excentrique a-t-on dans la littérature ? Je pense au Kavalerov du roman de Iouri Olecha, L’Envie, qui a en permanence le sentiment que les meubles, les objets, les choses du monde se mettent en travers de sa route pour le heurter.

On a aussi Antoine Roquentin, le personnage de La Nausée de Sartre. Cette nausée encore plus tactile que digestive réside en un dégoût physique aberrant éprouvé en touchant certaines choses : il aime soulever les papiers garnis d’ordure mais répugne à toucher un galet ramassé sur la plage.

Roquentin explique :

Maintenant je vois ; je me rappelle mieux ce que j’ai senti, l’autre jour au bord de la mer, quand je tenais ce galet. C’était une espèce d’écoeurement douceâtre. Que c’était donc désagréable ! Et cela venait du galet, j’en suis sûr, cela passait du galet dans mes mains. Oui, c’est cela, c’est bien cela : une sorte de nausée dans les mains.

Bachelard commente :

Le monde est une colle, une poix, une pâte à jamais trop molle, une pâte que pétrit mollement le pétrisseur et qui suggère à la main – absurdité matérielle – de desserrer son étreinte, de renier son travail. (La Terre et les rêveries de la volonté, p. 114-117).

À cette palpation existentialiste et passive Bachelard va opposer une main qui impose « à la matière gluante un devenir de fermeté », comme celle de la cuisinière qui fabrique ses confitures et ses gelées dans la grande bassine en cuivre entourée de bocaux.

Est-ce pour résister à la tentation d’un tact excentrique que nous aimons en ce temps d’épidémie cuisiner et pâtisser ? Avoir une main qui pétrit une matière visible, consistante, tangible ; une main, dirait Bachelard, “animée par les rêveries du travail”.

 

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Jésus touchant touché

Dans le célèbre récit du Grand Inquisiteur des Frères Karamazov, Ivan Karamazov imagine Jésus-Christ à Séville au XVIème siècle, condamné par le Grand Inquisiteur à être brûlé pour hérésie et comportement perturbateur.

A quel procès serait-il soumis s’il s’avisait de revenir aujourd’hui ?

Hippolyte Flandrin, Jésus-Christ et les petits enfants, 1837, Musée d’Art et d’Histoire de Lisieux

Des gens amenèrent à Jésus même des bébés pour qu’il les touche. Les disciples les virent et leur firent des reproches. Mais Jésus fit approcher les enfants et dit : « Laissez les enfants venir à moi ! Ne les en empêchez pas, car le Royaume de Dieu appartient à ceux qui sont comme eux.” (Luc, XVIII, 15, 16).

Ce n’est pas pour les enfants que l’entourage a des craintes, mais pour Jésus qui touche les enfants parmi beaucoup d’autres gens, comme le lépreux :

Jésus tendit la main, le toucha et dit : Je le veux, sois purifié. Aussitôt il fut purifié de la lèpre. (Matthieu, VIII, 3).

Ému par les pleurs d’une mère endeuillée, il touche même le cercueil d’un jeune homme :

Il s’approcha, toucha le cercueil et les porteurs s’arrêtèrent. Il dit : Jeune homme, je te le dis, lève-toi. Le mort se mit assis et commença à parler. Et Jésus le donna à sa mère. (Luc, VII, 13-15)

Jésus le Touchant est aussi le Touché.

(Référence principale de ce billet : Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, p. 117-118, retrouvé hier dans ma bibliothèque).

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Index du toucher

En cette période de “distanciation sociale” (on dit maintenant “physique”), et de ménage-rangements, je revisite un cahier de 2003 que j’aime beaucoup et que j’avais intitulé Index du toucher. Partie de l’idée (trouvée chez Bachelard) que comme il existe des écrivains “voyants” il y en a des “touchants”, je m’étais mise à lire des auteurs que j’aimais en suivant cette piste. Mon index comprend plus de cent pages avec des entrées comme : agripper, explorer, gratter, enfouir, tenir, tâtonner, caresser, creuser, envelopper, palper, pousser, se vautrer, limites, bords, contours, écarts, peaux, etc. Et aussi : toucher et voir, toucher et connaître, toucher et écrire

Il y aurait moyen, avec un tel sujet, d’entamer une thèse de 1000 pages qui irait d’Aristote à nos jours, mais cette idée me fait bâiller, et je me propose plus simplement de picorer, au mois de mai, à petits coups de bec de mouette, les mots grattants, tâtonnants, caressants ou vautrés des écrivains qui me touchent le plus. J’avais déjà commencé sur ce blog, il y a trois-quatre ans, à montrer qu’on pouvait appeler Rimbaud « poète touchant »  http://patte-de-mouette.fr/2016/10/07/rimbaud-le-touchant/

Mais la première phrase qui s’impose aujourd’hui est sans doute celle-ci, de Jean-Luc Nancy :

Il n’arrive rien d’autre à l’écriture, s’il lui arrive quelque chose, que de toucher. Plus précisément : de toucher le corps (ou plutôt tel corps singulier) avec l’incorporel du “sens”. Et par conséquent, de rendre l’incorporel touchant, ou de faire du sens une touche.

(Ce texte a été grandement commenté par un livre de Derrida : Le Toucher, Jean-Luc Nancy, que je ne retrouve plus dans ma bibliothèque encore mal rangée, mais dont mon  Index du toucher porte un certain nombre d’empreintes.)

 

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