Le français plus que parfait.

Assise sur mon strapontin orange, je lis machinalement un panneau publicitaire :

Le Français ? Fini l’imparfait, cap sur le plus que parfait !

« Ils ne croient pas si bien dire”, je m’exclame in petto. Car j’ai remarqué que la tendance actuelle est de remplacer le passé composé et l’imparfait par le plus-que-parfait. Au lieu de dire par exemple :  J’ai acheté ce livre l’année dernière, on dira : J’avais acheté ce livre l’année dernière, sans y mettre de nuance particulière d’antériorité. Je ne sais pas trop quand ni pourquoi cette mode est apparue.

Il y a un autre usage actuel du plus-que-parfait que je saisis mieux et que j’appellerais « de timidité ». A partir de l’imparfait d’atténuation ou de politesse des anciennes grammaires : « Je venais vous demander… », on a créé un plus-que-parfait qui apporte une surenchère d’humilité réelle, ironique, ou hypocrite. La personne formule en tremblant (ou en feignant de trembler) une pensée ou une requête : « J’étais venu vous demander si je pouvais… » Sous-entendu : « … mais je suis prêt à me retirer sur la pointe des pieds si vous estimez que j’outrepasse vos règles sacro-saintes ou merdiques… »

A l’heure où on se plaint de la disparition de modes, temps, formes composées ou surcomposées des verbes, ces plus-que-parfaits imperfectifs ou perfectifs m’étonnent par leur molle ténacité.

Lien vers un billet d’il y a deux ans sur l’imparfait, temps onirique : http://patte-de-mouette.fr/2018/03/20/onirisme-de-limparfait/

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Un cas d’hétéronymie

Il y a quelques années j’ai collaboré, en tant que modératrice, à un site Internet participatif où chaque personne était invitée à raconter l’ordinaire de sa vie. Je me suis souvenue hier d’un texte qui tranchait sur les autres et dont la douloureuse beauté m’avait frappée. Il était écrit par une certaine Lise Nore qui faisait état d’une relation de prostitution sado-masochiste où s’exprimait intensément sa volupté mêlée de honte, sa volupté dans la honte.

J’ai découvert un jour je ne sais comment que Lise Nore avait publié un livre dans une maison d’édition généraliste, sous un nom d’homme anagrammatique, Léon Eris. Et c’était sans nul doute un homme qui signait les exemplaires en vente au Marché de la poésie. J’ai acheté le livre ‒ un récit poétique d’enfance âpre et sans concession ‒ mais je n’ai pas osé parler à son auteur.

Ce ne serait certes pas la première fois qu’un écrivain publie un texte érotique sous un pseudonyme. Mais, dit Lise Nore pour se présenter sur le site, « j’ai quelque chose de plus qui aura fait ombre dans ma vie », et la mélancolie de ce futur antérieur me touche.

(Les noms ont été ici modifiés mais l’histoire est authentique).

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Dernières notulettes de janvier

Vorrei e non vorrei

Mon amie A. me disait hier, évoquant un assez bon souvenir personnel, qu’une adolescente tombe facilement amoureuse d’un homme plus âgé, et que tout peut se passer bien s’il tient compte du fait qu’elle est séduite par la beauté, la tendresse, le contact de la peau, mais beaucoup moins par les muqueuses et les sécrétions visqueuses.
Le grain de peau plutôt que les muqueuses. La limite du « vorrei » dont je parlais l’autre jour (billet du 9 janvier) ne serait-elle pas tout simplement là ?

***

« Il y avait plusieurs papas » (À bout, p. 41)

Rêve nocturne de janvier : je me promène sur un sentier entouré de pâtures où se tiennent des chevaux. Tout à coup un cheval sauvage saute par-dessus la barrière et galope droit sur moi. Je veux que papa me sauve et je hurle « papa ! » Personne ne répond et je me réveille brusquement. Un sillage de détresse traîne en moi une ou deux minutes, puis je me demande si dans ce rêve papa est le sauveur disparu ou le cheval sauvage.

***

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La sincérité de Katherine Mansfield

“Vérité”, “honnêteté”, “loyauté”, “sincérité”, sont des mots que l’on trouve dans le Journal de Katherine Mansfield.

Je lis et relis, par exemple, ces deux paragraphes de juillet 1920 (p. 335) intitulés “L’épanouissement de soi » :

A l’époque où les albums d’autographes étaient à la mode (…) la popularité de ce dicton à la fois ambigu et difficile : « Sois sincère envers toi-même » faisait le désespoir des collectionneurs. C’était décourageant, assommant de tomber toujours sur la même phrase. Et, de plus, fût-elle de Shakespeare, cela ne l’empêchait pas (…) d’être un affreux truisme. Il en résultait évidemment que si l’on était sincère envers soi-même… sincère envers soi-même ! Et lequel soi-même ! Lequel de mes nombreux moi était-il en cause ? Car avec mes complexes, mes vibrations, il y a des moments où j’ai le sentiment de n’être rien que le gérant d’un hôtel sans propriétaire qui n’a qu’à inscrire les noms et tendre les clés à une foule d’hôtes pleins d’autorité.

 

C’est la question que posera soixante-neuf ans plus tard Nathalie Sarraute qui a lu et aimé Katherine Mansfield : « Vous ne vous aimez pas ? Qui n’aime pas qui ? » (Tu ne t’aimes pas, 1989)
Mais Mansfield ne s’arrête pas là :

Néanmoins, il y a des signes que nous voulons plus que jamais dominer et mener notre petit soi particulier. Der Mensch muss frei sein (L’homme doit être libre) – libre, sans entrave. Il est possible que ce goût effréné pour les confessions, les autobiographies, et spécialement les souvenirs d’enfance, s’explique par cette mystérieuse croyance que nous avons en un moi continu et permanent et qui, dédaigneux de tout ce que nous avons acquis et abrité, pousse sa tige verte à travers les feuilles mortes et la terre meuble, et projette un bourgeon écailleux pendant des années d’obscurité jusqu’au moment où la lumière le découvre et délivre la fleur (et alors – nous vivons – nous fleurissons, pour un moment sur la terre).

L’ironie de Mansfield sur le « petit soi particulier » ne s’applique pas seulement aux autres. Bien qu’elle vienne de se comparer au « gérant d’un hôtel sans propriétaire », elle s’inclut par le « nous » dans cette humanité qui s’imagine avoir « un moi continu et permanent » comme un bourgeon prêt à fleurir.
À la fin du paragraphe, elle creuse encore plus loin :

C’est après tout pour ce moment-là que nous vivons – ce moment où nous sentons le plus intensément que nous sommes le plus nous-mêmes, tout en étant le moins personnels.

La sincérité de l’écrivaine Mansfield se définirait alors comme le sentiment intense d’être soi-même au moment où l’on se dépersonnalise le plus. Ici encore, on n’est pas loin du “for intérieur” de Nathalie Sarraute.

Ce fragment du Journal est l’oeuvre d’une personne de 32 ans, qui n’en avait plus que pour deux ans et demi à  “fleurir sur la terre »… Est-ce le pressentiment de la brièveté de sa vie qui lui donne cette profondeur ?

Sur le thème de la sincérité en littérature, voir surtout sur ce blog Gide :

http://patte-de-mouette.fr/2019/04/06/sincerite-de-gide/   

Et aussi : http://patte-de-mouette.fr/2019/04/08/sincerite-et-justesse/

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Adage de janvier

Vieillissons peu vieillissons bien.

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Un samedi de janvier aux Tuileries

En sortant de l’Orangerie je décide de remonter le jardin à pied. Bien m’en prend.

L’arbre est massif, fendu, mutilé. Sans racine et sans bourgeon, n’appelant aucune brise.

Cette sculpture en bronze de 1997 s’appelle Manus ultimus. (Ce qui me surprend dans ce nom tragique, c’est le “-us ” d’ultimus. Manus est un nom féminin et j’entendrais plutôt “ultima manus”.) Mais continuons.

La sculptrice Magdalena Abakanowicz explique son oeuvre, appartenant à une série nommée Hands like trees : « J’ai vu une foule de mains votant, et une autre foule de mains en colère, manifestant. Elles rappelaient des branches. J’ai vu des arbres aux branches tendues dans un geste pathétique semblable à des mains ».

Mais ce que Magdalena Abakanowicz n’a pas pu voir, c’est la mouette à gorge blanche au sommet du moignon. Voilà qui allège l’allégorie.

Ceci m’a fait penser au mot espérance que l’on n’emploie plus beaucoup et que j’ai remarqué dans le dernier livre de Jacques Robinet.

Transparence de l’air, liberté des oiseaux, appels multiples qui sillonnent le ciel.

Grand ménage de l’espérance qui se redresse, malgré la fatigue, les jambes lourdes, la mémoire poreuse, les deuils accumulés, l’imminence d’une nuit sans retour (p. 48).

Espérance et force d’âme, comme des mouettes posées sur les mains ultimes.

Giotto, Chapelle Scrovegni, Padoue : “Spes”

Voir encore Giotto sur ce blog avec une autre vertu théologale http://patte-de-mouette.fr/?s=empathie+et+charit%C3%A9

 

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Petites notes de janvier

Mens sana in corpore lourdaud.

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Quelques impératifs

“Il faut lire absolument”, “il ne faut pas manquer de voir”… ces phrases tuent immédiatement mon désir de lire ou de voir.

Notification Facebook ce matin : “Aidez Sigismond et  Perdita à fêter leur anniversaire”. Faut-il que je les aide à exister ? J’ai appris que Sigismond et Perdita sont ce qu’on appelle des “faux profils” : les clones clandestins d’autres facebookers, et qui sont destinés à faire des compliments au facebooker officiel, ou à lancer violemment, voire grossièrement, un jugement qu’il réfutera ou approuvera selon ses besoins. Manipulation égotiste, en l’occurrence : on disperse artificiellement son “moi” pour mieux le rehausser. Cette vertigineuse virtualité aurait fasciné pour des raisons inverses Pessoa, Queneau, Romain Gary, Borges, Bioy Casares, et tous ceux qui,  se sentant habités par plus d’un personnage, se disent avec Henri Michaux : “On n’est pas seul dans sa peau”.

***

Lettre de Katherine Mansfield jamais envoyée (Journal, janvier 1921) : Si je n’étais pas malade, je me serais cependant retirée du monde, à cause de ma haine pour le manque de sincérité. Cette absence de franchise me cause une gêne horrible, me rend affreusement malheureuse.

Je citerai ici un autre jour les notations profondes de Katherine Mansfield sur la sincérité dans son Journal. Pour l’instant je me contente de me demander :  qu’aurait-elle pensé de la “post-vérité”, des “faits alternatifs” et des “faux profils” ?

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J’ai remarqué que les personnes qui disent : “C’est intelligent”, “Ce serait intelligent de…” sont souvent des personnes qui se trouvent elles-mêmes intelligentes.

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L’écheveau Pittoni-Saba

Les livres que l’on aime s’installent en nous à notre insu et réapparaissent au gré d’autres lectures ou d’autres expériences. Confession téméraire d’Anita Pittoni que j’ai commenté en mai dernier (voir lien ci-dessous), contient dans ses dernières pages un émouvant témoignage sur Umberto Saba dont je n’ai pas parlé. Ma lecture récente d’Ernesto (voir ici, 9 janvier) me donne envie de faire aujourd’hui une place à ce témoignage.

Mon billet sur Ernesto s’intitulait “L’écheveau d’Umberto Saba ». Or Anita Pittoni, avant d’être écrivaine et directrice des éditions du Zibaldone à Trieste, est tisserande, et la facture de ses livres, ainsi que sa manière de superviser leur installation en vitrine, en porte la marque. La métaphore filée de l’écheveau sied bien à son récit en trois épisodes intitulé “Cher Saba », où s’enchevêtrent des faits concernant la parution d’une œuvre du poète aux éditions du Zibaldone en 1950. Ce texte singulier révèle autant la complexe personnalité de Saba dont la lecture d’Ernesto m’avait donné un aperçu, que la sensibilité profonde et le caractère bien trempé de Pittoni.

Saba est si capricieux avec ses exigences tyranniques et tortueuses envers son éditrice que Pittoni est sur le point de renoncer à cette publication.  Son propre récit avance parfois à reculons, et au découragement de l’éditrice s’ajoute celui de la narratrice qui craint que son texte ne soit confus… Mais elle en débrouille habilement les fils avec un dénouement simple et touchant que je vais rapporter ici.

Quand le livre est enfin prêt, installé dans la vitrine avec “un voile d’or que j’avais tissé pour cette occasion”, Saba vient chez Pittoni pour en signer trois cent cinquante exemplaires. Elle se tient debout, près de lui, et lui prépare avec une sollicitude maternelle (et dans son cas ceci n’est pas une expression figée) les livres ouverts à signer.

À un moment donné, Saba se retourna, leva son visage vers moi, me regarda de ses yeux de ciel et me demanda d’une voix douloureuse : « Tu sais ce que ça signifie cette ligne sous la signature ? » D’après mes modestes connaissances en graphologie, cette ligne droite et ferme signifiait que le signataire était sûr de soi. Je lui répondis : « Non, Saba, je ne le sais pas. Qu’est-ce que ça veut dire… ? » Il déclara – et j’entendis la voix plaintive d’un tout jeune homme : « Ça veut dire… besoin de soutien… » Et il continua à signer, avec patience.
Cher Saba ! Comment ne pas l’aimer ?

Je vois maintenant à mon tour, dans l’écrivain de soixante-sept ans qui signe ses livres auprès de son éditrice, l’adolescent Ernesto “qui se croit disgracieux et craint le ridicule”: imberbe, dégingandé, désirant par son livre qu’on lui dise qu’il est beau.

Lien vers l’article sur Anita Pittoni http://www.lacauselitteraire.fr/confession-temeraire-suivi-de-cher-saba-et-la-cite-de-bobi-anita-pittoni-par-nathalie-de-courson

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L’écheveau d’Umberto Saba (à propos de “Ernesto”)

Le récit autobiographique inachevé Ernesto, écrit par le poète triestin Umberto Saba en 1953, quatre années avant sa mort, fut publié par ses ayants droit en 1975. Voici un extrait très – trop –  succinct de la présentation de l’éditeur français :

Avec audace, crudité et innocence, il raconte la relation sexuelle d’un garçon de seize ans avec un manoeuvre occasionnel (plus âgé) qui travaille pour le même entrepôt de farine. Cet amour clandestin est vécu sans culpabilité, jusqu’à ce que le jeune Ernesto décide brutalement d’y mettre un terme.

Umberto Saba, Ernesto, traduit de l’italien et préfacé par René de Ceccatty, postface de Maria Antonietta Grignani, éditions du Seuil, 2010.

Le hasard fait que je viens de lire Ernesto au moment où paraît Le Consentement de Vanessa Springora qui, comme on le sait, retrace sa relation d’adolescente avec le sulfureux écrivain Gabriel Matzneff. Je n’ai nullement l’intention de comparer les deux livres ‒ je n’ai d’ailleurs pas encore lu celui de Vanessa Springora ‒ mais son titre, Le Consentement, correspond à une question que je me pose depuis longtemps et qui se pose peut-être aussi dans Ernesto : qu’est-ce que le consentement amoureux, notamment de la part d’une personne très jeune?

La réponse qui me vient tout de suite à l’esprit est la réplique de la Zerlina de Mozart à Don Giovanni : “Vorrei e non vorrei ».

« L’homme » d’Umberto Saba (il ne lui donne pas d’autre nom), loin d’être un don Juan ou un Gabriel Matzneff, présente un certain nombre de traits qui attirent Ernesto vers lui et le rendent plutôt sympathique au lecteur : il appartient à la classe ouvrière, et l’adolescent, tout en vivant avec une mère peu fortunée, est un “Monsieur » qui se déclare “pour les socialistes » et remarque la fatigue du manoeuvre mal payé. Par ailleurs, le comportement de “l’homme” est celui d’un initiateur délicat, non celui d’un prédateur beau parleur : c’est Ernesto qui fait les propositions et les premiers gestes les plus directs ; c’est lui aussi qui décidera de mettre fin à la relation sans que “l’homme” ait son mot à dire. Ernesto transgresse en toute liberté le triple interdit de la différence sociale, de la différence d’âge et de l’homosexualité avec une audace insouciante, soulignent les commentateurs, de sorte que dans son cas il ne conviendrait pas de dire : “Je voudrais et ne voudrais pas”, mais : «Je veux puis je ne veux plus ».

***

Toutefois je ne peux pas m’empêcher de penser que le narrateur veut et ne veut pas exposer certains mouvements intérieurs douloureux de son jeune double. Saba en sait trop sur son personnage pour tout révéler de lui, mais il tient en même temps à laisser des indices, nets ou estompés. On sait qu’il a beaucoup remanié son manuscrit et l’a laissé inachevé :  “Réussirai-je à le terminer ? Il suffit d’un rien pour le tuer ; autrement dit pour changer en moi l’état d’âme nécessaire à son achèvement. Et ce rien peut surgir avec une telle facilité…” écrit-il à sa fille, exécutrice testamentaire à qui il fera promettre de brûler le manuscrit après sa mort (il songe d’ailleurs à se tuer). Certes, dans les années 50 l’homosexualité constitue un grand tabou, notamment chez un homme marié et père de famille. La différence d’âge est en revanche nettement moins scandaleuse qu’aujourd’hui (le mot “pédophile” n’existe pas encore), et le texte dit en passant qu’Ernesto est à 16 ans en âge légal d’avoir des relations sexuelles (bien qu’il ne se soit jamais rasé). La réserve de Saba tient également au fait qu’il ne veut pas se montrer indiscret envers certaines personnes disparues, comme l’adolescent Ilio, sorte de double embelli, dont Ernesto tombe amoureux dans le dernier épisode. Mais cette retenue du narrateur qui donne au texte une tension particulière me semble provenir aussi d’une nappe profonde irriguant l’écriture, apparaissant peu à peu à l’intérieur du texte, notamment au moyen de certaines ellipses narratives, d’une focalisation au début du récit sur les sentiments de “l’homme” plus que sur ceux du garçon, et des nombreuses parenthèses qui s’infiltrent dans les phrases. Je prends presque au hasard, comme exemple de cette crudité délicatement mesurée, un passage où “l’homme” introduit en Ernesto un suppositoire censé éliminer la douleur causée par la relation anale:

Il plaça Ernesto (qui ne semblait guère convaincu) dans la position idoine (la même que lorsqu’il le possédait), et toujours sur les sacs habituels, qui n’avaient pas encore trouvé acquéreur, et n’étaient donc pas sortis de l’entrepôt.

Umberto Saba dans une rue de Trieste, photo reprise du blog littéraire “Sur une île j’emporterais” dont le lien est donné en fin d’article.

N’étant pas une spécialiste de l’œuvre de Saba, je me suis demandé si cette manière d’entrecouper ses phrases de parenthèses était un trait habituel de son style, et il semble bien que non. Elles ne figurent pas, par exemple, dans un récit de Couleur du temps intitulé La Poule, histoire d’un adolescent assez semblable par le milieu social et le caractère à Ernesto. Cette nouvelle, où il n’est pas question de sexualité mais où – fait non négligeable ‒ le père brille également par son absence, est narrée de manière beaucoup plus fluide qu’Ernesto et le personnage y est plus classiquement dessiné.

Au contraire, la complexité d’Ernesto est constamment mise en évidence : le garçon a une tendance à « aller droit au cœur des choses » qui lui fait prendre les devants, mais cette avancée directe vers l’objet de son désir est suivie de sautes d’humeur et d’écarts, comme un cheval qui se cabre soudain. Ceci fait de l’épigraphe de D’Annunzio au premier épisode un vœu pieux teinté de mélancolique ironie : « J’aimerais maintenant que je suis vieux dépeindre, / avec une tranquille innocence, le monde merveilleux ». Rien ne me paraît tranquille ni merveilleux dans ce livre, car Ernesto éprouve le plaisir sexuel au prix d’un refus ultérieur de ce qu’il a recherché et se sent envahi d’angoisse ou de remords après avoir agi. Tout cela révèle une grande instabilité, et notamment « une sensualité incertaine en ce qui concernait son objet ».

Ainsi, en sortant de chez la femme qui l’a initié aux amours hétérosexuelles :

Il n’arrivait pas à débrouiller l’écheveau un peu emmêlé de ses pensées, et il souffrait d’une grande soif. L’écheveau, il devrait attendre encore des années pour commencer tout juste à le démêler (…)

N’est-ce pas cet écheveau que l’écrivain de 70 ans tente encore inlassablement de démêler dans la clinique romaine où il séjourne en 1953 ? De quelle manière et à quel point son Ernesto est-il capable de vouloir l’expérience qu’il a recherchée ? Jusqu’à quel point aussi l’auteur veut-il que son oeuvre, située au bout d’une vie d’écriture, soit détruite ? Cette manière de sonder les vouloirs et les refus d’un garçon de seize ans, de pénétrer ses émotions contradictoires et de révéler les enjeux personnels qui y sont associés contribue certainement à donner son actualité et sa mystérieuse beauté à Ernesto.

Lien vers le très bon blog « Sur une île j’emporterais », (l’interprétation qui y figure est plus euphorique que la mienne).   https://suruneilejemporterais.fr/symptome-attachement-excessif-passe/

 

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Esprit d’escalier

Claire S., ancienne amie de fac qui a fait carrière dans des organismes internationaux, retrouve ma trace et me donne rendez-vous dans un café. Je me sens honorée. Sa conversation est enjouée : — Quand tu étais jeune tu étais tellement insecure ! Et maintenant ? demande-t-elle avec un sourire bienveillant. Je réponds : — Moins… mais dans le fond à peu près autant.

Je la sens déçue (d’ailleurs je ne l’ai plus revue).

Trois ans après je repense à ce dialogue et je dis à Claire dans ma tête : — Et si c’était de cette indécrottable insecurity que je tire mon énergie, ou… disons, une certaine énergie, moi ?

Henri Michaux, Sans titre, aquarelle et encre de Chine sur papier, 1957

 

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