Empathie suite et fin

Titre et chapeau d’un dossier du Monde du 13 décembre :

« Trop paternaliste et autoritaire » : la formation des futurs gynécologues en pleine réflexion
Empathie, consentement, sensibilisation aux violences gynécologiques : la formation des jeunes spécialistes du corps des femmes évolue.

Avant-hier La Croix, hier Le Monde. Tous les jours un journal nous parle d’empathie. Ce mot inconnu chez nous il y a vingt ans et à peine entré dans les dictionnaires s’étend d’une manière dont je ne devrais pas me moquer. N’ayant pas très envie de me pencher sur les œuvres de Serge Tisseron ni de Jeremy Rifkin, spécialistes de l’empathie, je remarquerai seulement que dans la formation des gynécologues empathie s’oppose à paternalisme et autoritarisme.

Alors saluons cette nouvelle attention au patient, et concédons sans chipoter qu’il y a des choses meilleures que les mots qui les désignent.

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Empathie et charité

Le cardinal Marc Ouellet, Préfet de la Congrégation pour les évêques, constate qu’une fois sur trois les prêtres refusent aujourd’hui la charge d’évêque (journal La Croix du 12-12-19). Il dessine ensuite le portrait de l’évêque idéal : « Il ne suffit pas de souligner les vérités de la foi. (…) Les évêques doivent être moins professeurs et plus pasteurs (…) Il faut qu’ils aient de l’empathie pour les plus pauvres et les éloignés. »

Je me demande à ce moment de ma lecture ce que devient la charité chrétienne, mais elle apparaît quelques lignes plus bas : la communauté chrétienne « se renouvelle par la charité concrète ».

Giotto, “La Charité”, fresque de la chapelle Scrovegni à Padoue

On dirait que la théologie est mise sens dessus dessous : la vertu théologale de charité, amour de Dieu pour ses créatures que l’homme reçoit de sa main (comme on le voit chez Giotto) pour la transmettre à son prochain, devient empathie, « charité concrète » que l’évêque fait remonter vers Dieu. Ce mouvement de remontée n’est d’ailleurs pas donné, comme si l’empathie libérait l’homme d’une relation trop verticale en même temps que s’éloigne le « professeur ». Je remarque aussi que charité a maintenant besoin en français d’un adjectif pour être bien entendu.

Décidément la charité s’empathe un peu.

Que dirait Pascal de ce nouvel « ordre de l’empathie » ?

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Avatars du ressenti

Le ressenti était un mot que Nathalie Sarraute employait assez volontiers (tout en lui préférant la forme verbale ce qu’on ressent ou le nom sensation), pour évoquer les mouvements intérieurs qui sont à la source de son écriture :

Il faut que la sensation, le ressenti, passe vite, ait une force d’impact immédiate, porté par des mots familiers. (…) Des images claires, banales, immédiatement évocatrices doivent faire passer des sensations indéfinissables. (Le Gant retourné, Oeuvres complètes, bib. de la Pléiade, p. 1709).

Indéfinissable, le ressenti ? Aujourd’hui on le chiffre et on le quantifie : il existe en météo des températures ressenties à côté des températures réelles ; on entend sur France Inter que “Le pouvoir d’achat réel est en hausse, le pouvoir d’achat ressenti est en baisse” ; des Instituts de Formation spécialisés vous aideront à “clarifier” et “réguler” vos ressentis pour une « Alternative non-violente ». Le ressenti est un mot-clé de la sophrologie et des discours de bien-être : “Quand je suis accablée par ce qui arrive, je me mets à l’écoute de mon Ressenti dans un atelier de méditation où l’on naît à soi, loin des mouvements qui nous empêchent de Voir Clair et de ressentir la Paix. » (Picoré sur Facebook. Les majuscules ont été conservées mais pas les fautes d’orthographe.)

Autre pièce du même kit : Réenchanter. Réenchanter le monde, réenchanter la vie, réenchanter votre parcours professionnel…

J’ai vu qu’on réenchantait même la vieillesse par la gym douce et la marche nordique. Qu’en dirait Goya ?

Goya, “Aun aprendo”, “J’apprends encore”, dessin de l’album de Bordeaux, 1826, Musée du Prado.

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P.S au billet du 6 décembre

Autre raison pour préférer sympathie à empathie : sympathie a un contraire, antipathie, et empathie n’en a pas. C’est un mot mou.

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Empathie

Au XXème siècle est apparue, venue je ne sais d’où, l’empathie, « pouvoir de se mettre à la place d’autrui et de ressentir ce qu’il éprouve ». Le marché regorge de livres qui en abordent plusieurs aspects contradictoires (ou complémentaires).

Dommage que l’empathie tende à remplacer un très bon, très riche et très vieux mot : sympathie.

Définitions du dictionnaire CNRTL : Sympathie. A. Attrait naturel, spontané et chaleureux qu’une personne éprouve pour une autre. B. Concordance entre deux ou plusieurs personnes que rapprochent certaines affinités, certains goûts ou jugements communs. C. Bonne disposition, attitude favorable, sentiment de bienveillance envers quelqu’un ou quelque chose. D. (Nous voici à ce qu’empathie a usurpé). Fait de s’associer aux sentiments d’autrui (…). En particulier, participation à des sentiments de tristesse, compassion. »

Je ne résiste pas à l’envie de donner, pour sympathie (et par sympathie), un exemple du CNRTL, tiré du Journal de Gide qui jouait tous les jours du piano :

« Mon don de sympathie décroît et je fais moins volontiers mienne l’émotion du musicien que j’interprète, façon très compliquée de dire que je joue moins bien. Sans doute ce retrait de la sympathie vient aussi de ce que je prends conscience plus nette de moi-même et de ma valeur, façon compliquée de dire que la vieillesse invite à l’égoïsme ».

Le choix de sympathie est ici d’autant plus heureux qu’en acoustique musicale il signifie la vibration d’un corps sonore en contact avec un autre.

Je ne résiste pas non plus à l’envie de relire l’acte II scène 6 du Malade Imaginaire, quand le docteur Diafoirus explique à Argan qu’il est malade de la rate ‒ ou parenchyme splénique ‒ en même temps que du foie, « à cause de l’étroite sympathie qu’ils ont ensemble, par le moyen du bas breve du pylore, et souvent des méats cholidoques. »

Ah, si Diafoirus avait connu l’empathie !

 

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Un usage de la parole

Mon voisin Antoine, séparé de sa femme depuis quelques années et père d’une fille de 12 ans, Elanor, vient de rencontrer la femme de sa vie, séparée de son conjoint et mère d’une fillette de 6 ans, Lenora. Ils partent tous les quatre en vacances. Les choses ne se passent pas très bien entre Elanor et la nouvelle femme, au point que la préadolescente déclare : “Plus jamais je n’irai en vacances avec ta meuf et sa fille, je préfère aller chez mamie, chez tata, en stage, en colo ». Antoine lui répond : « Ton attitude est égoïste car nous formons une famille recomposée ».

Henry James, dont je parlais ici l’autre jour, tirerait sans doute  de la ressemblance des prénoms des filles dans un contexte de conflit familial la « petite graine » d’un récit inquiétant. Nathalie Sarraute trouverait sûrement un aliment pour L’Usage de la parole dans la phrase : « Nous formons une famille recomposée”.

Et que dirait un linguiste ? Verrait-il dans cette expression un performatif : « Dire c’est faire » ? Ici, il s’agirait plutôt d’un “dire c’est vouloir faire”. Elanor ne s’y est pas trompée, car la phrase signifie :  “Je te mets dans l’étui sociologique appelé famille recomposée et je t’enjoins d’y rester ». Les mots précèdent et forcent la chose ; la nouvelle expression doit magiquement créer la nouvelle réalité. Si elle savait la grammaire, Elanor répondrait : “Apprends à composer ta famille avant de figer tes participes passés en adjectifs. » Ne la sachant pas, elle répond efficacement : “Je préfère aller en colo.”

Cette manière d’énoncer une parole qui se substitue à son contenu nous dit sûrement quelque chose sur les avatars de l’autorité paternelle au XXIème siècle. Mais l’expression “nous formons une famille recomposée” qui suppose une décomposition ou une fracture préalable que l’on répare avec des mots, a aussi je ne sais quelle parenté avec ce que j’appelais ici il y a trois ans “parole-cataplasme »  http://patte-de-mouette.fr/2016/11/11/parole-cataplasme/ 

NB : On comprendra que ceci n’est absolument pas un jugement moral sur les familles recomposées.

 

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Quelques vieux habits

Je n’ai jamais aimé porter les vêtements de ma sœur aînée et les boutiques vintage me dégoûtent un peu.

Dans une nouvelle de Henry James de 1868, Histoire singulière de quelques vieux habits, deux sœurs aux noms shakespeariens, Viola et Perdita, sont dans le secret de leur cœur amoureuses du même jeune homme. Il finit par choisir Perdita et lui offre des soieries que Viola contemple et tripote avec envie.
Le soir du mariage Perdita laisse sa robe de mariée dans sa chambre avant de partir avec son mari. Ayant oublié quelque chose, elle y retourne et découvre sa sœur :

Elle avait revêtu le voile et la couronne de mariée dont Perdita s’était dépouillée, et à son cou elle avait passé le lourd collier de perles que la jeune fille avait reçu de son mari en cadeau de noces. Viola, ornée de cette parure perverse, était debout devant la glace, dans les profondeurs de laquelle elle plongeait un long regard pour y découvrir Dieu sait quelles impudentes visions.

(J’aime bien « impudentes visions » et surtout « parure perverse », avec cet hypallage qui attribue à l’objet un caractère appartenant à Viola qui le porte. Je ne raconterai pas la fin de l’histoire, je dirai juste qu’elle est fantastique.)

Les frères James et leurs chapeaux : Henry à gauche, William à droite

La notice du volume de la Pléiade, se référant au biographe Léon Edel, évoque la sourde rivalité qui opposait Henry à son frère aîné, le philosophe William James. William juge avec une certaine condescendance les œuvres d’imagination de Henry tout en prenant ombrage de ses succès littéraires. De son côté, Henry se sent inhibé en présence de son frère au point d’en tomber malade. Mais quand William a le dos tourné, Henry se glisse dans ses vieux vêtements et adopte sa posture…

Le prénom William a été attribué au moins fantasque des deux frères. Est-ce la sourde influence du William Wilson d’Edgar Poe qui me le fait trouver foncièrement inquiétant, avec son W initial, renversé en M final, entourant deux voyelles identiques et deux L ? Chez Poe, le prénom déteint même sur le patronyme Wilson, « fils du vouloir ». Quelle est cette ombre qui m’empêche d’être le fils de mon vouloir, “ce spectre qui marche dans mon chemin” ? dit l’histoire. “Quel est ce frère plus grand, moins chauve et sûrement plus intelligent que moi, qui passe avec une fausse bonhomie son bras sur mon épaule ?” peut-on faire dire au Henry de la photo ci-dessus. “Quel est ce minus qui porte un chapeau plus grand que le mien ?” peut-on faire dire au William de la photo.

N.B. : Il existe en anglais une littérature sur les frères James. En français, un livre de David Lapoujade a fait en 2008 l’objet d’une émission de France Culture :
https://www.franceculture.fr/oeuvre/fiction-du-pragmatisme-william-et-henry-james

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À Office-dépôt

… je cherche des recharges pour mes stylos à bille Waterman, Pelikan et Parker, en vain. Le rayon n’existe plus. Je cherche des Stabilos à bille « point ball » rayés (avec « zone grip” caoutchoutée de la couleur de l’encre), en vain. Certes, on les trouve encore sur Amazon, mais dans notre siècle à doigts le feutre ou le roller remplacent doucement la bille. On ne gratte plus, on surligne et on glisse ; on ne tape plus, on caresse et on clique.
Mais j’ai déjà parlé de cette révolution de velours : http://patte-de-mouette.fr/2016/03/08/siecle-a-doigts/

Je me suis précipitée au sous-sol de la papeterie Gibert Joseph faire ma provision de bics à bille dure et de recharges de Pelikan, Waterman et Parker. Je n’avais autour de moi pour des quêtes similaires qu’un ou deux seniors. Est-ce en raison de l’heure choisie ?

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Deux questions de syntaxe

Un usage du quoi

Léa Salamé à ses interviewés sur France Inter : « Si on vous propose d’aller voir Polanski, vous faites quoi ? »… « L’augmentation du chômage, ça vous dit quoi ? »

J’allais appeler ça la syntaxe Salamé quand j’ai entendu la même tournure chez Olivia Gesbert sur France Culture.

Prenons donc acte de la mise en désuétude du très raffiné qu’est-ce que. Ma copine de classe espagnole Concha s’en attristera, elle qui s’amusait tant à répéter « Qu’est-ce que c’est que c’est que ça… »

Un non-usage du je

Il y a dans certains courriels d’écrivains une manière affairée de ne pas dire je qui trahit une omniprésence du je.
« Chère N,
Content de t’avoir vue.
Te signale une signature à 16h avec Y.
Voulais te prévenir.
T’embrasse,
X »
(On a envie d’ajouter en PS : « Pour le je, voyez ma biographie ».)

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Files d’attente à Merville

Au Carrefour contact, devant moi, un homme handicapé sort un billet de 10 € pour régler des courses qui en valent 21. La caissière lui répète plusieurs fois qu’il n’a pas assez d’argent. Il ne comprend pas, bredouille, s’agite. Elle finit par lui confisquer un livre d’images pour enfants. Il gémit tristement, il ne veut pas renoncer à son livre et reste planté là, comme ses marchandises sur le tapis noir.
Je voudrais tant raconter maintenant que je lui ai offert son livre ! Si j’avais inventé cette histoire j’y aurais, par une évidence narrative, joué ce rôle bienfaisant. Mais dans la vraie vie  je n’y ai pas du tout pensé et j’ai changé de file.

Chez la boulangère, la queue se poursuit loin sur le trottoir. Un garçon d’environ sept ans demande avec aplomb deux « traditions » et deux sucettes. La boulangère dit : « Il n’y a d’argent que pour les deux tradis ». L’enfant s’obstine, la queue s’allonge. Le père, resté sur le trottoir avec la poussette du petit frère fend la queue et dit : « Pas les deux sucettes”. Un jeune homme devant moi dit à l’enfant : « Bien essayé ». Baudelaire lui aurait donné tout le bocal pour son absence totale de réalisme.

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