Couette de mots

La prose de Michel Leiris m’endort parfois, et soudain vrombit et me pique comme un moustique.
S’il est amateur de calembours et de mots déformés, Leiris juge avec sévérité les “plates atteintes au langage” que sont les argots familiaux, ces mots qui, loin de suggérer des associations inédites, servent à reconnaître les moutons du même troupeau.


Entre gens qui se voient journellement, il se crée fatalement des habitudes ; chacun se fige dans une attitude définie, née de la conception que les autres ont de lui ; chacun aussi a ses spécialités, ses « numéros ». C’est cela que je ne peux pas supporter, cela que je regarde comme un indice de momification et de gâtisme. (p. 189)

Issue d’une famille nombreuse j’ai moi-même, je l’avoue, abondamment pratiqué (et ce n’est pas fini) ces argots convenus des couvées familiales qui donnent à ses membres la sensation douillette d’être serrés les uns contre les autres sous une couette qui sent la poule. Enfant, je m’estimais heureuse que mon grand-père me distingue en m’appelant “Nathaloche”. Adolescente, j’ai adopté le jargon du clan contigu de mes cousines, “fillasses chéries” d’une tante collectionneuse de néologismes fantaisistes et de suffixes tendrement dépréciatifs. Avec mes frères et sœurs j’ai partagé divers hispanismes, puis un dialecte dissident et blasphématoire qui consistait à parsemer de grossièretés certaines expressions  parentales et grand-parentales.

Les paroles si justes de Leiris me sont des injonctions à secouer toutes ces plumes et à suspendre ma couette de mots familiaux à la fenêtre. Que perdrai-je si un coup de vent l’emporte ?

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Jeux de mots

Quand j’ai lu qu’André Du Bouchet n’aimait pas les jeux de mots, j’ai pensé à Rabelais, à Michel Leiris, aux surréalistes, et j’ai éprouvé cette petite tristesse que l’on a quand des gens qu’on aime ne s’aiment pas entre eux.

« Ce qui est un jeu dans le langage, jeu conscient, m’agace (…), dit André Du Bouchet à Alain Veinstein. Ça tourne en rond. Ça se boucle sur soi, ça ne va pas très loin, ça ne se déplace pas. (…) Un mot qui mène à un mot, qui boucle sur un mot, c’est du rebut. »

Du Bouchet va jusqu’à dire qu’il trouve les jeux de mots « répugnants » et ce dernier adjectif me désole : le plaisir qu’on éprouve à triturer et à déformer les mots est-il non seulement futile, mais aussi dégoûtant que de se fouiller l’intérieur du nez ?

Mais si j’y pense bien… Je ne suis jamais parvenue à lire jusqu’au bout les calembours poétiques de « l’espèce de lexique » qui constitue Glossaire j’y serre mes gloses de Michel Leiris. Certaines de ses définitions comme : « désir ̶ désert irisé » m’enchantent à moitié : l’étincelle donnée par « désir » et « irisé » s’éteint dans le « désert » qui les sépare. C’est beau pour évoquer les mirages du désir mais cela sent un peu le mot d’esprit. L’anagramme qui le suit me rappelle les  « mots tordus » des magazines pour enfants : « désir – rides inversé ». Un livre entier constitué de ce type de jeux de mots est sans respiration interne. Loin de soulever des ailes d’images, il finit par mettre le langage sous cloche.

J’accueille donc comme un bol d’air la suite des propos d’André Du Bouchet : « La fraîcheur, c’est le langage qui ne se referme pas sur soi ».

Mais en repensant à Rabelais, à Balzac, à tous les drolatiques, je me dis que la fraîcheur c’est aussi la gaieté, le langage qui s’amuse de lui-même comme dans Un début dans la vie, sixième récit de La Comédie humaine que je décide de relire dès que possible.

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“Habite ce qui t’empêche”

Aujourd’hui je ne trouve pas dans ma bibliothèque préférée ma place préférée devant la fenêtre du jardin. Je m’assieds et dépose ma pile de livres sur une table basse en lattes vertes assez avenante. Moins de trois minutes plus tard s’installe presque contre moi une jeune fille farineuse à chaussures pailletées qui pose un gobelet plein  de café à deux centimètres de mes livres. Je souffre toujours quand des aliments voisinent avec les livres, on dirait que certaines natures mortes ont été peintes par des personnes qui n’aiment pas les livres.

Raphaelle Peale : Still life with orange & book

Pendant que le café tiédit dans le gobelet bordé d’un rouge à lèvres écarlate qui me semble baver vers mes livres, un cliquetis d’ongles nacrés bleu-pâle déferle sur mes oreilles. Je n’aime pas beaucoup entendre les ongles longs cliqueter sur les claviers.

J’ouvre mon premier livre : Armand Dupuy, Mieux taire, un poète énigmatique et direct. Je copie sur mon cahier :

« Un seul arbre obsède et bouche la vue qui me
rappelle habite ce qui t’empêche. »

Je tourne des pages : “Tout me laisse plus seul ici”… “Les images s’apaisent dans le blanc des murs”…

Apaisée moi aussi par la profonde patience qui émane de ces paroles je relève la tête : La jeune fille a disparu. J’irai vider le gobelet dans les toilettes.

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A eux seuls un monde

Il y a des gens qui sont à eux seuls un monde. Quand je les vois j’ai l’impression d’entrer dans un pays familier, peut-être parce qu’ils me rappellent des personnes disparues dont ils sont les météorites.

Quand je lis Rosa Montero en espagnol j’oscille entre la joie et la nostalgie car j’ai l’impression d’entendre plein d’amies que j’ai perdues. C’est comme si les mots me sautaient joyeusement sur les genoux puis m’entraient dans le cœur en me faisant un peu mal.

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Le mot lunette

J’ai remarqué que lunette n’est plus souvent utilisé pour désigner l’accessoire ovale et percé du siège des cabinets d’aisance. De Leroy-Merlin à Allibert on semble éviter ce mot joliment cosmique comme s’il était chargé d’un voyeurisme embarrassant. On lui préfére les revêches  “abattants” avec “frein de chute silencieux et déclipsable ». Frein de chute de qui, de quoi ? De la lunette, qu’une fille qui passe aux WC après un garçon peut désormais rabattre sans faire « bang ».

Dans tous les dictionnaires cette acception hygiénique de lunette est placée parmi les premières, bien avant tout instrument d’optique. Le CNRTL fournit même deux exemples littéraires dont l’un est emprunté au Journal de Jules Renard : « Quand on a bien envie et qu’on peut – enfin ! – mettre son derrière sur la lunette, c’est une joie d’attendre encore un peu ».

 

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Le bondissement des choses

Bibliothèque Publique d’Information. Centre Georges Pompidou, Paris

Au lieu de lire le livre qui doit une fois de plus tout m’apporter, mes yeux fixent paresseusement deux hommes marchant dans l’allée centrale les pieds tournés vers le dehors et un port de tête allègre qui me les classe immédiatement dans la catégorie des directeurs. Ils saluent les bibliothécaires et j’ai beau guetter dans leur attitude une nuance de condescendance, je ne remarque rien qui puisse la suggérer tant ils m’ont l’air paisibles et posés en eux-mêmes comme seuls peuvent l’être des directeurs. Qu’est-ce que ça peut bien me faire ? Pourquoi ces observations inutiles me pénètrent-elles d’une sensation douillette, comme si j’étais un chat enroulé dans son panier, les yeux mi-clos et les oreilles dressées ? J’entends des semelles caoutchoutées de baskets d’étudiants et un double claquement talon-plante de dames. Je me rappelle les pas des fidèles de mon enfance s’avançant vers la communion dans cette odeur détestée du dimanche, équivalent bondieusard de « l’odeur de pension » du Père Goriot qui me rend sûre que je n’aurai jamais de révélation mystique dans une église.

Et dans une bibliothèque ? Que me dit Jean-Paul Michel ?

Un poète, c’est une oreille, des poumons, un pas. A le lire, on entend comme il respire, comme il marche.

On juge de l’intégrité d’un auteur à son respect du bondissement de chose de la chose – à ses efforts pour lui garder, comme son trésor, mystère, rythme, éclat.

Ma paresse n’aura pas été infructueuse, un des meilleurs moyens de la combattre ayant été de m’y livrer. À défaut de révélation, Jean-Paul Michel me suggère aujourd’hui un début de réponse aux questions que je me posais récemment sur la sincérité  littéraire.

 

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Ponctuer

    Tes textes sont courts et ponctués comme si chaque signe était un petit rire d’excuse disant : « Vous pouvez arrêter de me lire au prochain point, au prochain tiret, à la prochaine virgule. »

    Cesse de ponctuer par timidité.

   Écoute plutôt Jules Renard : « Écrire, c’est une façon de parler sans être interrompu. »

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Se gratter la tête (annexe du billet du 8 juin : « Petits gestes »)


Le chapitre XXII de la deuxième partie de Don Quichotte s’intitule : « Où l’on conte la grande aventure de la caverne de Montesinos, qui est au cœur de la Manche, heureusement couronnée de succès par le valeureux don Quichotte de la Manche ». Cette parodie de plongée initiatique du héros dans les entrailles de sa terre est un des passages les plus oniriques et les plus mystérieux du roman.

Don Quichotte et Sancho sont guidés vers la caverne de Montesinos par le cousin d’un licencié qui leur raconte qu’à la manière d’Ovide et en style burlesque il a écrit des livres sur l’origine de diverses choses comme la Giralda de Séville ou la Sierra Morena. Il y explique aussi quel fut le premier homme à contracter un catarrhe, ou qui le premier fut frotté de pommade pour guérir du « mal français » (syphilis). Sancho, « qui avait été fort attentif au discours du cousin », le questionne comme un oracle : “Sauriez-vous me dire  ̶  mais bien sûr vous le saurez car vous savez tout  ̶  qui se gratta le premier la tête ? Je tiens pour moi que ce dut être notre père Adam.” Le cousin acquiesce doctement : Adam étant un homme, il avait une tête et des cheveux et devait se gratter quelquefois.

Au moment où le maître s’apprête à recevoir ses révélations inouïes au fond du gouffre l’écuyer obtient les siennes sur la route. Don Quichotte prend la chose de haut : “Il y a des gens qui se tourmentent pour savoir et vérifier des choses, lesquelles, une fois sues et vérifiées, ne font pas le profit d’une obole à l’intelligence et à la mémoire”. Et nous, quel sens donnerons-nous à cela ? Aucun, si ce n’est d’avoir avec Sancho la confirmation que se gratter la tête est un des gestes les plus foncièrement humains.

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Petits gestes

Dans la vie on passe beaucoup de temps à faire toute sorte de petits gestes, comme se gratter la tête, se frotter le nez, mettre ses cheveux derrière ses oreilles, appuyer son doigt sur sa joue, crisper les orteils, balancer les pieds, se mordre les os métacarpiens. Ces gestes révèlent parfois une tension interne plus ou moins intense, mais je crois que la plupart du temps ils nous servent juste à éprouver ou à vérifier notre présence corporelle à nous-mêmes, ils satisfont notre simple besoin de se toucher, comme si nous étions nos propres nounours. J’ai vu il y a quelques années un dessin animé – dont j’ai malheureusement oublié le titre  ̶  où les animaux-personnages effectuaient machinalement des petits gestes de ce type tout en parlant et en accomplissant les tâches que requérait le scénario. L’effet était hilarant, justement parce que ces gestes, qui n’atteignaient pas le statut de tics, étaient sans rapport aucun avec l’action ou les caractères. À l’inverse, dans l’oeuvre d’Andy Warhol intitulée Screen test, les personnes qui doivent se trouver chacun quatre minutes face à une caméra font très peu de ces petits gestes, ce qui leur donne l’aspect figé d’icônes : Dali met parfois le doigt sur sa joue, Susan Sontag suçote une branche de ses lunettes noires, et Jane Holzer est impressionnante d’immobilité.

Andy Warhol, Screen test, 1964-66,  Salvador Dali

Andy Warhol, Screen test, 1964-66, Jane Holzer

 

 

 

 

 

 

Un jour, j’ai observé et noté les petits gestes des passagers qui m’entouraient dans le métro. Ce qui saute aux yeux est le besoin de caresser, assez largement satisfait par la manipulation des téléphones portables, mais donnant lieu aussi à des comportements  discrètement étranges :

– Il caresse tendrement son ticket en parcourant les bords, s’arrêtant un peu plus longuement sur les coins, comme s’il voulait en évaluer tactilement le périmètre.
– Elle se ronge les ongles, place une boucle de ses cheveux sur son nez, se frotte le nez, recommence avec la boucle, remonte la lèvre supérieure pour atteindre le niveau du nez.
– Il se gratte le front, en retire une pellicule qu’il pince entre pouce et index, se mouche dans un kleenex assez usé, rajuste ses lunettes et se frotte l’oeil en passant.
– Elle essaie encore de rejoindre son nez avec sa lèvre.
– Il se cure les dents avec son ticket.
– Elle mordille l’emballage du bouquet de fleurs qu’elle tient sur ses genoux.
– Il lisse les poils de ses bras et de ses avant-bras.

Etc. Quel romancier saurait donner sens à tout cela ? Dans les romans médiocres les petits gestes sont banalement codés : se gratter la tête = être embarrassé ; se caresser le menton = réfléchir profondément. Il faut le talent de Robert Walser pour nous égayer des postures corporelles d’un écrivain qui se prépare à l’art de penser :

Il se masse le front, tiraille ses cheveux, dont il possède généralement toute une colline forestière, se frotte le nez avec l’index, se gratte peut-être aussi un peu, se mord les lèvres, affecte une expression énergique en même temps qu’apparemment froide et blasée, nettoie sa plume, s’assied sur sa chaise devant sa table vieillotte, pousse un soupir, et se met à écrire (p.7).

Tout professeur ayant surveillé une salle d’examen mesure le penchant procrastinateur de ses élèves au nombre de leurs petits gestes. Au contraire, Sancho Panza, débordé de travail quand il est devenu gouverneur de son “ínsula” dans la deuxième partie de Don Quichotte, écrit à son maître : “Mes affaires m’occupent à tel point que je n’ai le loisir ni de me gratter la tête, ni même  de me couper les ongles” (II, 51).

Il y a encore une ou deux choses à dire sur Sancho Panza et le grattage, mais pour laisser à chaque billet de ce blog des proportions convenables j’aborderai ce sujet inspirant un autre jour.

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Dire comment on va

N.B. Chers Abonnés, vous recevez aujourd’hui deux billets. Je confirme que celui-ci est à lire en premier.

Le Garçon sauvage, petit livre de Paolo Cognetti que j’avais commencé à lire assez distraitement, contient de ces richesses qui passent sur le moment quasiment inaperçues mais qui font peu à peu leur chemin, s’entremêlant à d’autres lectures et à d’autres expériences (cf billet du 10 mai).

Pendant son séjour de près de 8 mois dans un chalet du val d’Aoste, le narrateur fréquente Remigio, ouvrier maçon doté « d’un caractère contemplatif » et grand lecteur « de livres difficiles » car : « les mots qu’il connaissait ne suffisaient pas pour dire comment il allait ».

En quel sens ? lui demandai-je, intrigué. En ce sens, m’expliqua Remigio, qu’il avait toujours parlé dialecte, et que le dialecte a un lexique riche et précis pour ce qui est des lieux, des outils, des travaux, des pièces de la maison, des plantes, des animaux, mais qu’il devient vite pauvre et vague dès qu’on en vient à parler de sentiments. Tu sais comment on dit quand on est triste ? me demanda-t-il. On dit « mi sembra lungo » : « je le trouve long », en parlant du temps. C’est le temps, quand on est triste, qui ne veut plus passer. Mais l’expression vaut aussi pour quand (…) on se sent seul, qu’on n’arrive pas à dormir, qu’on n’aime plus la vie qu’on fait. Remigio décida un jour que ces trois mots ne sauraient lui suffire, il lui en fallait d’autres pour pouvoir dire comment il allait, et il se mit à les chercher dans les livres. (p. 120-121)

Ce Remigio est un original. Moi qui ne possède aucun dialecte, je m’émerveille que les habitants d’Aoste associent un sentiment de tristesse à un temps démesurément long, j’aurais tendance à y trouver quelque chose de baudelairien et à m’exclamer avec une nostalgie d’emprunt : « Comme ces dialectes sont expressifs et quel dommage qu’ils se perdent ! » Avec ma co-traductrice Marina Sala, il nous semblait par exemple incontestable que la version originale en dialecte aragonais du livre Où allons-nous ? d’Ana Tena Puy exprimait des sentiments plus touchants, plus vrais que leur traduction en espagnol standard et en français.

“Carte du Tendre”, du roman Clélie de Madeleine de Scudéry, 1654

Mais je comprends aussi parfaitement Remigio d’avoir besoin de plus de mots pour « dire comment il va ». Le dialecte de notre époque pour dire comment on va est celui de la sophrologie, sans poésie cette fois, avec ses plaques de « ressentis », de “reconstructions”, de « gestions du stress” et d’« investissements de notre corps et de nos émotions ». Un de mes grands plaisirs d’enseignante est de présenter à mes élèves le vocabulaire des sensations et des sentiments en essayant de leur faire déguster, dans leurs plus fines nuances, les mots qui expriment nos enthousiasmes, nos détestations, notre ardeur, notre indifférence, nos bonheurs et nos douleurs. Nous traversons les sentiments d’une vie, et avec ce bagage d’antonymes et de synonymes dont pas un ne l’est complètement de l’autre, chacun doit se débrouiller sans sophrologie pour dire précisément comment il aime et comment il va.

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