Le bouvardisme

 

Je propose que  ̶  sur le modèle de bovarysme  ̶  on crée le mot bouvardisme : ce nom désignerait aujourd’hui l’attitude studieuse que l’on trouve souvent, à des degrés divers, dans le corps enseignant et chez certains publics d’expositions, attitude que favorisent notamment le développement des vols low cost, l’aspect de plus en plus pédagogique des sites visités, et l’inscription d’un nombre croissant de biens culturels au patrimoine mondial de l’UNESCO.

Quoiqu’il y ait dans l’avatar actuel du bouvardisme une soif anxieuse de connaissances, elle procède davantage d’une boulimie que du désir d’entrer profondément en résonance avec le monde : le bouvardisme est le contraire d’une attitude rêveuse ou attentive à la vie personnelle de l’esprit. Il contient plus de passion de connaître que de passion pour l’objet de la connaissance qui, comme chez Bouvard et Pécuchet, est variable et chancelant. (Terrible miroir que celui que nous tend ce roman : les personnages, dépourvus de boussole intime, sont à jamais incapables de tirer une substance nourricière de ce qu’ils ingurgitent, car toute connaissance dépendant d’une autre et l’annulant en même temps, rien ne se relie à rien, rien ne conduit à rien, aucun lieu n’ouvre sur un lieu plus vaste.)

J’inclurais aussi dans notre bouvardisme contemporain une résistance louable au discrédit actuel du savoir, qui mène à la volonté contraire d’être parfaitement précis, de ne pas perdre une date, une étymologie, une référence, et de faire le tour de chaque question avec une exhaustivité tatillonne et desséchante.

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Mon purgatoire

Dans l’au-delà je ne serai pas mécontente de faire un assez long séjour au purgatoire. D’abord, je ne m’y sentirai aucunement dépaysée, ayant eu tout au long de mon existence terrestre le sentiment fatigant d’une faute à payer, peut-être celle de respirer l’air commun sans demander la permission. Et puis, la compagnie de gens humbles aux yeux tournés vers le ciel sera nettement plus réconfortante que celle des Importants qui vous croisent et vous toisent.

Le Purgatoire, Casa di Dante, Florence. (Site de Philippe Sollers, article “Dante à Florence”). Pour lire les inscriptions, cliquer sur le dessin.

Si je devais me choisir une résidence purgatoriale (je ne sais pourquoi cet adjectif existe à peine, ou pas du tout, en tout cas beaucoup plus rare qu’« infernal » alors que ces deux séjours des âmes doivent être à peu près aussi peuplés), je m’installerais dans un val fleuri aux alentours de la première corniche de la montagne de Dante, celle où débouche un escalier avec des marches de toutes les couleurs et des fresques peintes sur la roche. Il serait stimulant de vivre dans un lieu inventé exclusivement pour l’espoir, où des anges annoncent aux pénitents qui se traînent comme des larves de marche en marche qu’ils constitueront un jour les ailes d’un immense et radieux papillon.

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Walser à l’heure de la sieste

Je lis Robert Walser dans mon berceau de bambous. Une noisette tombe de l’arbre, un ramier passe à tire-d’aile, les enfants voisins font rebondir un ballon avec un son mat qui me rappelle des jours lointains, et je lis : « La terre s’étirait d’enfantine façon, avec gravité néanmoins, aussi grande qu’elle était petite, aussi vieille qu’éternellement jeune. » Une feuille de bambou arrive sur ma page, je la tiens un instant à la main comme un talisman. Je voudrais prolonger ce moment si doux de fin d’été avec la petite trille de  Walser en moi et l’ombre d’un insecte sur une pierre.

 

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Kleptoparasitisme

Pour une mouette, c’est tout un travail de manger : ouvrir sa coquille, en picorer l’intérieur sans qu’elle se referme, s’interrompre pour s’arracher une tique sous l’aile, et surtout : se mettre à part des envieuses et des emprunteuses, jeter, reprendre, battre des ailes en criaillant pour chasser l’intruse, dérober sa pitance à une frangine, s’envoler vers un autre banc en évitant les coups de bec…

Cette sociabilité chamailleuse des mouettes s’appelle en ornithologie kleptoparasitisme. Aussi brailleuses mais moins organisées que les familles humaines, elles n’ont pas de notaire balbuzard qui les pousse à la hargne pour s’emparer du poisson.

Maître Gobelet et son clerc, kleptoparasites parisiens (titre librement donné à une caricature de Daumier)

 

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Sur la plage à marée basse…

… un homme à l’air expert semble effectuer des métrages complexes avec un appareil à côté de lui. Je m’approche : l’appareil est une trottinette pliable et ses gestes sont des mouvements de Qi Gong ou de quelque autre gymnastique énergétique et posturale.

Je ne m’habitue pas bien à la perspective du revenu universel prôné par quelques économistes. Quand j’imagine un monde peuplé de quinquagénaires à trottinette qui gesticulent à marée basse, je me sens indécrottablement attachée à la vieille idée que la dignité de l’homme lui est donnée par le travail.

 

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L’oiseau dans ma tête

Corneille, Femme et oiseau

J’ai dans ma tête un oiseau qui dit des petites choses pointues.

Ça peut être un pinson qui pépie : « Crois-tu ? crois-tu ? », ou d’autres mots terminant par u. Il est sans-gêne, contrariant, aimant mieux les exceptions que les règles, et il suffit que je dise : « telle chose est comme ceci » pour qu’il me fasse trouver une circonstance où elle est plutôt comme cela.

Mais il serait faux de dire que mon oiseau ne cherche qu’à me faire enrager. Décousu comme un enfant, il décale et ponctue. Poussant sa petite note comme au hasard, Il accentue les parenthèses, dévie les propositions, saute toujours sur autre chose et me laisse en suspens. Sa note est un souffle d’air qui soulève un filament de pensée, insouciant battement d’aile d’un autre qui me traverse par hasard. Par hasard ? Un autre ? Crois-tu ?

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L’homme et la tortue

Un des actes les plus injustes que je connaisse de l’homme envers un animal m’a été donné dans un film d’Abbas Kiarostami, dont un extrait était donné au Centre Pompidou en 2008, lors de la passionnante exposition croisée Kiarostami-Erice. Une tortue progresse lentement sur une pierre, sur l’herbe, sur la terre. La caméra la filme de très près en train de cheminer et prend le temps, en sympathie avec elle, de suivre ses montées et ses descentes sur les petits accidents du terrain. Un homme, près d’une voiture, regarde la tortue. Est-il un double du spectateur ? du réalisateur ? Il la prend dans une main, la met sur le dos et s’en va. La cruauté de cette séquence m’a d’autant plus saisie qu’elle était isolée dans un téléviseur de l’exposition et qu’il n’y avait ni paroles, ni contexte, ni rien qui explique, entoure, émousse, édulcore le geste. L’homme ne semblait même pas éprouver cette curiosité excitée qu’ont les enfants à torturer des bestioles et à les voir se débattre. Impassible, il perturbe l’ordre du monde et se retire.

J’ai appris récemment que cette scène appartenait au film Le Vent nous emportera, que le personnage retournait la tortue par mauvaise humeur contre ses employeurs, et que Kiarostami était lui-même d’humeur exécrable car les conditions du tournage étaient difficiles. J’ai été soulagée d’apprendre aussi que la tortue se remettait sur ses pattes dans le film et que la vie continuait. Il n’empêche que ce geste tel qu’il m’a été projeté est resté gravé en moi comme l’acte arbitraire par excellence. Kiarostami ne se serait sûrement pas formalisé que j’isole dans son film, grâce à l’exposition du Centre Pompidou, cette terrible fable.

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Au Carrefour contact de Merville…

Diego Velázquez : Le Bouffon Calabacillas, appelé aussi : “Bobo de Coria” (Musée du Prado, Madrid)

… le pauvre hère qui ressemble au Bobo de Coria paie lentement, range lentement ses marchandises, reprend lentement son sac, et dit à la caissière : « Je suis vraiment gnangnan ».

Ce qui m’a serré le cœur, c’est le triste mot « gnangnan » (qu’on doit lui répéter depuis l’enfance) ; le sourire humble qui l’accompagnait ; l’inexpressivité de la caissière (qui dément le nom « Carrefour contact ») ; le contraste entre son visage lisse de jeune fille et la face bosselée de l’éternel Calabacillas.

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L’ombre et la mouette


― Comme il est dur d’attendre. Mouette, apprends-moi la patience.

Mais la mouette s’écarte, avec sa discrétion de mouette, sur sa ride de sable.

 

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Chagrins

Parmi les mots qui disent l’affliction et la pitié, j’aime beaucoup le français chagrin, l’anglais sorrow, mais peut-être encore plus l’espagnol lástima, dont la force de suggestion dépasse même le sens par sa similitude avec lágrima (larme), ces deux mots entrant pour moi en correspondance avec la bouleversante Descente de Croix de Rogier van der Weyden que je contemple au Prado chaque fois que je vais à Madrid.

Mais voici que se pose incongrûment dans ma tête le souvenir d’un immense chagrin d’élève de seconde dont j’ai été témoin il y a quelques années : celui de Jiaming, à propos d’un conte qu’elle s’était décarcassée à écrire et auquel son professeur avait mis 6/20 : “Monsieur Canard et Monsieur Renard”. Récit puéril, sans queue ni tête, incompréhensible, mais avec des tirets de dialogue parfaitement placés. Pendant vingt minutes elle a pleuré sur sa feuille. Immobile, sans chercher à essuyer ses yeux, elle n’avait aucun de ces petits gestes qu’on fait quand on pleure et qu’on se souvient que l’on est soi-même pour soi et pour l’autre. Elle ne me regardait pas, ne prenait pas le mouchoir que je lui tendais, ne remettait pas ses cheveux derrière ses oreilles, ne semblait pas entendre mes paroles consolatrices. Elle n’était que larmes et douleur, pleurant en silence dans une solitude absolue.

« Au fond de tout poème vrai, un enfant qui pleure », dit Reverdy. Alors Jiaming est un des poèmes les plus vrais que j’aie lus.

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