Il y a des jours

Carnet de Leïto : “Gens de voyage”

 

Il y a des jours où on croit reconnaître les gens comme si la rue devenait une réserve d’anciens amis.

 

Il y a des jours où les gens sont beaux, d’autres jours où ils sont laids, d’autres où ils sont boiteux, d’autres où ils ont la peau grêlée.

 

Il y a des jours où les voyageurs ont des têtes de collègues. Collègues de qui dans quel métier ? Juste des têtes de collègues.

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La bergère Marcela

J’ai une affection spéciale pour certaines femmes de Cervantes, spirituelles et intrépides dans un monde qui ne leur fait pas de cadeau.

Parmi elles resplendit la belle Marcela.

Aux chapitres 12 à 14 de Don Quichotte, Cervantes emmène son chevalier errant dans un univers de pastorale où vient de mourir d’amour le berger Grisóstomo, victime de la “cruelle », de la « diablesse » Marcela. Au cours de l’enterrement auquel assistent, éplorés, tous les bergers des environs, un ami lit les dernières plaintes écrites en vers par le défunt berger. À ce moment apparaît, sur le haut d’un rocher, une femme d’une éblouissante beauté : Marcela. S’adressant à l’assemblée, elle démonte avec une logique irréfutable la rhétorique amoureuse de Grisóstomo et finit son discours ainsi :

Ma nature est d’être libre, et je ne veux pas m’assujettir. Je n’aime ni ne hais personne. Je ne trompe pas celui-ci ni ne recherche celui-là. Je ne me moque pas de l’un ni ne me divertis avec l’autre. L’honnête compagnie des bergères de ce village et le soin de mes chèvres m’occupent. Mes désirs sont bornés par ces montagnes et, s’ils vont au-delà, c’est pour contempler la beauté du ciel, parcours que     suit     l’âme en cheminant vers sa demeure première.

Et sur ces mots, elle disparaît dans la forêt.

La belle Marcela est à peine un personnage, c’est un météore. Mais loin de figurer la liberté comme une allégorie figée, elle parle, et parle bien. Sa langue est précise et sa démonstration rigoureuse, établissant que nulle femme n’est responsable de sa beauté ni obligée d’aimer qui l’aime, que « désabuser » n’est pas « dédaigner », et que n’est pas  “ingrate » celle qui, n’ayant rien demandé, n’a rien à rendre.

Don Quichotte après son départ se croit tenu de menacer tous ceux qui s’aviseraient de la suivre, mais Marcela n’a pas besoin de chevalier pour la défendre. Son éloquence de femme libre rejoint celle de Cervantes qui se moque autant des canons des récits de chevalerie que des épanchements larmoyants des fictions pastorales.

Et moi je me dis que si Madame Diego m’avait fait lire et commenter ce chapitre au lycée, si j’avais pu dans mon adolescence découvrir cette bergère à la parole si ferme, j’aurais peut-être moins longtemps, moins naïvement, et moins douloureusement attendu mon berger charmant. J’aurais peut-être commencé à entrevoir que l’amour est une des choses les plus belles mais aussi les plus difficiles de ce monde.

 

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Retombée

Je me suis réveillée avec cette petite gaieté qui m’est souvent donnée, désireuse de sortir pour trouver le livre qui me donne tout, comble tout, éveille tout, donne le grand essor à tout.

Dans la rue je guette le détail, j’ai envie d’acheter des produits Naturalia, d’habiter cette maison d’où surgit un buisson… un portail s’ouvre, un homme sort avec un vélo, je me précipite pour empêcher la porte de se fermer…
et rien.

Je n’ai pas trouvé le livre que je voulais. Boulevard de Sébastopol il m’a fallu résister à la vulgarité. J’ai fini par acheter un t-shirt avec un décolleté en ogive.

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Et sur le même sujet (celui du 14 septembre) …

… Proust est l’ange qui tombe maintenant du ciel pour m’aider à définir mon lecteur bouvardiste :

Son esprit sans activité originale ne sait pas isoler dans les livres la substance qui pourrait le rendre plus fort ; il s’encombre de leur forme intacte, qui, au lieu d’être pour lui un élément assimilable, un principe de vie, n’est qu’un corps étranger, un principe de mort.

(p. 183)

Je trouve en Proust sans le chercher ce que cherchais en moi sans le trouver. C’est peut-être ça, lire.

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PS sur le bouvardisme

Pour préciser le sens de ce mot (voir article du 14 septembre), j’emprunte à quelqu’un (Bachelard ?) la distinction entre les abeilles (comme Colette) qui butinent et font leur miel de toutes les sensations que leur donne le monde, et les araignées (comme Sarraute) qui tirent de leur ventre les fils qu’elles étendent sur le monde.

Eh bien, les bouvardistes et les pécuchiens ne sont ni abeilles ni araignées. Peut-être juste des canards qui trébuchent de mare en mare.

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Le bouvardisme

 

Je propose que  ̶  sur le modèle de bovarysme  ̶  on crée le mot bouvardisme : ce nom désignerait aujourd’hui l’attitude studieuse que l’on trouve souvent, à des degrés divers, dans le corps enseignant et chez certains publics d’expositions, attitude que favorisent notamment le développement des vols low cost, l’aspect de plus en plus pédagogique des sites visités, et l’inscription d’un nombre croissant de biens culturels au patrimoine mondial de l’UNESCO.

Quoiqu’il y ait dans l’avatar actuel du bouvardisme une soif anxieuse de connaissances, elle procède davantage d’une boulimie que du désir d’entrer profondément en résonance avec le monde : le bouvardisme est le contraire d’une attitude rêveuse ou attentive à la vie personnelle de l’esprit. Il contient plus de passion de connaître que de passion pour l’objet de la connaissance qui, comme chez Bouvard et Pécuchet, est variable et chancelant. (Terrible miroir que celui que nous tend ce roman : les personnages, dépourvus de boussole intime, sont à jamais incapables de tirer une substance nourricière de ce qu’ils ingurgitent, car toute connaissance dépendant d’une autre et l’annulant en même temps, rien ne se relie à rien, rien ne conduit à rien, aucun lieu n’ouvre sur un lieu plus vaste.)

J’inclurais aussi dans notre bouvardisme contemporain une résistance louable au discrédit actuel du savoir, qui mène à la volonté contraire d’être parfaitement précis, de ne pas perdre une date, une étymologie, une référence, et de faire le tour de chaque question avec une exhaustivité tatillonne et desséchante.

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Mon purgatoire

Dans l’au-delà je ne serai pas mécontente de faire un assez long séjour au purgatoire. D’abord, je ne m’y sentirai aucunement dépaysée, ayant eu tout au long de mon existence terrestre le sentiment fatigant d’une faute à payer, peut-être celle de respirer l’air commun sans demander la permission. Et puis, la compagnie de gens humbles aux yeux tournés vers le ciel sera nettement plus réconfortante que celle des Importants qui vous croisent et vous toisent.

Le Purgatoire, Casa di Dante, Florence. (Site de Philippe Sollers, article “Dante à Florence”). Pour lire les inscriptions, cliquer sur le dessin.

Si je devais me choisir une résidence purgatoriale (je ne sais pourquoi cet adjectif existe à peine, ou pas du tout, en tout cas beaucoup plus rare qu’« infernal » alors que ces deux séjours des âmes doivent être à peu près aussi peuplés), je m’installerais dans un val fleuri aux alentours de la première corniche de la montagne de Dante, celle où débouche un escalier avec des marches de toutes les couleurs et des fresques peintes sur la roche. Il serait stimulant de vivre dans un lieu inventé exclusivement pour l’espoir, où des anges annoncent aux pénitents qui se traînent comme des larves de marche en marche qu’ils constitueront un jour les ailes d’un immense et radieux papillon.

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Walser à l’heure de la sieste

Je lis Robert Walser dans mon berceau de bambous. Une noisette tombe de l’arbre, un ramier passe à tire-d’aile, les enfants voisins font rebondir un ballon avec un son mat qui me rappelle des jours lointains, et je lis : « La terre s’étirait d’enfantine façon, avec gravité néanmoins, aussi grande qu’elle était petite, aussi vieille qu’éternellement jeune. » Une feuille de bambou arrive sur ma page, je la tiens un instant à la main comme un talisman. Je voudrais prolonger ce moment si doux de fin d’été avec la petite trille de  Walser en moi et l’ombre d’un insecte sur une pierre.

 

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Kleptoparasitisme

Pour une mouette, c’est tout un travail de manger : ouvrir sa coquille, en picorer l’intérieur sans qu’elle se referme, s’interrompre pour s’arracher une tique sous l’aile, et surtout : se mettre à part des envieuses et des emprunteuses, jeter, reprendre, battre des ailes en criaillant pour chasser l’intruse, dérober sa pitance à une frangine, s’envoler vers un autre banc en évitant les coups de bec…

Cette sociabilité chamailleuse des mouettes s’appelle en ornithologie kleptoparasitisme. Aussi brailleuses mais moins organisées que les familles humaines, elles n’ont pas de notaire balbuzard qui les pousse à la hargne pour s’emparer du poisson.

Maître Gobelet et son clerc, kleptoparasites parisiens (titre librement donné à une caricature de Daumier)

 

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Sur la plage à marée basse…

… un homme à l’air expert semble effectuer des métrages complexes avec un appareil à côté de lui. Je m’approche : l’appareil est une trottinette pliable et ses gestes sont des mouvements de Qi Gong ou de quelque autre gymnastique énergétique et posturale.

Je ne m’habitue pas bien à la perspective du revenu universel prôné par quelques économistes. Quand j’imagine un monde peuplé de quinquagénaires à trottinette qui gesticulent à marée basse, je me sens indécrottablement attachée à la vieille idée que la dignité de l’homme lui est donnée par le travail.

 

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