Insomnie

Jean Dubuffet  Personnage dans un paysage

Beaucoup de gens se plaignent de leur insomnie. Pour moi l’insomnie de 3h du matin est au contraire un des bons moments de la vie – à condition que je ne sois pas malade, que je ne ressasse aucun désagrément, et que j’aie contre moi un corps chaud qui dort et respire régulièrement. Les yeux grands ouverts comme ceux d’un bébé dans son berceau, je vois passer toutes sortes de flocons gris : gris-anthracite de la cheminée ; masse gris-ardoise des rideaux ; gris-opaque du miroir ; gris-blanc des murs ; gris-perle de la porte ouverte comme un grand livre. Je peux rester deux ou trois heures presque immobile pendant qu’une pigmentation d’idées me picote le front, me broute la tête, me fourmille et me sautille. Mais à mesure que la vie diurne s’approche, tout s’assagit, s’aplatit, s’immobilise, se racornit, se dessèche comme les cadavres des taupes.

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Un esprit d’enfance

Co Westerik Vrouw boven dak uit

On dit souvent que les enfants ont un sens aigu du juste et de l’injuste, mais on dit moins qu’ils n’ont aucun sens de la proportionnalité des peines. Un enfant n’est pas étonné que son père le punisse en le jetant par la fenêtre. Un adulte tout-puissant et pervers lui semblera « sévère ». Grand-mère, qui m’avait emmenée à l’âge de 8 ans voir une petite fille morte car les meilleures petites filles étaient à ses yeux les petites filles mortes, était dans mon esprit « une grand-mère sévère ».

Les écrivains qui me touchent sont souvent ceux qui ont en eux cet esprit d’enfance où le terrifiant n’est pas l’exceptionnel mais une des qualités du normal : Kafka, Robert Walser, Marie Ndiaye. (Janvier 2019 : J’ajoute Gaëlle Obiégly).

 

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Grains de voix

J’aurais aimé connaître le grain de voix de Molière et de Baudelaire. J’imagine Molière un peu nasillard en train de dire : « Pendard ! » prononcé « Pendèèrrre », avec le r roulé. Il y a pour moi adéquation parfaite entre cet accent baroque et la personnalité de Molière, alors que je dois faire un effort pour imaginer la voix de Baudelaire : palatale, un peu enrouée peut-être, avec une lenteur dans le débit de parole. Dommage qu’il n’y ait pas eu un Nadar du son au XIXème siècle.

Cela n’aurait peut-être rien donné car l’auditeur est tributaire des conditions techniques de la prise de son. Chaque époque ayant aussi son accent et sa diction indépendants de celui qui parle, j’ai plus de mal à faire abstraction de ce qui n’est pas personnel dans une voix anciennement enregistrée que de vêtements d’époque sur des photographies : qu’il porte ou non une lavallière, Baudelaire garde sa profondeur de regard  (d’ailleurs sa lavallière le caractérise aussi très bien). En revanche, la première fois que j’ai entendu « Le Pont Mirabeau » dit par Apollinaire, le poème m’a semblé provenir d’un pays lointain, d’outre-tombe, avant que le phrasé du poète ne s’installe en moi.

Car la voix de chaque écrivain à l’intérieur de nous, celle que nous entendons quand nous le lisons silencieusement, celle qui résonne en nous après fermé le livre, ne ressemble pas forcément à sa voix matérielle. On peut dire que les voix enregistrées de Marguerite Duras et de Colette ne contrastent pas de façon notable avec leur voix d’écriture mais qu’elles en accentuent tel ou tel aspect. On peut dire aussi que le débit à la fois haché et continu de la parole très solitaire de Céline est en accord avec ce qu’il écrit. En revanche, la voix de Nathalie Sarraute que j’imaginais brumeuse, tremblante, pleine des tropismes et des points de suspension que l’on trouve dans l’œuvre, se présente au contraire  ̶  du moins dans sa jeunesse  ̶  avec les inflexions nettes, le timbre presque métallique, l’articulation précise d’un avocat ou d’un arpenteur décidé à explorer son terrain jusqu’au bout. J’y entends moins la voix de la romancière (si on peut l’appeler ainsi) que celle de l’essayiste de L’Ere du soupçon, comme si le domaine de la création littéraire était un terrain fait de silences, de gratouillements, de cordes vibrées, de gargouillis, de basses-voix, et que son explorateur, une fois revenu de “là-bas”, nous dressait le procès-verbal d’une expérience intraduisible.

Etc.

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Trébucher

On n’imagine pas à quel point un petit enfant trébuche. Sa vie est essentiellement trébuchante. Sur les mots, sur les surfaces, en montant, en descendant, en mangeant, en buvant, en reposant son verre, en quittant sa chaise… tout est trébuchement et cela est plein d’allant.
Trébucher pour avancer.

Je me demandais ces derniers jours comment insister sur les bienfaits de ce trébuchement que j’observe chez les petits enfants, quand je tombe en bibliothèque sur un bel entretien de Michel Chaillou avec Jean Védrines :

― (…) Peut-être, suggère Jean Védrines, que l’écriture a besoin d’une sorte de bégaiement originel, créateur.

Trébucher me paraît toujours plus riche d’enseignement que marcher, marcher correctement. Je ne dis pas qu’il faille se casser la figure pour aller, mais, ce que je veux dire par là, c’est que le trébuchement (c’est-à-dire bégayer ses pas) contient en puissance toutes les marches, et pas seulement la rectiligne. (p. 322-323)

“Bégayer ses pas” ou trébucher ses mots pour avancer, m’encourage à dire Michel Chaillou, comme un oiseau amical qui se pose un instant près de moi.

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Parole coupée

J’écris pour qu’on ne me coupe pas la parole. Encore faut-il que je ne me la coupe pas moi-même.

Une scène de Molière me revient en tête :

Molière, Dom Juan, III,1

Sganarelle : − (…) Oh ! dame, interrompez-moi donc, si vous voulez. Je ne saurais disputer si l’on ne m’interrompt. Vous vous taisez exprès, et me laissez parler par belle malice.

Dom Juan : − J’attends que ton raisonnement soit fini.

(Sganarelle raisonne en s’agitant et tombe par terre).

Dom Juan : – Bon ! voilà ton raisonnement qui a le nez cassé.

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Alexandrin

Gens de voyage, dessin de métro de Leïto

la hutte de son rêve a un pan de toit bleu

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Laine bouillie

Je déteste la laine bouillie que j’apparente à un steak trop cuit, à une taupe morte, à un esprit brouillé dans une cervelle racornie. Pourtant je sais que certains cabans, lodens et pardessus très élégants sont en laine bouillie. Plus que la chose, c’est peut-être l’idée de laine bouillie que je n’aime pas, l’idée  ̶ peut-être fausse  ̶ que pour obtenir de la laine bouillie il faut durcir par une cuisson acharnée ce qui est naturellement souple. Ou bien la laine bouillie s’associe à une rigidité de la nuque et à une brusquerie des manières que j’ai connues dans le XVIème arrondissement. Ou bien ce sont les sonorités molles et mouillées de laine bouillie que je n’aime pas. Ou bien c’est son goût imaginé de purée grumeleuse d’avoine et de lait plein de peau que grand-mère nous forçait à manger au petit déjeuner.

Le 21 décembre 2016  ̶  quelques jours avant les soldes  ̶  je tombe en arrêt devant une veste vert pomme granny à revers rouges et je l’achète sur le champ. Rentrée chez moi, je trouve que ses boutons ont une allure un peu prussienne. Puis la vérité éclate : la veste est en laine bouillie.

(Cet article aurait aussi bien pu s’intituler : incohérence).

 

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Issus de la pierre

Pierre Paul Rubens, Deucalion et Pyrrha

Je me demande parfois comment il se fait que presque tout le monde arrive à survivre à son enfance. Sommes-nous plus solides que nous le croyons ? Je relis le début des Métamorphoses, et je m’attache à Deucalion et Pyrrha, qui après le déluge repeuplent la terre en lançant des pierres derrière leurs pas. Issus de la pierre, nous sommes, dit Ovide, « une race dure, à l’épreuve de la fatigue ; nous donnons nous-mêmes la preuve de notre origine première ».

Ce mythe est plus encourageant pour les femmes que la côte d’Adam, plus vivifiant pour l’humanité que l’arche de Noé, et globalement très stimulant pour l’imagination.

Je me demande maintenant pourquoi Deucalion et Pyrrha ont inspiré aussi peu d’œuvres plastiques. On aurait pu concevoir une grande sculpture de Rodin et de Camille Claudel, lui modelant les hommes et elle les femmes. Deucalion et Pyrrha sont en effet les premiers sculpteurs, nés de la Terre et bénis des dieux. Ils sèment leur oeuvre immense au hasard sans regarder en arrière, et à l’inverse de Pygmalion, sans la ciseler et sans l’adorer. Sculpteurs aléatoires, ils laissent la matière se métamorphoser « telle qu’elle commence à sortir du marbre, à peine ébauchée, et toute pareille aux statues imparfaites », pour la laisser prendre forme d’hommes et de femmes osseux, veinés, poreux, durs, tendres, lisses, rugueux, ronds, anguleux…

 

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Dédicaces

Je ne fais pas la chasse aux dédicaces d’écrivains mais il y en a deux qui, pour des raisons différentes, m’ont beaucoup touchée. La première m’a été donnée par Nathalie Sarraute en janvier 1998, lors de l’entretien qu’elle m’a accordé quand je commençais ma thèse sur son oeuvre.

Après avoir bu la dernière gorgée du whisky JεB qu’elle prenait et offrait à cinq heures à ses visiteurs, je lui ai présenté le volume de la Pléiade que j’avais apporté. Elle m’a dit en souriant : « Je vous préviens que je ne sais pas écrire de dédicace originale. »

Elle s’est arrêtée un instant pour chercher une formule qui soit un peu plus personnalisée et j’ai senti, en lisant : “avec l’espoir de la revoir bientôt », que je tenais mon passeport pour une prochaine visite. Au moment de mon départ elle a paru soudain fatiguée et m’a demandé, avec un regard irrésistible, de revenir la voir. Je n’ai pas manqué de le faire un mois après, car j’étais sortie de chez elle encore plus désireuse de devenir sa dame de compagnie que de continuer ma thèse.

La deuxième dédicace qui me tient à cœur est celle d’un poète que je n’ai jamais vu mais dont j’admire profondément l’œuvre : Antoine Emaz. Quand mon amie C., qui le connaît bien, m’a écrit le mois dernier pour me dire qu’elle tenait depuis un certain temps à ma disposition un exemplaire dédicacé de son dernier recueil, Limite, j’ai trouvé l’attention gentille mais un peu insignifiante : je possédais déjà le livre (sur lequel j’ai d’ailleurs écrit ici-même trois billets en février 2017), et Antoine Emaz était trop incrusté en moi pour que je pense avoir besoin d’une parole extérieure au poème. Mais après avoir lu ceci j’ai compris que je me trompais :

Par cette dédicace, Antoine Emaz m’a offert un dernier poème de sa main “avec sa musique de peu et de peine, comme un long blues pour continuer ».

 

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Petites utopies

Il y a longtemps que j’ai cessé de croire aux grandes utopies mais je persiste à croire fermement aux petites utopies : une maison d’édition accueillant toutes les langues, un élevage de chevaux sans fouet, une famille recomposée où les talents s’unissent, un village-jardin dont les 50 variétés de roses ont conservé leurs parfums…

Mon ambition, quand j’enseignais, était de faire de chaque classe une sorte d’abbaye de Thélème, et j’ai éprouvé un grand bonheur les trois ou quatre fois où je m’en suis approchée.

Qu’est-ce qui est écrit sur cette pancarte ? Vis tes rêves ou Tristes rêves ? J’opte pour Utopie cou coupé. Place de la République à Paris en 2016 lors des soirées “Nuit debout”

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