Une deuxième paire d’yeux

                                                                                                                                                                   Lao She PaintLao She (1899-1966) conseillerait à ses enfants, s’ils souhaitaient devenir écrivains, de connaître d’abord le chinois de manière claire et précise, et d’apprendre en outre une langue étrangère, pour avoir “une deuxième paire d’yeux”. (Écrits de la maison des rats, p. 74).

Ajoutons que pour bien s’imprégner d’une langue étrangère il faut acquérir un deuxième jeu de physionomie, une deuxième paire d’oreilles et un deuxième gosier. En Espagne j’ai besoin de plusieurs jours et d’un bon verre de jerez pour que mon palais, mes dents, mes lèvres, ma gorge, mes cordes vocales se moulent aux sons de la langue. Il me semble aussi que quand je suis parvenue à une certaine aisance en espagnol mes yeux roulent différemment et que mon timbre de voix  ̶  notamment en fin de phrase  ̶  est un peu plus grave qu’en français.

De même qu’il y a un grain de la voix, je crois que chaque langue et chaque accent de langue a son grain.

Publié dans Istmica | Laisser un commentaire

L’espace des langues

Madrid

Madrid

L’espagnol est pour moi une langue de l’enfance  ̶  en sommeil à Paris  ̶  qui se réveille quand je l’entends par hasard dans le métro ou dans la rue. Il me prend alors l’envie de me retourner et d’aborder familièrement les personnes qui le parlent comme si elles étaient des amies de toujours. Quand je lis, comme en ce moment, un roman de Rosa Montero (qui a mon âge), j’ai l’impression que l’histoire m’est racontée par une vieille copine de lycée.

 C’est une langue « de toda la vida » : de rondes, de saut à la corde, de prières enfantines que me faisait réciter Mari Nieves avant de m’endormir : “Angel de la guarda / Dulce compañía / No me desampares / Ni de noche ni de día…” “Ange gardien / Douce compagnie / Ne m’abandonne / Ni de jour ni de nuit “.)

Murillo, Angel de la guarda, cathédrale de Séville

Murillo, Angel de la guarda, cathédrale de Séville

« No me desampares » : protège-moi, veille sur moi pour toujours, ne lâche pas ma main, ne me laisse pas seule, désemparée, perdue, éloigne de moi le mal et les choses inconnues qui grondent…

Le mot « amparo » (soutien, protection), associé à la grande natte brune de Mari Nieves, n’a pas pour moi d’équivalent français. J’entends dans ses voyelles qui s’ouvrent en grand pour se refermer en rondeur la douceur enveloppante d’une rustique Vierge de Miséricorde.

Chaque langue ouvre ainsi un espace que rien ne vient combler dans une autre langue, ce que sait bien un traducteur comme Georges-Arthur Goldschmidt, dont l’allemand est la langue maternelle, et qui travaille dans cet écart : Gag paint

Le timbre de la langue, son accent, son rythme, sa respiration, les dimanches de l’enfance, le frémissement des hêtres, les voix dans le jardin, tout cela qu’il y entend, qu’il y voit, le traducteur doit le prendre à une hauteur différente, dans un registre autre, un autre point de l’espace, passer par d’autres paysages, car si les langues arrivent bel et bien à la même clairière dans la forêt, elles n’empruntent pas les mêmes sentiers. Le regard des langues n’est pas le même et c’est pourtant les mêmes choses qu’elles voient. (p. 170-17

Dans son livre d’entretiens avec Hélène Cixous (Une autobiographie allemande, Bourgois, 2016, p. 58), Cécile Wajsbrot, traductrice de l’anglais et de l’allemand et partageant sa vie entre Paris et Berlin, regrette que l’allemand ne soit pas une langue qu’elle ait apprise enfant :

(…) je me heurterai toujours à une limite, à l’inatteignable de la langue, les comptines qu’on entend enfant, les chansons à succès du passé, le fond sur lequel peuvent s’accroître nos connaissances. Je peux approcher une musique de la langue, en saisir les concepts, mais les mots s’accumulent dans un puits sans fond et parfois j’entends l’écho du vide.

Moi qui ai connu dans l’enfance et l’adolescence les prières, comptines, chants de Noël, chansons à la mode, films doublés et slogans publicitaires espagnols, je dirais que les mots  peuvent s’accumuler aussi « dans un puits sans fond » de nostalgie, ce qui ne rend pas l’exercice de la traduction facile. Car pour traduire il me faut supporter que l’espagnol  tutélaire de l’enfance se dérobe au français de l’adulte et que j’en perde l’amparo, l’intimité chaleureuse, afin de voir comme Goldschmidt – dont la langue maternelle s’est retournée en langue du persécuteur – les langues que je parle “à distance de moi comme des paysages qui alterneraient en moi. »

Publié dans grattilités, Istmica | Un commentaire

Solitaire

Google a sûrement trouvé que le mot solitaire est inclus dans réalisation.

C’est assez vrai pour moi, ce n’est pas vrai pour un cinéaste, un entrepreneur, un syndicat, une équipe de rugby.

Si d remplaçait t au mot réalisation, on obtiendrait réalisadion et on y inclurait solidaire. Ce serait mauvais pour les tyrans et les exploiteurs. Il y aurait moins de suicides, plus d’écolos et de choses correctes.
Un peu moins d’art.

Insularité : mot de Michaux pour désigner la première phase de son processus créateur. Mot inclus dans singularité.

Publié dans grattilités | Laisser un commentaire

Anagrammes et calembours

Baudelaire n’aimait pas que l’on orthographie mal son nom : Beaudelaire (beau de l’air ou beau de l’aire). J’avais remarqué que son nom contenait aussi diable, laideur et délabré, mais je me suis aperçue que Google m’avait largement devancée en donnant toutes les anagrammes partielles et totales de tous les noms avec une exhaustivité mécanique et décourageante.

Il ne me reste plus qu’à remarquer que Proust contient les 3 lettres centrales de mousmé, raffermies par les 3 bonnes vraies consonnes qui les entourent.

(Google ne trouvera jamais, heureusement, les anagrammes et calembours qu’un poète se choisit pour lui-même : Paul Verlaine, « pauvre Lélian ». Ou, dans un autre genre : Verheggen, « Vulgaireheggen ».)

Publié dans grattilités | Laisser un commentaire

Dans le bois de la lecture

548_001Je ne suis pas sûre de partager l’enthousiasme d’Italo Calvino pour les plaisirs que procure l’usage du coupe-papier (Si une nuit d’hiver un voyageur, folio, p. 62-63) et, munie d’armes de fortune, je suis encore moins sûre d’avoir l’adresse manuelle du lecteur qu’il me dit que je suis. Mais je suis sûre d’adhérer pleinement à la phrase :

S’ouvrir un passage dans la barrière des pages au fil de l’épée s’associe à la pensée de tout ce que la parole renferme et cache : tu te fraies un chemin dans la lecture comme dans un bois touffu.

Chappuis - Copie

Muettes émergences : le beau titre du livre de Pierre Chappuis me semble s’appliquer aux mots qui apparaissent çà et là au rythme des pages de ce livre que je coupe. Dans les tranches rugueuses je trace un sentier où mes mains font apparaître des fourrés, des merles, des brouillards verts et bleus, des contre-jours, des tressaillements, toutes les formes et les lumières d’une rêverie presque plus stimulante dans ces aperçus furtifs qu’en plein jour et en pleine page.

Continuer la lecture

Publié dans grains de peau | Laisser un commentaire

Vernis craquelé

(à propos d’Eclat du fragment de Bai Chuan)

Un jour, je classerai les écrivains en fonction de la texture de leur peau d’écriture. Il y aura les diaphanes, les soyeux, les moelleux, les poreux, les vernissés, les vieux cuirs, les rugueux, les raboteux, les rocailleux…
Et je consacrerai une étude spéciale à Éclat du fragment de Bai Chuan : l’originalité de ce livre tient à ce que l’auteur s’efforce d’enduire son texte d’une laque qu’il s’emploie simultanément à faire sauter.

Bai Chuan, Eclat du fragment et autres sanwen, , l'Amourier éditions, 2002

Bai Chuan, Eclat du fragment et autres sanwen, l’Amourier éditions, 2002

Bai Chuan est le pseudonyme chinois d’un auteur écrivant en français et disant être le produit d’une double culture. Un des intérêts du livre est d’ailleurs de s’inscrire dans un genre littéraire chinois, le sanwen, ensemble de proses brèves d’une composition très libre et à la croisée des genres : essais « à sauts et gambades », souvenirs de famille, portraits, récits de voyages, simples impressions.
Si l’on peut encore, avant d’ouvrir le livre, prendre le mot “éclat” dans le simple sens d’« intensité lumineuse », un coup d’œil sur la table des matières nous tire vers d’étranges redondances.

Le livre est composé de trois parties intitulées Éclisses, Éclats (au pluriel cette fois), Esquilles.

L’éclisse  ̶  où l’on entend lisse  ̶  désigne les flancs vernis d’un instrument de musique, mais aussi un éclat de bois, et un bandage pour maintenir un os fracturé. L’esquille, provenant du grec skhizein, fendre (racine du mot « schizophrénie »), est également un copeau de bois, ou le petit fragment qui se détache d’un os fracturé.

Et on observe dans le livre la présence d’une fracture à la fois pansée et mise à nu. Continuer la lecture

Publié dans grains de peau | Laisser un commentaire

Ecrire comme un trou

L’écriture est plus forte que mes autres vices : devant un verre de whisky et un cahier, j’oublie parfois de boire pour écrire.

Les dernières gorgées sont moins délicieuses que les premières mais ce sont de belles gorgées crépusculaires. Il y a une harmonie ce soir entre mon verre de whisky presque fini et les ombres du platane qui se creusent sur le mur comme des rides.

 images

Publié dans griffomanie | Laisser un commentaire

Bourdons et bombineux

BourdonTerretre1Égarés dans la maison, ils manifestent tant de détresse loin de leurs fleurs que je me sens tenue de les secourir toutes affaires cessantes.

Un gros bourdon est entré par la porte-fenêtre sud et vient se cogner à la porte-fenêtre nord. J’ai l’impression qu’un airbus s’est posé dans la pièce. Je lui ouvre le battant gauche mais il ne comprend rien, il ne sent pas le souffle printanier sur ses poils, les odeurs de pâquerettes et de fleurs de pommier, il se trémousse contre le carreau fermé, se déportant même un peu vers la droite. Les bourdons sont-ils bêtes ? À peine ai-je pensé cela que je le vois traverser la pièce comme une flèche et sortir par où il était entré.

À défaut de comprendre les bourdons j’ai découvert une vérité générale, car après tout “ce n’est pas aux bourdons que je parle » :

Je te donne le nord, tu trouveras le sud.

(Autre vérité : il y a des gens dont le désarroi est si bourdonnant que l’on se précipite à leur secours et que l’on tombe toujours à côté. Je propose d’appeler ces gens les bombineux.)

Publié dans Brèves rencontres | Laisser un commentaire

Liste des métiers qui ont du rapport avec la trace

1. Métiers qui consistent à laisser des traces : Imprimeur. Webmaster. Enseignant. Ingénieur. Architecte. Conquistador. Soldat. Artiste. Maçon. Cultivateur. Tous les métiers de fabrication laissent des traces, visibles ou invisibles, durables ou éphémères.
2. Métiers qui consistent à chercher des traces : Historien. Archéologue. Géologue. Psychanalyste. Météorologue. Policier. Astronome. Médecin. Journaliste. Juge. Tous les métiers dont la principale interrogation est : que s’est-il passé ?
3. Métiers qui consistent à effacer des traces : éboueur. Femme de ménage. Cambrioleur. Soldat (effacer des traces pour en laisser d’autres).
4. Métiers dont je ne vois pas pour l’instant de rapport direct avec la trace : commerçant. Banquier. Chauffeur. Représentant. Escort girl. Les métiers où il s’agit de transporter des marchandises ou de les échanger.
Etc.

Publié dans griffomanie | Laisser un commentaire

La plage et le temps

2016-03-02 10.24.39
La plage résume le temps : la laisse de mer pour le passé, le large pour le futur, les vagues pour le rythme. Ça semble banal mais :

Le rythme est inégal : il y a des instants courts et des instants longs, des instants rayonnants et des instants ternes.

Et soudain les mares sont la marée, ici, là, partout. Le temps des lentes métamorphoses s’étalait derrière les instants irréguliers.

Sur la plage beaucoup de choses s’en vont avec ou sans trace : des gens, des chiens, des oiseaux, des chevaux, des tracteurs, des bateaux.

Publié dans griffomanie | Laisser un commentaire