Boum boum boum

Je parlais l’autre jour ici (billet du 10 septembre) des lieux de repli heureux, comme ma petite chambre appelée Zeno où les boum boum boum de la rue et de la cour me passent presque inaperçus.

Mais il y a d’autres boum boum boum. Sur le marché de Merville, j’ai demandé la semaine dernière à une maraîchère ukrainienne qui travaille avec son mari et ses filles comment allait le reste de sa famille restée au pays. Elle a fait venir sa mère chez elle en Normandie l’année dernière, mais un certain nombre de ses cousins et amis ont disparu. Au printemps, elle s’est rendue dans la région d’Ukraine où vivait sa mère pour aller chercher des papiers. Elle m’a dit : « Ici en France on entend quelquefois un moteur d’avion, d’hélicoptère, et on lève les yeux un moment. Là-bas, c’est tout le temps. Et puis aussi boum, boum, boum… Tout le temps. » Elle semblait en parlant entendre ces boum, boum, boum, et il me semblait les entendre aussi.

En Normandie, en 1944, les boum boum boum ont duré quelques mois. Mais combien de temps peut-on vivre ça ? Et au bout de combien de temps peut-on se remettre de ça ?

Souvent me revient le poème de Michaux intitulé « La Faille » (1949) :

Ce fut une épopée de géants. Nous la vécûmes en fourmis. Nous triomphâmes ainsi. Succès par la porte basse. Mais une altération en nous, après des années écoulées, s’aggravant sans cesse, nous avertit présentement de la faille qu’en géant il fallait surmonter, désormais dans nos organes installée, étrangement petite encore, mais grandissant posément, pour le dérèglement définitif de tout notre être en vain livré aux regrets.

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Tout en moi-même

Dans Les Confessions, Rousseau parle du bonheur qu’il a éprouvé avec Madame de Warens à la maison des Charmettes en disant que ce bonheur n’était “dans aucune chose assignable”, mais “tout en moi-même”.

Certains lieux plus que d’autres appellent cette intériorité heureuse. J’ai à Paris sous les toits une chambrette que nous avons baptisée Zeno en mémoire du livre d’Italo Svevo La Conscience de Zeno. Je ne chercherai pas à la décrire car elle n’a pas grand-chose de plus que toutes les chambres de bonnes parisiennes, sauf deux fenêtres ouvrant sur de petits balcons en zinc.

En ce moment, Zeno tremble sous les travaux de la chambre d’à côté, « boum, boum, boum » ; plus les crissements de l’échafaudage de l’immeuble d’en face ; plus les bruits de grue, de gravats et de matériaux dans la rue que la Ville de Paris transforme en voie piétonne.

Et pourtant, magiquement, Zeno reste ce lieu où je peux être “tout en moi-même”.

Un livre de Tonino Guerra semble attendre tranquillement d’être ouvert.  Je lis :

Certains jours je fixe longtemps
quelque chose, ce peut même être un verre
jusqu’à ce que je ne le voie plus
et que je sois comme une bulle de savon
qui vole qui sait où !

“Tout en moi-même”,  jusqu’à l’envol de “moi-même”.

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Dernières notelettes d’août

Passants

Quand je travaillais au lycée de Garges-lès-Gonesse il y avait des jeunes professeurs dont toute l’attitude disait clairement : « Je suis ici un passant considérable. »

Mais à part ce cas, on a facilement l’air niais quand on est un passant : le regard d’un passant sur des gens attablés est indiscret, alors que le regard d’un homme attablé sur des passants est aigu.

A propos de Rimbaud, aucun pas gagné pour moi ce mois.
Mais quelques coups d’ailes et un bébé hérisson passant au fond du jardin.

                                                                                ***
Nuit sur le jardin

La nuit tombe sur le jardin
comme des coups de vieux qu’on prend.

Si, avec l’âge, des portes se ferment,
ouvrons nos cahiers.

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Notelettes d’août

Il ne m’arrive pas rien
mais pas grand-chose non plus.
Rouge-gorge sur la branche
du noisetier.


Quand je vois mon toit pointu
j’éprouve une joie d’accueil.
J’aime mieux les pans de toit
que les rooftops.

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S’autotraduire

Je ne parle pas ici des cas célèbres de Nabokov ou de Beckett, mais de deux romanciers espagnols que j’ai rencontrés récemment et qui ont écrit chacun deux versions d’un même roman.

La première version en aragonais — langue de leurs ancêtres et de leur terre.
La deuxième version en castillan — langue nationale, scolaire, très largement partageable.

Les deux m’ont dit qu’ils avaient modifié leur récit dans la deuxième version, car le castillan affadissait le contenu de la version aragonaise. Elena Chazal, dans Lo que nunca se olvida (Ce qui jamais ne s’oublie), a par exemple écourté ou éliminé des éléments se rapportant aux travaux des champs, et y a introduit des références à Paris au moment des événements de mai 68.

Le cours et la logique de la langue adoptée la conduisaient imprévisiblement vers d’autres espaces et d’autres activités.

À chaque langue son élan, ses paysages, sa matière propre.

Je m’apprête à traduire en français un texte du siècle dernier savoureusement écrit en  aragonais. N’étant pas l’autrice, je n’aurai pas la liberté de transformer les mulets en voitures électriques.

Tant pis. (Ou peut-être tant mieux.)

 

 

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Retour à Paris

Dans l’autobus assez plein monte une femme algérienne accompagnée de quatre enfants :  un de quatre ans, un en poussette, une dans les bras, et une de deux ans qui se tortille debout près de la poussette. La femme est jeune et simple, si sereine que pendant trois ou quatre stations personne ne songe à lui céder sa place. Une autre jeune femme finit par le faire.

Arrive un ivrogne efflanqué à casquette, homme d’un autre siècle surgi des Pieds nickelés ou d’un livre de Charles-Louis Philippe. Il grommelle : « Fallait me laisser la place. C’te femme-là, elle est pas de chez nous, on donne pas sa place à une qu’est pas de chez nous.» La femme qui avait cédé son siège réplique : « C’est les racistes qui n’ont rien à faire dans ce bus. » La jeune mère dit : « Merci Madame. » Croquignole grommelle. Un jeune homme assis lui dit : « Non mais t’arrêtes ? Si tu continues je te casse la gueule. » Silence dans le bus. Croquignole maugrée plus doucement. Une place à côté du jeune homme se libère. Croquignole s’y installe largement et re-grommelle. Nous retenons notre souffle. Le jeune homme dit : « Tu pues de la gueule. T’arrêtes de parler et de me souffler à la figure ou je te casse la gueule. » On entend encore quelques grognements, quelques « tu pues de la gueule »…

Et le calme revient dans l’autobus.

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Paris à longueur d’été


Sur un banc du square, une longue cosse blanche. Ou un fantôme fatigué ?
Invisible sur la photo, une chaussure.
Ou deux ?
Je m’inquiète un peu et je sors du square.

Sur le boulevard un géant maigre porte deux sacs au bout de ses longs bras. Je sais ce qu’il y a dedans : des longs pantalons lavés qu’il va suspendre aux grilles. Puis il s’assiéra dans l’abribus en attendant que ça sèche. De temps en temps il gesticulera en poussant des cris. Ses bras auront l’air encore plus longs et les passants s’écarteront.

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Cariño

Il y a dans le monde hispanique une chose irremplaçable, el cariño.

Il peut se traduire par tendresse, affection, mais c’est aussi une attention à autrui (que l’on trouve dans le mot anglais care, aujourd’hui bien galvaudé), et une manière amicale, sensible, confiante d’être en société.

Ayant été amenée, grâce à l’éditeur Charles Mérigot, à fréquenter des professionnels du livre des deux côtés des Pyrénées, je m’amuse à comparer les courriers envoyés d’un éditeur à l’autre. Du côté espagnol, on tutoie. Du côté français, on vouvoie. La fin d’un courrier français est : Bien à vous, Bien amicalement. La fin d’un courrier espagnol est : Un abrazo (accolade familière). Quand un Espagnol s’efforce d’écrire son abrazo final en français, cela peut devenir : Un câlin (1ère traduction de « abrazo » dans le dictionnaire bilingue Reverso !)

***

Une librairie hispanophone – la seule qui restait – va fermer ses portes à Paris.
Elle s’appelle – s’appelait – s’appelle encore Cariño.

Nous allons essayer, si nous le pouvons, de contribuer à la préserver.

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Sur les langues

 

J’ouvre les volets. Un ouvrier dans la rue siffle en travaillant et ça me fait du bien.
En Espagne les gens chantaient souvent en travaillant.

***

« Aucune langue n’est langue maternelle », dit Marina Tsvetaeva.
Au risque de m’attirer un certain nombre de « c’est pas ça » je crois plutôt que toutes les langues sont maternelles.
(Il existe, bien sûr, des marâtres).

Le français, l’espagnol, l’anglais, l’arabe, le russe, le chinois et toutes les langues sont pour moi maternelles car elles sont faites de chair, de peau, de grains de la voix. (Est-ce leur faute si des régimes dictatoriaux les corrompent, comme l’analyse lumineusement Victor Klemperer dans  LTI, la langue du 3ème Reich ?)

Je comprends le chagrin profond d’André Markowicz quand sa langue la plus maternelle devient celle de l’envahisseur.

***

Ma question maintenant est : suis-je monolingue ou bilingue ?

Réponse : je ne suis pas monolingue mais je ne suis pas parfaitement bilingue. Ma langue est indécrottablement le français. Maternel, paternel, grand-paternel, grand-maternel, ancestral. Et scolaire au lycée français de Madrid — avec des nuances, car une petite partie de notre enseignement primaire était dispensé en espagnol. Dans le secondaire notre LV1 était aussi l’espagnol.

Ce bilinguisme imparfait est ce qui me pousse aujourd’hui à traduire de l’espagnol (je n’ai pas envie de traduire autre chose). Dans ma fréquentation de cette langue — maternelle selon ma définition mais pas tout à fait mienne — je retrouve des pans de mon enfance : rochers, arbres, aliments, odeurs, manières de parler, de sentir, de danser, de chanter en arrosant un chantier… et j’en suis heureuse.

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Sans langue maternelle

Marie-Paule Farina, dont la mère d’origine espagnole parlait français avec son mari et ses enfants, évoque son rapport à la langue française ainsi * :

Moi, je n’avais pas de langue maternelle, ni écrite, ni orale. Mon français (…) était à la fois langue paternelle, langue de l’école, langue littéraire, mais jamais il ne fut langue maternelle.

Elle se sent proche en cela de Derrida dans Le Monolinguisme de l’autre : « Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne », phrase qui a pour variante : « Je ne parle qu’une langue et ce n’est pas ma langue maternelle ».

Marie-Paule Farina précise que, tout en ayant passé son enfance et sa jeunesse en Algérie, elle n’est pas juive comme Derrida, pas “israélite indigène d’Algérie”, pas dépossédée d’une histoire, d’une langue, voire de nationalité française en 1940. Elle ne se sent pas à plaindre non plus en tant que pied-noir ou femme… Le registre victimaire n’étant pas le sien, elle cherche seulement à dire, et elle dit bien :

Entre les Français et nous tous, il y avait une mer et pour franchir cette mer il fallait être le meilleur, (…) exagérer, toujours exagérer pour tenter, sinon de se faire voir, au moins de se faire entendre.(…) Aucune critique de l’institution scolaire n’aura pu faire taire ce qui ressemblera toujours en moi à quelque « dernière volonté » (…) : parler en bon français, en français pur…
(…)

Parler en « bon français », ne retrouver son accent que dans de rares moments d’émotion et dans le privé, uniquement dans le privé et surtout, surtout qu’à l’écrit cet accent ne se retrouve pas et que rien ne laisse percevoir qu’on est Français d’Algérie.
(…)

Et une phrase importante :

Je suis monolingue d’une langue qu’il m’est impossible de quitter puisque je n’en ai pas d’autre et dans laquelle, pourtant, je me sens toujours sous surveillance.

Cette langue est celle dans laquelle Marie-Paule Farina trace ‒ avec ce manque, cette gêne,  cette complexité ‒ son sillon d’écriture.

Car ce qui compte, c’est qu’il y ait langue. Ou du moins, comme dirait Derrida, promesse de langue.

Pourquoi est-ce que ces réflexions me touchent, moi qui me plais à dire – beaucoup trop vite – que j’ai deux langues maternelles ?

À examiner !

* Post Facebook du 3 juillet 2023.

 

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