Une libre

Voici un livre publié chez Gallimard en 1967, candidat au prix Goncourt, puis disparu des circuits commerciaux jusqu’à sa réédition fin 2021 par les éditions du Chemin de fer qui font là un magnifique travail. Ce récit singulier a fait l’objet de quelques notes de lecture récentes (voir lien ci-dessous).

Je reconnais l’avoir abordé avec un peu de méfiance en raison de son parti pris formel dont nous prévient l’éditeur : c’est le monologue en « une seule longue phrase ponctuée de quelques virgules et majuscules judicieuses » d’une jeune bonne à tout faire qui décide un jour de quitter ses patrons et le logement qu’ils lui fournissent pour devenir « une libre ». Elle arpente Paris avec ses paquets sous les bras, s’assied sur des bancs, tient des conversations avec des passants, reçoit la pluie, prend le métro, découvre la vie dans la rue, décide de s’appeler Renata…

Tout ceci donne, par exemple, p. 73 :

(…) D’accord il y a les bancs, j’ai pensé, mais les bancs il n’y en a pas tellement, alors si tous les bancs étaient pris, où s’assiéraient les autres, Peut-être que je vais m’acheter un pliant, j’ai pensé, et puis j’ai continué à marcher, et puis ça a été plus doux dans mes pensées, et puis j’aimais ce noir tout calme, dans des petites rues où moi et mes paquets on était seuls, et je pensais Eux les gens ils sont dedans derrière les murs, et moi je suis dehors, et eux ils parlent bêtement entre eux avec de la lumière et des tapis et des cigarettes, et moi je marche dans la belle nuit, et alors je me suis arrêtée un instant et j’ai regardé le ciel et j’ai écouté le silence, mais j’avais la frayeur qu’on me chasse, alors je suis repartie, et je pensais Même ça on n’est pas libre (…)

Peu à peu je me suis sentie prise par cette longue phrase qui ressemble à un air qu’on a dans la tête et qu’on scande au rythme de notre marche. Et loin de relever simplement du ressassement, le texte serpente, avec ses « et puis » et ses « et alors », comme une musique de Steve Reich dont le motif se métamorphose à mesure qu’on avance.

Une originalité de ce monologue tient à ce qu’il ne chante pas seulement l’air de son temps mais reprend et annonce celui de plusieurs autres temps. Il peut faire penser à des textes de Genet, de Queneau, de Beckett, tout en possédant un ton bien à lui, une écriture singulière. L’esprit de liberté radical de cette narratrice qui ne supporte aucun étui (le contraire du personnage de la nouvelle de Tchekhov L’Homme dans un étui) préfigure, bien sûr, le slogan « interdit d’interdire » de mai 68. On découvre cependant au fil des pages que se déclarer libre n’est pas la même chose que l’être. Les mouvements de jubilation conquérante de celle qui se sent mieux que “les gens” sont suivis de rétractations qui traduisent une agitation intérieure presque comparable aux tropismes de Nathalie Sarraute. L’attachement de la narratrice à ses paquets qu’elle surveille, réinstalle, rafistole, me rappelle les personnages de Beckett accrochés dans leur errance à leurs quelques maigres « possessions ». Dans ces paquets, les « lettres de Paul » auxquelles Renata semble tant tenir confèrent au personnage une touche de sentimentalité naïve contrastant avec sa volonté de faire table rase de tout. On notera d’ailleurs que la liberté revendiquée n’est pas sexuelle, contrairement à ce qui se développe au cours des années 60. Mais d’autres passages tendent plutôt à rapprocher cette femme farouche d’une écolo féministe radicale des années 2020… Le lecteur, inquiet à son tour, n’en finit pas de se demander qui est cette Renata et par quelle catastrophe tout cela va finir.

Comme le montre de manière si jolie ce rabat de la quatrième de couverture du livre qui estompe le portrait de l’autrice,  on connaît peu de choses de la vie de Catherine Guérard, décédée, on le sait maintenant, en 2010.

P.S. Est-ce l’influence de Renata ? On remarquera que mon blog ne s’appelle plus Patte de mouette, mais patte tout court. Patte que l’on peut désormais attribuer à n’importe qui et remplir de n’importe quoi… Vais-je devenir moi aussi “une libre” ?

Articles récents sur Renata n’importe quoi :

https://tillybayardrichard.typepad.com/le_blogue_de_tilly/2021/11/r%C3%A9%C3%A9dit%C3%A9-relu-renata-nimporte-quoi-roman-de-catherine-gu%C3%A9rard.html

 

 

 

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3 réponses à Une libre

  1. Dany Pinson dit :

    Bonjour Nathalie, vous m’avez donné l’envie de découvrir cette mystérieuse dame Guérard, bien que les années passant, j’aie de moins en moins le goût des phrases kilométriques : il faut pouvoir s’assoir de loin en loin pour profiter de la promenade.

    Quant à la disparition de la mouette, je la regrette et j’espère que son empreinte tridactyle demeurera. Consolons-nous en constatant qu’une patte sans mouette est moins triste qu’une mouette sans patte..

    Volez quand même !

  2. tilly dit :

    Un grand merci pour la citation de ma note de lecture ! c’est si rare maintenant, alors qu’au début des blogs c’était partie intégrante du partage.
    Avez-vous lu Ces Princes ?
    À très vite le plaisir de vous retrouver dans mon agrégateur de flux (!) pour la lecture d’autres de vos chroniques.

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