Repu et à jeun

L’érudition est une chose qui me paralyse un peu. À combien de projets ai-je renoncé par découragement, parce que je ne me sentais pas le droit de parler de ceci ou de cela après des spécialistes susceptibles de me dire “C’est pas ça”, “c’est plus compliqué que ça”, “Il faut nuancer ça”, etc.

Mais il existe une source de plaisir pour moi : l’érudition joyeuse de certains écrivains.

Celle de Laurence Sterne (1713-1768) est stupéfiante, épuisante, mais bizarrement non accablante. Il faut imaginer un enfant bavard, tapageur et très savant qui tourne autour de vous sans cesse et qui tient des propos d’une cohérence aussi rigoureuse qu’originale, débridée, insolente. Dans le roman cela se traduit par des incises, parenthèses, comparaisons outrancières, chapitres volontairement tronqués, mots et signes de ponctuation inventés, arguments internement réfutés, corrections de corrections…

Une page qui me réjouit beaucoup est celle où il expose sa méthode de travail :

Voici comment j’agis pour moi : quand survient un point délicat (et Dieu sait si le présent livre en fourmille) et quand je me sens en danger d’avoir sur le dos, à chaque pas, soit vos Altesses, soit vos Révérences, j’écris, repu, la moitié de mon discours, et à jeun l’autre moitié ; il m’arrive d’ailleurs de l’écrire tout entier, repu, et de le corriger à jeun, ou de l’écrire à jeun et de le corriger repu, car tout cela revient au même. (…)

Ces « Altesses » et ces « Révérences » sont sans doute des contemporains particuliers dont Sterne veut parer les critiques, mais je les prends aussi comme toutes les figures d’autocensure que chacun loge en soi.

Or, quand j’écris repu, j’écris comme si je ne devais jamais plus jeûner de ma vie ; j’écris libre des soucis et des terreurs du monde. Je ne compte plus mes cicatrices ; mon imagination ne me précède plus sinistrement de défilé en coupe-gorge pour y prévoir les coups qui me menacent. En un mot ma plume prend sa course et j’écris dans la plénitude de mon cœur et de mon estomac réunis.
La rédaction à jeun, n’en déplaise à Vos Honneurs, est une toute autre histoire : je fais preuve envers le monde de l’attention la plus respectueuse et partage largement avec vous (tant que mon jeûne dure) la vertu subalterne de discrétion. Ainsi en mêlant les deux modes, je finis par écrire shandiennement, cet honnête, cet absurde, ce très joyeux ouvrage, bénéfique à vos cœurs.
Et à vos têtes – pourvu que vous l’entendiez.

(Tristram Shandy, Livre VI ch. XVII)

Je connais au moins un cœur et une tête qui ont vraisemblablement entendu et interprété ce message : ceux d’un autre excentrique, l’auteur allemand Georg Christoph Lichtenberg (1746-1799) dont je lis l’aphorisme suivant :

K. 181. Dans beaucoup de sujets d’étude, il n’est pas mauvais de réfléchir d’abord dans un léger état d’ébriété, en prenant des notes ; puis de tout terminer de sang-froid et en raisonnant posément. Une certaine élévation due au vin favorise les sauts de l’invention et de l’expression ; seule la raison tranquille assure l’ordre et la méthode. (Traduction Jean-François Billeter).

Je conclus de ces citations érudites qu’il est excellent, pour étudier dans « la plénitude du cœur et de l’estomac », de rêvasser les soirs d’été, “libre des soucis et des terreurs du monde”, sur un mandala entouré de bambous avec un verre de vin rouge et des pistaches.

 

 

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3 réponses à Repu et à jeun

  1. marie-paule Farina dit :

    j’adore ton billet; “A combien de projets ai-je renoncé par découragement” dis-tu, en pensant à tous ceux qui avaient écrit avant moi, si tu savais comme cela me paralyse au moment où j’envisage, follement, d’écrire sur Descartes! Petite consolation, je lis et relis le conseil qu’il donne à Elisabeth en 1646: “il est utile d’avoir une forte persuasion que les choses que nous entreprenons sans répugnance, et avec la liberté qui accompagne d’ordinaire la joie, ne manqueront pas de nous bien réussir.” 🙂

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