Au risque d’enfoncer des portes ouvertes (– telle spécialiste me le pardonnera-t-elle ? –) j’ai besoin ces derniers temps de penser que Flaubert juge trop sévèrement son personnage. Emma Bovary est loin d’être médiocre, remarque déjà Baudelaire dans L’Art romantique, car elle est dotée de « la faculté suprême et tyrannique » : l’imagination qui distingue l’artiste romantique, accompagnée d’une énergie qui est la « fusion mystique du raisonnement et de la passion ».
Il est vrai qu’elle possède une authentique richesse sensorielle et une puissance créatrice. Elle est capable, par exemple, d’inventer des péchés au confessionnal pour se pénétrer de la pénombre de l’église et du chuchotement du prêtre. Je ne trouve pas non plus ses rêveries au couvent niaises et vagues. La variété et la précision de tous leurs détails donnent au contraire à penser qu’elles sont le produit d’un romancier fécond nourri de Walter Scott et de Lamartine. Alors ?
Reprenons le chapitre 6 de Madame Bovary :
Il fallait qu’elle pût retirer des choses une sorte de profit personnel ; et elle rejetait comme inutile tout ce qui ne contribuait pas à la consommation immédiate de son cœur, — étant de tempérament plus sentimentale qu’artiste, cherchant des émotions et non des paysages.
Ce qui l’empêcherait d’être une artiste ne viendrait pas d’un manque de sensibilité ou d’imagination, mais de l’usage qu’elle en fait, contenu dans les expressions : “consommation immédiate de son coeur”, et “cherchant des émotions et non des paysages”.
Cette dernière distinction émotions/paysages reste énigmatique : s’il peut y avoir au départ de l’art et de la poésie « le parti pris de l’émotion », comme le pense le poète Antoine Emaz, qu’est-ce qui fait la différence ? Flaubert nous dit qu’en fille de la campagne, Emma n’éprouve aucun émoi lyrique pour les aspects sereins de la nature, ne recherchant que les tempêtes et les reliefs accidentés. On est loin de la glycine au fond du modeste jardin d’Antoine Emaz. Mais pour mieux associer paysage et artiste, j’ai également besoin de cette définition donnée par Jean-Pierre Richard :
Parlant d’un écrivain, qu’appellerons-nous son paysage ? D’abord l’ensemble des éléments sensibles qui forment la matière et comme le sol de son expérience créatrice. (…) C’est aussi peut-être cet auteur lui-même tel qu’il s’offre totalement à nous comme sujet et comme objet de sa propre écriture. (Paysages de Chateaubriand).
Prise par les signes et non par les choses (comme le voient déjà bien les religieuses de son couvent), par la « consommation immédiate de son cœur » et non par l’élaboration d’un univers imaginaire, Emma doit prendre appui sur un Flaubert devenu Bovary pour s’offrir totalement à nous. (Voilà pour la porte ouverte enfoncée.)
C’est sans aucun doute ce que signifie Baudelaire quand il trouve Emma dotée de “toutes les qualités viriles” qui sont en réalité celles de son auteur. Et je suppose que je dois m’associer à “toutes les femmes intellectuelles*” qui “lui sauront gré d’avoir élevé la femelle à une si haute puissance, si loin de l’animal pur et si près de l’homme idéal, et de l’avoir fait participer à ce double caractère de calcul et de rêverie qui constitue l’être parfait”.
Mais je peux aussi, refermant mon Baudelaire, prendre appui sur un certain nombre de critiques qui ont mis l’accent, sans évoquer la virilité d’Emma, sur sa capacité à se dédoubler, à “s’imaginer autre”, ce qui fait d’elle une héroïne de la pensée de l’émancipation et une romancière en puissance.
Quant à Flaubert, je ne connais pas d’auteur qui sache se tenir, autant que lui , à la fois à distance et entièrement engagé.
Pour les références de ces critiques : https://www.fabula.org/lht/index.php?id=838
* En italique dans le texte.